Il vaut mieux qu'un seul homme meure... (23/04/2011)

René Girard et la théorie du bouc émissaire

Philippe Chevallier (dans L'Express, publié le 02/02/2011) se penche sur la théorie du bouc émissaire développée par René Girard, philosophe encore trop méconnu et dont l'approche anthropologique jette une grande clarté sur le mystère de la Rédemption.

Extrait de cet article :

"Ne dormez pas braves gens, toute société est fondée sur le meurtre 

 

A la recherche de l'origine du désir, Girard joue la géométrie contre la psychanalyse : le désir est triangulaire, il naît et se nourrit de l'imitation. Pas besoin d'Oedipe pour comprendre cela : je veux cette pomme parce que mon petit frère la veut, et elle devient d'autant plus goûteuse qu'il me la refuse. La rivalité peut s'installer dans une délectation masochiste ou très vite dégénérer. Revisitant les travaux des ethnologues, La Violence et le sacré (1972) tire les conséquences collectives de cette thèse : dès l'origine, les groupes humains ont dû se protéger contre l'emballement des désirs. Ce protecteur, c'est le "métèque" malchanceux, le type un peu bizarre qui passait par là et va concentrer sur lui toutes les haines. Son meurtre collectif permet à la horde sauvage de redevenir communauté paisible. Mythes, interdits et rituels ne parleraient que de cette crise salutaire, mais à mots cachés. Le sacré n'est plus un au-delà lumineux mais un sombre ici-bas qui permet de faire société : est sacrée la victime réconciliatrice, le "bouc émissaire". Si on accepte l'hypothèse girardienne, les mythes des Indiens d'Amazonie, les sacrifices de l'Inde védique, mais aussi, plus proches de nous, les récits d'immolation de sorcières ou les massacres de juifs au Moyen Age, révèlent d'étranges parentés. Comme un tableau pointilliste où les touches de couleur, vues de loin, viennent se fondre en un unique motif. 

"Trop beau pour être vrai", ont répliqué, agacés, les spécialistes de chacune des disciplines dont Girard s'était emparé sans prévenir. Chaque texte n'a-t-il pas son histoire singulière ? "Non", rétorque l'intéressé dans Des choses cachées depuis la fondation du monde (1978). Tous complices de faux témoignage, sauf un : les Evangiles chrétiens, qui prennent fait et cause pour le bouc, révélant au monde l'origine violente des sociétés. "Il vaut mieux qu'un seul homme meure pour le peuple, et que l'ensemble de la nation ne périsse pas", déclare le grand prêtre pour justifier la mise à mort de Jésus. Mais cette fois, le "métèque" malchanceux était Dieu lui-même, le Christ, qui retourne le piège et le révèle au grand jour. Depuis, le mécanisme se serait enrayé, nous livrant à l'inconnu d'un monde désacralisé. Curieusement, à l'exception du théologien autrichien Raymund Schwager (1935-2004), dont l'essai sur Girard vient d'être traduit en français, les milieux chrétiens se montrèrent embarrassés par cette preuve de la perspicacité "scientifique" du christianisme. Ils n'en demandaient pas tant à l'anthropologie. 

Cette volonté farouche de tout ramener à une unique explication valut à Girard un long ostracisme en France, avant une tardive reconnaissance, contemporaine de la fin de sa carrière américaine. En 2005, il est élu à l'Académie française. En 2007, la thèse apocalyptique d'Achever Clausewitz, son dernier essai majeur, a la faveur des médias : parce que nos sociétés ne sont plus protégées de la violence par le mécanisme victimaire, sans pour autant se convertir à l'amour chrétien, l'apocalypse est pour demain. Usant à nouveau du vocabulaire de l'évidence, Girard liquide tout effort politique pour contenir l'explosion actuelle de la violence, puisque le pire est certain : "Si les hommes se battent de plus en plus, c'est qu'une vérité s'approche." Cette vérité, c'est le Christ, début et fin de l'histoire. La revanche du bouc.

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