La liberté religieuse est elle un droit ? (06/06/2011)
Sans même remonter plus haut, de Grégoire XVI (pape de 1831 à 1846), qui la qualifiait de délire (1), au concile Vatican II (1962-1965) qui en parle comme d’un droit révélé par Dieu (2), la question de la liberté religieuse continue de faire couler beaucoup d’encre (et de sang), dans l’Eglise catholique comme ailleurs.
De Grégoire XVI à Vatican II, la doctrine catholique a-t-elle changé dans ce débat toujours brûlant ? Avant de polémiquer, il faut définir ce dont on parle. Dom Basile Valuet, moine de l’abbaye traditionaliste Sainte-Madeleine du Barroux (Vaucluse) y consacre un petit exercice éclairant, que reproduit le blog « Osservatore Vaticano » (ICI) :
Distinguons trois positions différentes concernant la personne humaine (singulière ou collective). Par « erreur », nous entendons bien sûr ce que l’Église catholique déclare être une erreur : :[A] L’homme a la permission morale d’adhérer à l’erreur.[B] L’homme a le droit d’adhérer à l’erreur.[C] L’homme a le droit à l’immunité de contrainte extérieure, même s’il est dans l’erreur. La proposition A, condamnée, bien sûr, de tout temps, en particulier au début du Syllabus, résume l’indifférentisme religieux. — B résume la thèse de la liberté de conscience et des cultes (LCC), condamnée aussi, à la fin du Syllabus. — C résume la doctrine de Vatican II.A implique B, qui implique C. Mais C n’implique ni B ni A.
Les rationalistes tiennent A et B. Le Lamennais de 1831, lui, ne soutenait pas A (ce qu’il fera en 1834), mais B, considérée comme essentielle à la constitution correcte de la société. C’est pour B qu’il fut condamné (infailliblement) par « Mirari vos »
« Quanta cura » (3), préparée bien avant 1863 pour condamner A et B, ne condamna pas les discours de Malines de Montalembert, lequel ne soutenait pas A, ni même B en théorie, mais estimait cependant dans la pratique devoir s’accommoder d’une société organisée sur B, parce qu’elle rendait possible C. Le Saint-Siège fit expliquer par Curci, en 1863, un an avant « Quanta cura » et le « Syllabus », que cette position d’hypothèse était acceptable.
Léon XIII condamna encore A et B ; il affirma comme déjà Pie IX la possibilité de tolérer la situation concrète de B. Mais, 1er pape à avoir distingué la LCC idéologique européenne (B) et la LR pragmatique américaine (C), dans « Longinqua Oceani », en 1895, il déclara que C, situation bonne, n’était pas la meilleure dans l’absolu.
Que s’est-il passé ensuite ? L’État moderne dont parle le Saint-Père en 2005 a évolué de la conception de la LCC (B), à une conception autre de la liberté (C). De son côté, le magistère, dès « Libertas », a su distinguer progressivement de B la revendication de C. Et ainsi, le magistère a fini par se retrouver d’accord avec l’État moderne sur la LR (cf. les explications données en « Dignitatis humanae » 1), bien que reste condamnée la LCC (B) condamnée par Pie IX (il n’y a pas de droit à l’erreur), et pas seulement A. Il y a discontinuité sur la liberté dont on parle, non sur la doctrine : nous sommes donc d’accord. Autre chose de très important a changé aussi : le fait que le droit à la LR (au sens C) ait été reconnu de manière inter-confessionnelle et internationale après la 2e guerre impliquait que l’expansion d’une religion autre que la religion dominante dans une société donnée ne constituait plus ipso facto un danger pour l’ordre public. De ce fait, la nécessité pour l’Église d’avoir un bras séculier chargé de réprimer « ipso facto » l’erreur religieuse n’existait plus. La situation antérieure était moins parfaite. Mais comme le remarque le Prof. Stefano Ceccanti, on pouvait comprendre que l’Église fît appel à un État catholique pour se défendre. La commission de rédaction de « Dignitatis humanae » a précisé que l’exigence, parfois prévue dans les concordats, de réprimer les confessions non catholiques, était due aux circonstances (A.S. III/VIII, 463-464). Lorsque l’Allemagne et la France étaient en guerre, fait extrêmement déplorable, le droit naturel permettait aux armées de se tirer dessus. Mais dès l’armistice, il devient contraire au droit naturel de se tirer dessus. De Théodose à 1948, on a appliqué entre les confessions religieuses le « droit de la guerre ». Avec la reconnaissance mutuelle du droit à la LR, disparaît le droit « per se » à la coercition du bras séculier. Il me semble que je vous rejoins ici ?
« Dignitatis humanae » énonce un principe englobant toutes les situations : là où une erreur religieuse ne nuit pas à l’ordre public juste, l’État n’a pas à la réprimer, mais si elle nuit à l’ordre public juste, l’État peut et parfois doit la réprimer. Les papes du XIXe ont condamné le droit affirmatif (B), et non le droit négatif de Vatican II (C). »
De cette doctrine de Vatican II, l’Église romaine semble bien avoir tiré la conséquence que la religion catholique, telle quelle, ne devait plus être reconnue comme la religion de référence d’un Etat (l’anglicanisme et le luthéranisme, l’islam ou même le si « tolérant » bouddhisme, sont moins scrupuleux à cet égard). Reste alors à savoir de quoi peut s’inspirer un ordre public « juste ».
La liberté n’est un droit moral que si elle est ordonnée à la Vérité et ce qui est vrai pour la vie individuelle l’est tout autant pour la vie en société : comme l’a écrit Aristote « l’homme est un animal social ». C’est pourquoi les enceintes, tant nationales qu’internationales, demeurent à la recherche d’un socle de droits (et donc d’obligations) fondamentaux s’imposant à toutes les formes d’organisation de la vie humaine. Pour être crédible, ce socle suppose la reconnaissance d’un invariant universel (valable ubique, semper et omnibus, pour reprendre la formule de saint Vincent de Lérins) ce qui pose, en termes renouvelés, la question d’une Vérité absolue, s’imposant aux sociétés humaines comme une « religion » de l’Etat fondée sur un ordre naturel antérieur à tout contrat social. Eternel retour des choses.
JPS
(1) « Cette doctrine de la liberté [religieuse] a ses racines dans la Révélation divine, ce qui pour les chrétiens est un titre de plus à lui être saintement fidèles » Déclaration « Dignitatis humanae » ch. II, § 9 votée en 1965 par le concile Vatican II.
(2) Dans l’encyclique « Mirari vos » (1832), dans le contexte de la phrase que voici : « De cette source infecte de l’indifférentisme découle cette maxime absurde et erronée, ou plutôt ce délire, qu’il faut assurer et garantir à qui que ce soit la liberté de conscience »
(3) Encyclique du pape Pie IX écrite pour condamner les principales erreurs politico-religieuses du XIX e siècle. Donnée le 8 décembre 1864 elle fut accompagnée du syllabus.
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Commentaires
"Le Frère Basile (Rémi Valuet) sait de quoi il parle. Il a consacré une littérature abondante au sujet et les titres sont explicites: La liberté religieuse et la tradition catholique- Un cas de développement doctrinal homogène dans le magistère authentique, 6 vol. , Le Barroux, Ed. Sainte-madeleine, 1998. En plus court, on peut lire Edouard Divry, Aux fondements de la liberté religieuse, Parole et Silence, 2006. Le droit à la liberté religieuse tel qu'il est défini par Vatican II n'a rien à voir avec l'indifférentisme qui obsédait Grégoire XVI. Le droit à la liberté religieuse est présenté comme un droit qui a ses racines dans la Révélation, ce qui est différent de "droit révélé".
Écrit par : Criticus | 07/06/2011
Nul ne peut être contraint par la force (physique ou autre) en matière de religion (on n'a pas attendu Vatican II pour l'admettre). La question soulevée n'est pas là, mais celle-ci:
L’Etat moderne doit-il demeurer sans religion, désormais agnostique, séparé, pluraliste ou neutre ? C’est la question du rapport de celui-ci à la Vérité. Quid est veritas ? demandait Pilate à Jésus.
A cet égard, la philosophie des « Lumières », au XVIIIe siècle, posait déjà le problème de la conciliation de deux principes qu’elle énonçait : la souveraineté absolue de l’homme sur lui-même, dans ses pensées comme dans sa volonté (Kant) et la nécessité pour l’Etat que chaque citoyen ait une religion « qui lui fasse aimer ses devoirs » (Rousseau).
Quels devoirs ? Eriger son jugement propre en loi universelle n’est possible que dans une société où nombre de valeurs sont partagées, sans quoi c’est l’anarchie. Il doit donc y avoir un « pacte moral », une profession de « foi » civile en quelque vérité inaltérable qui, en amont du droit positif, fonde le lien social sans lequel l’homme ne peut pas vivre. La question est alors de savoir comment et sur quelle base créer ce consensus éthique fondamental pour la vie en société.
Sur ce point, une controverse (au sens de la disputatio médiévale) fut organisée, au théâtre Quirino à Rome le 21 septembre 2000, entre le cardinal Ratzinger, futur Benoît XVI, et un professeur à l’Université romaine de la Sapienza, le philosophe Paolo Flores d’Arcais, pour explorer des voies de convergence possibles. Au moment décisif du dialogue, le modérateur – Gad Lerner, journaliste à la Repubblica – s’est demandé si des principes aussi fondamentaux que ceux du Décalogue ne pourraient pas être retenus comme base éthique commune, même par des athées (qui y souscriraient seulement « velut si [comme si] Deus daretur »). Mais cette proposition fut aussitôt rejetée par le philosophe laïc.
Ce dernier nia que certaines règles morales ou de droit naturel puissent constituer des postulats, ou des acquis irréversibles, pour l’humanité : le contrat social est toujours relatif, contingent, renégociable. Ainsi, certains revendiquent-ils maintenant à l’ONU l’insertion de nouveaux « droits » (à l’avortement, à l’euthanasie, au choix du « genre » etc.) dans une Déclaration universelle des droits de l’homme vieille de 50 ans à peine (1948) ! Tout s’écoule, disait déjà le vieil Héraclite. Pareille impasse montre à quel point une définition véritablement universelle (« ubique, semper et ab omnibus ») des droits (et donc des devoirs) humains sans Dieu semble aléatoire.
Écrit par : JPS | 15/06/2011