"Ne vous quittez pas" (27/02/2011)

Peut-être ce texte a-t-il déjà beaucoup circulé depuis les quelques années où il a été composé...

Pourtant, il garde toute sa fraîcheur et son actualité et c'est pourquoi nous vous invitons à le découvrir ou à le redécouvrir...

 

J’ai deux amours : mon Toulouse et Bruxelles. Longtemps, j’ai cru ne pas pouvoir survivre hors de ma ville rose. En exil auvergnat, je placardais mes murs de posters de la Basilique St Sernin; à Bordeaux, je n’avais de cesse que de ...remonter Garonne.

Lors de ma première visite dans la capitale des Belges, je pleurais. De rage -car mon époux nous forçait à l’exil, à nouveau-, et de froid : je me revois, blottie dans une cabine téléphonique près de l’Atomium, ne comprenant même pas comment on pouvait être persan, enfin, belge. Si l’on m’avait dit que quelques mois plus tard, je me sentirais plus royaliste que le roi, j’en aurais bien ri. Et pourtant, moi, la républicaine acharnée, la prof engagée dans le combat de la laïcité, la tarnaise, fille de Jaurès, me retrouvai bien, par un bel après-midi d’automne, à applaudir au passage du carrosse-non, n’exagérons rien, les Belges, contrairement aux Anglais, ont le sens de la modernité !-de la voiture royale.

Pourtant, Dieu sait que je pestais, en regardant les cahiers de mes Princesses. Le cours d’histoire de ma cadette semblait directement sorti de quelque numéro de Point de vue Images du Monde, la pauvrette devant s’apprendre les différents noms des monarques européens vivants… Quant à l’aînée, en sixième, on aurait pu la croire en hypokhâgne, avec ses six heures de latin, à ceci près qu’elle me semblait AUSSI commencer math sup’, au vu du nombre de ses heures de maths. Bref, cet enseignement me semblait plus proche de celui dispensé dans une école de Jésuites de l’ancien temps que de l’après soixante-huit.

Ne parlons même pas de l’enseignement des langues. Se réfugiant derrière leur sempiternel bilinguisme forcé, nos amis Belges faisaient passer toutes les autres langues à la trappe. De l’allemand, pour mes petites d’origine teutonne, il ne fut jamais question, la troisième langue n’étant commencée que bien plus tard, puisque tous les efforts portaient sur l’apprentissage du flamand, et, bien sûr, de l’anglais. Et pourtant, la langue de Goethe fait officiellement partie des « trois langues nationales », puisqu’elle est parlée, ou plutôt, délicieusement chantée, dans les Cantons de l’Est, et que les annonces du métro, par exemple, sont faites aussi dans cette langue. Mais le rapport des Belges à leurs langues est aussi joliment schizophrène que celui qu’ils ont à leur nation divisée.

Au début, je trouvais cela si exotique, si international, ces traductions permanentes… Songez, mon avenue, celle de « L’Indépendance Belge », se nommait aussi « Belgische Onafhankelijkheids laan », à vous souhaits merci… C’est que le flamand, en fait, une sorte de dialecte outre-rhénan, je m’imaginais le comprendre aisément. Que nenni, je pense qu’un palais d’habitant du Sud-ouest, même doté de gènes germaniques, ne peut tout simplement s’adonner à la rudesse de ces consonnes qui fouettent comme le vent sur la jetée d’Ostende. Il faut dire aussi que l’on sort très bien avec une seule langue.

(...) Il faut rendre à César ce qui est à César, les Flamands, eux, naturellement doués en langues, qui biberonnent en anglais grâce à leurs innombrables chaînes de télévision diffusant tout en VO-oui, nos bébés aussi seraient meilleurs en langue, si Tchoupi et Doudou parlaient anglais… -parlent aussi un français remarquable. Les Wallons, eux, aussi cossards que nos élèves parisiens, ânonnent péniblement quelques vocables en barbarisant à qui mieux mieux, avant de s’inscrire, dès la fin de leurs « Humanités », dans quelque école où ils apprendront enfin la langue des Polders… Bref, la balle est dans le camp wallon, c’est à eux, à mon sens, de faire un effort linguistique.

D’autant que Bruxelles, c’est Babel. Comme je les aimais, mes trajets en tram ou en métro, me sentant comme les anges des « Ailes du désir », lorsqu’ils écoutent les conversations intérieures des gens, la tête posée sur leur épaule… Tous ces jeunes cadres de le Communauté, chemise et dents blanches, conversant en mille langues, côtoyant les ménagères en djellaba qui venaient de faire le marché au « Midi », et les petites mamies flamandes, toujours si délicieusement maquillées… Nul besoin d’interprète, l’âme belge était là, se faufilant au gré des dialectes, des accents, et culminant dans cette pinte de Kriek que l’on partagerait, à l’heure où rosit la Grand-Place … Car le melting pot existe bel et bien, et c’est justement au terreau de la diversité que s’épanouit la beauté de cette nation si colorée, si douce, aussi gouleyante que la bière d’abbaye, aussi raffinée que les dentelles de Bruges, aussi profonde qu’une forêt d’Ardennes.

Mon métissage franco allemand me rendait sans doute perméable à l’incroyable richesse culturelle de ma nouvelle terre d’adoption. Mais il suffit d’emprunter le Thalys et d’arpenter quelques heures la capitale belge pour tomber amoureux des lumières ornant les façades art déco de l’Avenue Louise, et pour comprendre que la Belgique a su réunir en un seul creuset deux histoires, deux géographies que tout semblait opposer. Et même si les enjeux économiques sont réels, même si les politiques des deux bords peuvent en ce jour s’enflammer pour les particularismes, je forme un seul vœu : que le « chagrin des Belges » n’éclate pas, que la césure n’ait pas lieu. Car moi, l’étrangère, l’apatride, j’ai ressenti en Belgique une chaleur humaine incroyablement dense, liée peut-être à ce climat rude et versatile, qui oblige les hommes à resserrer leurs liens. Jamais je n’ai rencontré autant d’occasions de « faire la fête », de sortir, de m’intégrer dans des liesses diverses, populaires, bourgeoises, aristocratiques, sportives…

Certes, mon Sud-ouest est riche en « Bandas », en festivals de toutes sortes ; mais en Belgique, pas un WE sans fête, sans marché spécifique, sans manifestation conviviale…. Sans compter les Géants, et les étals de chez Léon, et les innombrables mises en bouche. Certes, tout est organisé, régenté, oserais-je affirmer. Jusqu’aux parcs et forêts, soigneusement aménagés, sauf, peut-être, au cœur des roches ardennaises, lorsque la Meuse , femme libre encore, ose s’élancer à travers une nature sauvage et indomptée. Mais presque partout ailleurs, on observe la main de l’homme, dans les sentiers policés de la magnifique forêt de Soignes, poumon vert de la capitale, ou au travers des arpents du « Pays des Collines » -vous ne le saviez pas ?

La Belgique possède bien des sommets !- Et c’est là que bat le cœur de l’âme belge. Il bat au gré des pierres ancestrales des abbayes, il bat au détour du silence des Béguinages, et au sommet de ces beffrois ciselés de villes de Flandres. Il bat dans le cœur des anciennes cités minières, il bat le long des canaux, et le ciel belge, si changeant, si merveilleusement libre, doit garder cet arc-en-ciel des possibles, cette fraternité, cette diversité. Je veux revenir en Belgique. Les aléas de la vie m’en ont arrachée, mais je veux à nouveau pouvoir flâner aux Marolles, marcher vers l’horizon à Ostende, rêver à mon Arthur en arpentant les bords de la Meuse ; je veux me souvenir de mes petites filles qui, au bout de quelques mois, ne disaient plus « il pleut » mais « il drache », qui avaient oublié « entre une et deux » pour « l’heure de table »…Je veux manger du pain Grimbergen, et du gouda aux orties, je veux aller au marché de Jette, et manger des boulettes dans les Friteries, et voir claquer un seul drapeau sur la Grand-Place. Le vôtre. Je ne veux pas perdre ma Belgique. Celle du Grand Jacques et d’Arno, celle des toiles de Bruegel… Et puis mes Bleus de Delft, et mes chocolats Côte d’Or. Je sais ce que c’est, de perdre un pays. Ma mère est allemande, j’ai grandi avec ma richesse de petite fille à la double culture, partagée, certes, entre les lumières méditerranéennes et les sombres forêts germaniques, mais si heureuse d’avoir vécu l’Europe dès le berceau. Mais j’ai grandi aussi avec cette idée de l’Allemagne partagée, divisée, perdue.

Ne vous imposez pas cette souffrance. Elle serait intolérable. Restez un peuple. Ne vous quittez pas.

« On a vu souvent

Rejaillir le feu De l'ancien volcan

Qu'on croyait trop vieux

Il est paraît-il

Des terres brûlées

Donnant plus de blé

Qu'un meilleur avril

Et quand vient le soir

Pour qu'un ciel flamboie

Le rouge et le noir

Ne s'épousent-ils pas

Ne vous quittez pas

Ne vous quittez pas… »

Sabine Aussenac.

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