Ce sont les hommes qui font leur propre histoire... (02/02/2011)
Carte blanche à Jacques Le Goff, Professeur de droit public à Brest(*)
Que pèsent les actes de simples citoyens au regard de l'Histoire ? D'ordinaire, peu de choses. L'actualité a tôt fait de les réduire à l'oubli, et la prison - ou les armes - au silence. Seule leur répétition peut finir par créer un cours nouveau. La Résistance, toutes les résistances organisées, se fondent sur la fusion entre choix individuels et force collective.
Il arrive pourtant que des hommes, des femmes, incarnent, à eux seuls, la protestation, au point d'en devenir l'emblème ou l'icône. On pense à Gandhi, à Mandela ou à de Gaulle. Mais aussi à Mohamed Bouazizi, cet étudiant tunisien dont l'immolation ne visait pas à provoquer un effet immédiat d'aussi grande ampleur. Simplement, son désespoir est entré en résonance avec celui d'un peuple qui n'attendait plus que le signal du soulèvement. Puis l'onde de choc s'est propagée jusqu'en Égypte. Avant lui, combien, qui avaient osé braver le pouvoir en place, l'avaient payé de leur travail, de leur liberté, de leur intégrité même, pour ceux qui subirent la torture ?
Naturellement, revient à la mémoire le geste de Jan Palach, immolé par le feu sur la place Venceslas de Prague, le 19 janvier 1969, pour protester contre l'occupation soviétique. Vingt ans plus tard, Vaclav Havel sera arrêté pour avoir fleuri la plaque commémorative, puis condamné à neuf mois de prison. Avant l'achèvement de sa peine, le régime communiste aura sombré. Si l'acte de Palach n'a pas « créé » la dynamique de résistance, il l'a considérablement amplifiée. Il a donné du courage, par la force d'un témoignage qui montrait une vérité le dépassant de beaucoup. C'est la définition même du « martyr » : celui qui meurt pour attester une vérité qui vaut qu'on lui sacrifie l'essentiel.
Ces mots sont souvent venus sous la plume d'un grand philosophe qui mourra, comme Socrate, conformément à ce qu'il avait dit et écrit : Jan Patocka, l'un des initiateurs de la Charte 77. Lui, que Havel tenait pour son père spirituel, est mort d'une hémorragie cérébrale à 70 ans, en mars 1977, après une semaine d'interrogatoires de dix heures par jour, debout. Le policier qui l'interrogeait écrira dans son procès-verbal : « Il a assumé ses devoirs civiques et déclaré que, s'il ne le faisait pas, personne d'autre ne pourrait le faire. Il a, en outre, déclaré qu'il était conscient qu'il ne pourrait plus retourner à la vie normale. » À un ami qui voulait quitter la Tchécoslovaquie, il objectait : « On doit rester et garantir une vie spirituelle ici. » Tout est dit. Et Aung San Suu Kyi en Birmanie ? Et Liu Xiaobo en Chine ? Et le père Popieluszko en Pologne ? Combien d'autres, hier comme aujourd'hui, poussent l'indignation jusqu'à ses plus ultimes conséquences.
Ces « justes » manifestent avec éclat la capacité de soulèvement que peut avoir la conviction, et le pouvoir d'initiative d'individus dont les choix peuvent se situer aux antipodes de l'individualisme (1). Les sociologues, comme Georges Gurvitch, nous ont rappelé que le social, c'est aussi des personnes responsables et agissantes. Et les historiens redécouvrent, après l'engouement pour la « longue durée », le rôle décisif des acteurs et des événements imprévisibles dans le cours de l'Histoire.
Oui, ce sont les hommes qui font leur propre histoire.
Parue dans ouestfrance.fr
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Commentaires
Dans l'Histoire, il n'y a rien d'inéluctable. Cela me rappelle cette réflexion d'Herman Van Rompuy à la suite de cette mémorable conférence-débat à l'ULg sous les auspices de l'Union, à la question d'un auditeur à propos d'un retour à un code pénal réprimant l'avortement : " si une majorité se dégage..." ou, en d'autres termes : une loi, çà se modifie.
Écrit par : gisbald | 04/02/2011
Dans un autre registre mais sur le même thême de la non-irréversibilité de l'Histoire: si la Belgique a fait son temps, si elle a rempli le rôle que lui avaient assigné les Puissances en 1830, pour rappel, constituer un état tampon entre la France et la Prusse, les Belges peuvent bien la défaire. Après tout ce n'est qu'un avatar de l'Histoire et sur la longue durée de l'histoire de nos contrées, 200 ans ne pèsent pas très lourd.
On pourrait écrire des considérations analogues sur l'attachement à la famille Saxe-Cobourg en regard de celui que les Belges pourraient avoir pour la famille Habsbourg.
Écrit par : gisbald | 04/02/2011
La communauté de destin entre nos provinces est bien plus ancienne; nous sommes ensemble depuis les ducs de Bourgogne, et durant les Pays-Bas espagnols puis autrichiens; 1830 est venu consacrer cette communauté de destin à laquelle, je vous l'accorde, la Principauté de Liège ne participait pas puisqu'elle faisait partie du Saint-Empire.
En ce qui concerne l'"état tampon", il s'agissait du Royaume des Pays-Bas créé au Congrès de Vienne, en 1815; il n' a pas tenu quinze ans!
Par ailleurs, y a-t-il tellement d'Etats en Europe qui soient plus anciens que le nôtre? En tout cas, ni l'Allemagne, ni l'Italie, ni les pays qui sont nés du démantèlement de l'ancien empire des Habsbourg. Et avons-nous une solution de rechange? Voulons-nous vraiment devenir les ixièmes départements de la sémillante République française?
Écrit par : ALCESTE | 04/02/2011