Quand Jean Clair dénonce le Culte de l'Avant-Garde et la culture de mort (06/06/2011)

C'était à l'occasion du "Parvis des Gentils", à Paris, lors d'une communication faite à l'Institut de France, le 25 mars 2011 :

« J’ai interrogé la terre ; et elle m’a répondu : « Ton Dieu, ce n’est pas moi ». Et tout ce qui est en elle m’a fait la même réponse. « J’ai interrogé la mer et ses abysses, et les formes rampantes de la vie ; et ils m’ont répondu « Ton Dieu , ce n’est pas nous. Cherche au-dessus de nous ! »

« J’ai interrogé les souffles de la brise ; et l’espace de l’air avec ses habitants m’a dit : « Anaximène se trompe : je ne suis pas Dieu ».

« J’ai interrogé le ciel, le soleil, la lune, les étoiles ; et ils m’ont dit : «Nous ne sommes pas non plus le Dieu que tu cherches ».

« Et j’ai dit à tous les êtres qui entourent les portes de ma chair : « Dites-moi de mon Dieu – puisque vous ne l’êtes pas -, dites-moi quelque chose de lui. Et d’une voix forte, ils me clamèrent : « C’est lui qui nous a faits ». En fait, les interroger, c’était les regarder de tous mes yeux : écouter leur réponse, c’était voir leur beauté » (1).

« Bien tard je t’ai aimée, O Beauté si ancienne et si neuve. Bien tard, je t’ai aimée » (2).

Ces lignes admirables ont été écrites par un théologien qui a vécu entre le milieu du IVème siècle et le début du Vème, dans un pays qui serait plus tard nommé l’Algérie. C’était donc, comme on disait encore dans les années 50 en France, un « Nord ’AF ». Il est aussi l’un des Pères de la Chrétienté, sous le nom d’Augustin.

On a pu voir dans ce passage des "Confessions" une preuve cosmologique de l’existence de Dieu. Je serais tenté d’y voir une preuve esthétique. Dieu est parce que toute la création témoigne de son oeuvre et que cette oeuvre est belle. Des lois régissant le mouvement des corps célestes jusqu’à celles qui régissent l’organisation du corps humain, la beauté est une promesse qui n’a jamais été trahie. Il y a un "nômos" chrétien comme il ya eu un "nômos" grec. Il ya une Raison propre à la chrétienté comme il y a eu une raison antique , un "logos", mais d’une autre nature. De même, métaphoriquement, l’oeuvre d’art est une jouissance sans arrêt renouvelée, fondée sur des règles , un logos elle aussi , qui a pris forme et sens.

Mais c’est aussi une loi éthique : il n’y a que l’homme à pouvoir humilier la beauté.Ce qui aujourd’hui encore résonne à nos oreilles de façon si bouleversante , c’est, chez Augustin, l’étonnante description , biologique physiologique, que les manifestations de la beauté exercent sur nos sens. Augustinien appelle aux quatre éléments, l’air, le feu, l’eau, la terre pour nous rappeler qu’ils entrent par les cinq « portes de la chair » : il regarde, « de tous ses yeux ». Ailleurs encore, il dit que cette présence du monde créé par Dieu « rompt sa surdité », « chasse sa cécité », provoque son goût , et va jusqu’à faire naître en lui des sensations , précise-t-il , « de faim et de soif ». Mais nous avons pouvoir de sublimer ou bien au contraire de vilifier les sensations qui entrent par les portes de notre chair.

Là sans doute est la puissance et la singularité de la religion qu’il annonce et qu’il va propager en Europe : cette religion est fondée sur le dogme d’une incarnation, l’apparition d’un corps , d’ une chair , d’un Fils à l’image du Père une osmose entre la création et le créé, telle que Dieu va jusqu’à s’incarner en un homme. Elle est aussi fondée sur cette idée à vrai dire impensable, scandaleuse, celle d’une Résurrection des corps, jusqu’au moindre des cheveux que l’on a sur la tête , et que le Pape Benoît XVI vient opportunément de rappeler qu’elle est décisive à la foi catholique.

La religion catholique est invinciblement une religion du visible, de la chair et du corps, et elle est nécessairement une religion de la beauté du visible. Elle réclame l’image à l‘opposé d’autres foi qui refusent l’image ou bien qui ne l’acceptent que sous des formes monstrueuses. On ne trouve rien elle de ces spectres ou de ces goules, de ces masques effrayants, de ces ampouses et de ces gorgones, de ces créatures géantes et monstrueuses que sont si souvent les dieux des autres religions. Le Diable est de représentation tardive, et surtout , ce n’est pas un Dieu.

*

Le vocabulaire de la théologie chrétienne utilise trois termes singuliers : la transsubstantiation, la transfiguration, la transverbération. Tous trois font référence à des états surnaturels qui font de la matière dont nous sommes pétris, le lieu d’une révélation d’un ordre supérieur.

Transfigurer, c’est transformer en rendant beau. C’est l’apparence sous laquelle se montre le Christ, sur le Mont Thabor, en corps de lumière face à ses disciples.

Transverbérer, c’est transpercer de manière spirituelle le coeur de celui que la présence de Dieu a envahi et qui en est transporté.

La transsubstantiation enfin est la chose la plus scandaleuse à admettre pour le non-croyant qui transforme les éléments les plus quotidiens, le pain et le vin, par exemple en corps et en sang d’un Dieu.

Toutes ces transformations étonnantes nous parlent d’une élévation, de l’obscur vers la lumière , de la matière vers l’esprit , de l’immonde vers le monde , de l’informe vers la forme. "Forma" et "formosa" ont en latin même origine. La forme est beauté. Imaginer Dieu, c’est aller vers lui à travers une série de transfigurations vers la Beauté.

L’anthropologie freudienne a élaboré un concept qui se rapproche curieusement de ces processus de la spiritualité chrétienne ; c’est la sublimation. En deux mots, le processus de la sublimation repose sur la maitrise des passions dont l’humain est la proie, mais dont l’énergie érotique est alors dérivée vers des productions intellectuelles ou artistiques dont l’ensemble constitu ce que nous appelons aujourd’hui la « culture ». Le passage de l’analité à la sexualité, la sortie du cloaque chez le nourrisson vers la génitalité de l’enfant , est le premier pas de l’homme civilisé. Un second pas serait celui de la sexualité vers un état non sexualisé où l’homme consacre toutes ses forces à créer les oeuvres de l’esprit.

En même temps que Freud, je voudrais citer son contemporain, Proust. Dans ses souvenirs d’enfance, il évoque une mystérieuse « transvertébration », mot calqué sur la transfiguration et la transverbération catholiques. Il s’agit vous le savez de la propriété des images lumineuses projetées par la lanterne magique d’épouser les formes des objets sur lesquelles elles se posent, de se courber , de s’arrondir, de se colorer différemment au gré des poignées de porte et des moulures de sa chambre. Golo et Geneviève de Brabant deviennent des corps de lumière, comme ceux des vitraux, d’autant plus vivants qu’ils sont immatériels. Proust apprend dans leur apparition les fondements de ce qui sera l’esthétique et l’éthique des personnages lumineux et immatériels qui se coulent dans la recherche du temps perdu.

Ce sont là chaque fois d’admirables métaphores de l’acte de la création. L’oeuvre d’art nait du limon, de la terre, de la décomposition animale ou végétale , d’un fumier dont elle tire ses matériaux précieux, les ocres, les oxydes, les pigments ,les teintures , les colorants, les vernis, les huiles et même les pierres pilées, le lapis lazuli par exemple , dont elle fera la bleu du manteau de la Vierge. Sublimation au sens chimique : les matériaux lourds et ténébreux deviennent comme volatilisés, subtilisés, lumineux. Puis de ces matériaux spiritualisés, le déchet devenu de l’or, l’excrément devenu esprit, le décomposé devenu composition ,elle tire – sublimation d’ordre spirituel - des oeuvres aux formes ordonnées et rendant compte d’un sens précis , défini par les Ecritures.

*

Il fallait sans doute cette trop longue introduction pour en arriver jusqu’aujourd’hui.

Franchissons les siècles ; franchissons seize siècles exactement, pour arriver aux années 60 de notre ère. On y entend à nouveau résonner un chant d’amour envers la création, une ode exaltant les cinq sens et la beauté de la création : Je le citerai dans sa langue originelle, l’anglais car je n’oserais, par simple décence , le dire en français entre les murs de cet Institut :

« … Holy! Holy! Holy! Holy! Holy!
The world is holy , the soul is holy, the skin is holy ,
The nose is holy , the tongue and cock and hand and ass hole , Holy!
Everything is Holy , everybody is Holy.
Everywhere is holy
Every day is eternity
Every man’s an angel » (3).

Il s’agit d’un extrait d’un poème d’un des acteurs les plus connus de la "Beat Generation" américaine, Allen Ginsberg. Nous sommes alors aux débuts du "Flower Power", et d’une morale hédoniste qui préconise un pansexualisme intégral, l’union libre , et le dérèglement systématique de tous les sens par l’usage illimité des drogues. Il nous suggère une sorte d’état adamite, où le sacré serait en tout lieu, débordant l’enceinte qui jusque là le conservait , en toute partie , en tout moment , avec la nudité vécue comme chose sainte et qui ferait de l’homme un ange.

J’y verrais plutôt la croyance que le mal n’existe pas : une apocatastase comme disent les anciens textes.L’homme serait à tout jamais innocent.Mais, à force de nier le Mal , l’angélisme finit par célébrer les attributs du Malin , les poils , les humeurs et les odeurs fortes, bref tous les attributs qui distinguent à nos yeux les productions de l’art dit « d’avant-garde »… Les disciples d’Allen Ginsberg connaitront en effet la descente aux Enfers, dans la bolge emplie d’un jus noir et puant que Dante a décrit dans son Enfer. Cette ode à Priape, le petit dieu contrefait des Anciens ,écrite par un poète américain , ferait sourire si son texte n’avait été proféré à Notre Dame de Paris, lors du Carême 2008 , par le Commissaire , au Centre Pompidou , d’une exposition confuse quant à son approche intellectuelle , mais surtout perverse quant à son approche morale , qui s’est appelée "Traces du Sacré". Le sacré qu’on y célébrait était en réalité plus proche de Carpocrate que de Saint Augustin.

Ce pourrait n’avoir été là qu’un accident incongru dans la démarche d’une Eglise en désarroi qui, dans son désir de partager la modernité, finit par pactiser avec ses ennemis. La difficulté apparaît quand on voit que ce nouveau Père de l’Eglise qui chante les joies d’une génitalité fixée au stade anal comme celle des enfants qui exposent et leur sexe et leur cul, devenir conseiller d’une antenne culturelle de l’Eglise à Paris , flanqué d’un théologien et d’un conservateur autoproclamé des musées de France , pour faire s’y succéder des oeuvres décidément bien éloignées , me semble-t-il , de celles que célébrait Saint Augustin.

Il y a eu dans l’histoire de l’Eglise, des épisodes singuliers comme au XIIème et XIIIème siècle, la vogue étonnante des Goliards, ces clercs itinérants qui écrivaient des poèmes érotiques et des chansons à boire d’une grande verdeur, tout en se livrant à des parodies burlesques des messes et des sacrements de l’Eglise. Mais les goliards n’agissaient ainsi que pour critiquer une Eglise dont ils dénonçaient les errements. Rien de tel chez ces artistes d’avant-garde, qui n’ont pas d’attache avec l’Eglise, et donc pas même envie de s’en moquer. Le mouvement des goliards était lié à une époque de grande religiosité et de grand mysticisme, non pas à une manifestation d’indifférence.

Ce pourrait n’être alors que les errements singuliers de quelque beaux esprits si la multiplication de ces incursions esthétiques dans les églises de France, et la communauté de leur nature , exhibitionniste et souvent coprophile, ne nous faisait pas nous interroger sur la relation que le catholicisme entretient aujourd’hui avec la notion de Beauté.

Je me limiterai à quelques exemples :

- Dans une petite église de la Vendée en 2001, à côté de la châsse d’un saint guérisseur pour lequel on vient de loin en pèlerinage, on installe une autre châsse bourrée d’antibiotiques.

- Plus récemment, on installe dans le baptistère d’une grande Eglise à Paris, une immense machine laissant couler un liquide plastifiant, le sperme de Dieu, sur des certificats de baptême géant, vendus sur place pour 1 500 euros pièce

- A Gap, l’évêque présente une oeuvre d’un artiste d’avant garde , Peter Fryer, représentant le Christ nu les bras étendus ,ligoté sur une chaise électrique , comme une Déposition de Croix.

- En 2009 , dans une petite église du Finistère , une strip-teaseuse , Corinne Duval, lors d’un happening de danse contemporaine, subventionné par la Ministère de la Culture , termine en dansant nue sur l’autel.

La liste n’a pas cessé de s’allonger. Dans le rôle du Gentil qui m’est ici assigné, frissonnant sur le parvis et interdit d’entrer dans le sanctuaire, je ne peux guère m’ériger en gardien du Temple. En tant qu’historien de l’art, je me dois cependant de tenter de comprendre la signification de ces manifestations culturelles qui prétendent accompagner désormais le culte divin, et de lire les écrits qui prétendent les justifier. (J’ai donc lu le dialogue entre M. Gilbert Brownstone et Monseigneur Rouet [4] , j’ai lu M. Jérôme Alexandre et Madame Catherine Grenier, j’ai lu M. Jean de Loisy…). Je suis sorti de ces lectures, où la culture de l’immonde et du scandale, prétend venir éclairer le culte traditionnel , moins épouvanté que consterné.

Leur philosophie m’a-t-il semblé, repose sur une haine de la beauté , un goût pour l’informe, pour l’ordure, pour la substance corrompue et qui s’écoule, une attirance pour la souffrance physique , un ensemble de caractères qu’elle ne semble proposer à la réflexion des fidèles que pour nourrir une autre haine, la haine du christianisme cette fois, qui anime un penseur prétendu nietzschéen , aux yeux de qui l’Evangile ne serait que dolorisme, affliction, macération, souffrances et acédie, tout ce que notre confrère René Rémond, dénonçait naguère dans son livre sur le nouvel antichristianisme (5).

En fait, ce que je vois renaître et se développer me semble-t-il , dans ces cultes libertins si pareils à ceux que pratiquaient certaines sectes gnostiques du 2ème siècle, c’est une nouvelle gnose en effet , selon laquelle la créature est innocente , le monde est mauvais et le cosmos imparfait.

Je ne suis pas théologien mais, en historien des formes , je suis frappé, dans ces oeuvres culturelles dites « d’avant-garde »qui prétendent aujourd’hui, dans les églises , faire entrer la jouissance de la souffrance et du mal alors que le culte traditionnel autrefois les combattait par sa liturgie , de la présence obsessionnelle des humeurs du corps : le sperme, le sang, la sueur, voire la sanie, le pus dans l’évocation fréquente du sida y sont privilégiés. L’urine aussi bien sûr quand le "Piss Christ" de l’artiste Andres Serrano, « vedette incontournable du monde de l’art et du marché » selon M. Brownstone, est proclamée « porteuse de lumière » dans une homélie du Père alors chargé d’initier le clergé de France aux mystères de l’art contemporain (6).

S’agit-il ici d’une "imitatio perversa" de la liturgie catholique ? Car le fait est que la religion catholique entretient avec les humeurs du corps des liens que d’autres religions n’entretiennent pas. Le suaire du Christ, le "sudarium", est un objet entre tous vénéré. J’en ai moi-même exposé une reproduction fidèle à grandeur nature, au centenaire de la Biennale de Venise en 1995. Les autorités ecclésiastiques m‘avaient alors demandé de leur préciser dans quel contexte exactement cette image sacrée serait exposée afin d’éviter un sacrilège. Je les avais rassurés. Que ne montrent-elles autant de précaution quand il s’agit d’exposer des oeuvres contemporaines dans les églises ?

Le sang est présent dans le catholicisme. Les larmes, et même, dans la piété populaire, le lait de la vierge. Mais ces humeurs, ces sécrétions, sont toujours, quand elles sont représentées, et non pas "in corpore vili", simplement exposées à la vue des fidèles, porteuses d’un sens qui relève du sublime. Il y a le suaire, il y aussi la véronique, tenue par une femme, suggérant le rapport secret qu’il y a entre le sang régénérateur du Christ et l’apparition d’une image, la naissance d’un visage d’homme sur un tissu, à travers le geste d’une femme. Plus précis et plus troublants encore, il y a ces deux épisodes, qui se succèdent, étroitement liés, qui s’imbriquent et qui retentissent l’un sur l’autre, l’épisode de l’hémorroïsse et l’épisode de la fille de Jaïre. La première est une jeune femme, pour qui douze ans ont passé depuis l’âge de sa nubilité, douze ans durant les quels son sang a coulé sans pouvoir s’arrêter. La seconde est la petite fille de Jaïre qui vient juste d’avoir douze ans et qui entre dans sanubilité. Et le Christ bénit la première et la guérit, et il va tirer la seconde , dit l’Evangile, non de la mort , mais du sommeil. Quelle richesse, quelle étonnante et confondante réflexion , que ces épisodes où sont évoquées la naissance et la mort , le flux périodique et le sang du Christ sur la Croix , et plus tard sur les autels … Combien d’artistes , auteurs de ces oeuvres d’avant-garde exposées dans les églises , imposant la vue du sang et des autres humeurs , ont-ils jamais respecté le symbolisme sublime de ces flux corporels ?

Le mystère de l’Eucharistie lui-même, qui est à proprement parler une théophagie, est bien la chose a priori la plus répugnante, le plus ignoble, la plus écoeurante qu’on puisse imaginer – aussi longtemps que les sacramentels qui règlent la liturgie ne lui donnent un sens précis, et ne la subliment en effet. Aucune cérémonie ne sollicite autant nos cinq sens , ne pénètre autant les portes de la chair, que la célébration de ce cannibalisme étonnant; les sons, les flammes, les encens , les vêtement de tragédie, la majesté des mouvements et des visages , le "rubato" des chants , les paroles et les silences créent pour quelques moments , au coeur du sanctuaire un cosmos symbolique , où, sous la forme de l’hostie , le sacrifice peut avoir lieu (7). C’est le cosmos de Saint Augustin, que domine la figure du Dieu Pantocrator.

Je serais cruel d’ajouter, à regret : « pouvait ». Car ce sacramentel a disparu. Ne demeurent que ces oeuvres de l’art d’avant-garde pour prétendre redonner un sens à ce qui n’en a plus, et qui n’en est , à mes yeux, qu’une parodie assez misérable.

C’est en 2002 qu’est publié le dialogue entre Gilbert Browsntone et Monseigneur Rouet. Il y a dix ans aujourd’hui. Dix ans durant lesquels l’Eglise s’est laissée fasciner par une avant-garde jusqu’à prétendre que l’immonde et l’abomination offerts à la vue par ces artistes, étaient les meilleures portes d’accès à la vérité de l’Evangile.

Diverses étapes ont jalonné entre temps ce que je n’ose appeler une dérive.

Dans les années 70, l’Eglise ne voulait connaitre de l’art contemporain que l’abstraction. A la suite des vitraux de Bazaine à Saint Séverin, il y eut les vitraux de Jean Pierre Reynaud à l’Abbaye de Noirlac, puis ceux commandés à Morellet et à Viallat pour Nevers , de Soulages pour l’Abbaye de Conques. Le visage donc n’existait plus, le corps n’existait plus , le crucifix lui-même fut alors remplacé par deux bouts de bois ou de fer assemblés. Les luttes sanglantes de l’iconoclasme semblaient n’avoir jamais eu lieu. L’iconoclasme désormais allait de soi.

Puis dans les années 80 à 90, les églises , qui s’étaient entretemps vidées de leurs figures de saints et de saintes, et même de leurs tableaux anciens et de leurs sculptures , se sont emplies d’icônes byzantines , en général non des originaux, mais de mauvaises copies. Bref, après avoir été protestante , l’église catholique devenait orthodoxe. Or l’icône orthodoxe est fondée sur une théologie fort différente de la théologie catholique. Elle s’accompagne, dans ses chants, dans ses gestes, dans son cérémonial, d’une liturgie bouleversante.

De même les protestantsaccordent à l’abstraction un sens bien différent du nôtre.J’eus l’occasion de m’en expliquer lorsque nos amis Protestants de Genève m’avaient invité à venir parler à propos de la nouvelle couleur, rouge orangée, des vitraux monochromes qu’ils venaient de choisir pour l’oratoire de Calvin. En fait je leur avais parlé de la Pietà.

*

Combien y a-t-il, dans les musées d’Etat, d’oeuvres qui relèvent de l’iconographie catholique ? 60% ? 70 % ? Des crucifixions aux mises au tombeau, des circoncisions aux martyrs, des nativités aux Saint François d’Assise… Contrairement aux orthodoxes qui s’agenouillent et qui prient devant les icônes , et même quand elles sont encore dans les musées, il est rare, dans la Grande Galerie du Louvre, de voir un fidèle s’arrêter et prier devant un Christ en croix ou devant une Madone. Faut-il le regretter ? Il m’arrive de le penser. L’Eglise devrait-elle demander la restitution de ces biens ? Il m’arrive de le penser aussi. Mais l’Eglise n’a plus aucun pouvoir, contrairement au Vanuatu ou aux Indiens Haïda de la Colombie britannique qui ont obtenu la restitution des instruments de leur foi, masques et totems … L’Eglise aurait-elle honte d’avoir été celle qui a été l’origine du plus prodigieux trésor visuel que l’on ait connu ? A défaut de le retrouver, ne pourrait-elle prendre conscience de l’obligation qu’on ne peut le laisser sans explication devant les millions de visiteurs des musées ?

Cette religion de la représentation , de la réflexion de la figure , et du respect du visage , qui ne prône ni la Loi ritualisée du judaïsme ni le détachement du monde des bouddhistes, ni le dépouillement des Réformés, ni l’iconodoulie des orthodoxes, la religion catholique m’est apparue longtemps comme la plus respectueuse des sens , la plus attentive aux formes et aux parfums du monde, C’est en elle aussi qu’on rencontre la plus profonde et la plus prenante et surprenante tendresse. Le catholicisme me semble avant tout une religion, non pas du détachement, ni de la conquête, ni d’un Dieu jaloux, mais une religion de la tendresse.

Je n’en sache pas d’autre qui ait à ce point, par exemple, exalté la maternité. C’est encore un de nos confrères, François Cheng, qui remarquait ainsi que le thème de la Pietà, cette figure d’une femme, jeune encore, accueillant sur son giron le corps pas encore tout à fait saisi par la rigidité cadavérique de son enfant crucifié, est l’une des plus belles inventions de la foi catholique. Je dis « invention », car son image est d’une apparition tardive, au XIVème siècle , et ne figure pas dans les écrits canoniques. Mais bienheureuse soit une religion qui, douze siècles après sa diffusion, est encore capable de susciter de pareilles images.

Quelle religion n’aura autant peint l’enfant, de Giotto à Maurice Denis , l’enfant dans toutes les positions de l’enfant, les gestes, les regards, les passions de l’enfant, ses gourmandises ou ses curiosités , quand il est debout sur les genoux de sa mère? Comment l’Eglise actuelle a-t-elle pu tourner le dos à une telle richesse ? Je me souviens d’une anecdote, très significative : le Cardinal Lustiger, un autre de nos confrères , avait un jour demandé au peintre Zoran Music , de peindre une maternité. Il connaissait son oeuvre, il savait aussi qu’il avait été déporté à Dachau. Music s’essaya à faire ce tableau d’une mère à l’enfant. Il n’y réussit pas. Le sujet était devenu à ses yeux impossible à représenter. Pourtant, après sa mort, dans ses cartons, j’ai retrouvé des croquis, des dessins, des pastels, de petit format. Ce n’était pas des maternités. C’était tantôt une Déposition de croix, tantôt une Pietà … L’image a un sens, décidément. J’entends bien entendu l’image figurative.

Il y a aussi dans l’oeuvre d’art née du christianisme autre chose que ce bonheur visuel et que cette piété. Il y a aussi une approche euristique du monde.

Je n’aurais pas le temps de m’y attarder. Disons en deux mots : la science et la technique se sont développés en Occident et en Occident seulement,- la Chine et l’Islam lâcheront prise - grâce à un don d’observation et de contemplation uniques. La botanique commence avec les cent fleurs scrupuleusement dépeintes, l’une après l’autre, par Van Eyck dans le retable de Gand. Et la zoologie commence parce que l’on cherche à savoir comment les animaux de l’Eden se distribuent sur la grande Echelle des Etres. Pareille curiosité et bientôt pareille maitrise du monde, se trouvaient "in nuce" dans le chant de grâce entonné par Saint Augustin. Aussitôt pourtant il me faudrait ajouter, pour ne pas quitter l’Agneau mystique de Saint Bavon qu’une rigoureuse , scrupuleuse, et attentive observation des Ecritures a déterminé chaque personnage , son apparence , son rang , son rôle , la couleur dont il est vêtu et la position qu’il occupe dans la tableau. La fabrication même des couleurs, et la quantité par exemple, du lapis lazuli utilisé, sont soigneusement pesés et contrôlés par les commanditaires : on ne peut pas peindre n’importe quoi n’importe comment. L’artiste est au service de Dieu,, non pas des hommes , et s’il peint la création, il sait les merveilles du créé, il garde à l’esprit que ces créatures ne sont pas Dieu, mais le témoignage de la bonté de Dieu , et qu’il sont louange et chant d’allégresse. Je me demande où cette allégresse s’entend-elle encore, celle qui sonnait chez Bach et chez Haendel, dans ces manifestations culturelles, si pauvres et si offensantes à l’oreille et à l’oeil auxquelles les églises ouvrent désormais leurs culte.

Là sans doute a été et demeure aujourd’hui la grandeur de l’Eglise: elle est née de la contemplation et de l’adoration d’un enfant qui naît, elle se fortifie de la vision d’un homme qui ressuscite. Entre ces deux moments, la Nativité et Pâques, elle n’a cessé de lutter contre « la culture de la mort », comme elle le dit si justement.

Ce courage , cette obstination, rendent d’autant plus incompréhensible sa tentation de défendre des oeuvres qui , à mes yeux, aux « portes de ma chair » , ne sentent que la mort, et le désespoir.

Un Dieu sans la présence du Beau est plus incompréhensible qu’un Beau sans la présence d’un Dieu.


(Hors propos)


Permettez-moi de conclure sur un souvenir d’enfance. Une petite église de campagne, avec son toit d’ardoise, ses murs passés à la chaux. La messe, le dimanche. Une sorte d’opéra total où, comme dans le texte de Saint Augustin, les cinq sens étaient tout à tour sollicités ; la vue avec les habits chatoyants du curé , l’ouïe avec les chants des enfants et l’harmonium , l’odorat avec les parfums mélangés des bougies et de la cire des prie-Dieu, qui trouvait son point d’orgue dans les fumées d’encens , le toucher dans le contact rugueux aves les vieux missels de cuir , le goût dans le contact fade avec l’hostie et peut-être le pressentiment d’autre chose dans ces corps quasiment immatériels, les corps de lumière des saints dessinés sur les vitraux et plus immatériel encore, le corps blanc et lumineux, qui s’élevait sur l’autel , présence d’un Dieu auquel ce petit opéra était , et à lui seul , destiné. J’y ai goûté l’émotion qu’é prouvait Proust dans ses transvertébrations. Et peut-être aussi, m’étais je approché, sans le savoir encore, de certains mystères. Un chant bien modeste comparé aux grands éclats du monde que Saint Augustin écoutait pour s’enquérir de l’existence de Dieu. Un chant ce pendant.

Un jour , j’avais treize ans, une parisienne en villégiature dans ce petit village, entichée d’avant-garde, de modernité et de musique électronique, voulut offrir un spectacle d’avant-garde aux petits paysans qui venaient là à la messe.Ce fut, pendant une heure ,des bruits assourdissants et dissonants , la projection de spots lumineux stridents, la récitation de poèmes futuristes. Je fus non pas épouvanté, mais à dire le mot juste, écoeuré. En un instant, le sacré avait déserté ce lieu si pauvre, et la vulgarité sans espoir du monde contemporain s’y était installée. Je n’ai depuis, depuis cette profanation arrogante et insensée, jamais franchi le seuil d’une église.

Ou plutôt si: chaque fois qu’à Venise je veux revoir les mosaïques de la Basilique Saint Marc, je me présente le dimanche à 11 h. au portail nord, en prétextant que je viens assister à la messe, C’est le seul subterfuge capable désormais de me donner accès à ce lieu, dans lequel, par des queues interminables, pénètrent par milliers, par le portail ouest , les touristes. C’est un curieux retournement des choses, mais il me semble qu’il est pervers.

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(1) Saint Augustin , "Les Confessions", livre X , VI , 9.

(2) Idem , XVII, 38

(3) Allen GInsberg , "Howl" , trad. Fr. Jean Jacques Lebel , Pris , Cristian Bourgois, 2005

(4) Gilbert Brownstone et Monseigneur Albert Rouet , "L’Eglise et l’art d’avant-garde" , Paris Albin Michel , 2002. V. la critique qu’en a faite Alain Beasançon in "Commentaire" , n. 104 , hiver 2003.

(5) René Rémond, "Le Nouvel Anti-Christianisme" , Desclée de Brouwer, Paris , 2005. Le « penseur » est Michel Onfray.

(6) Le père Robert Pousseur , dans son projet « La Chair et Dieu ».

(7) V. Cristina Campo , "Sens surnaturels" en "Les Impardonnables" , Paris, L’Arpenteur , Gallimard, 1992 , p. 305 sq.

 

Conférence mise en ligne par S. Magister : http://chiesa.espresso.repubblica.it/articolo/1348110?fr=y

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