Russie : contrecarrer les décisions de la Cour européenne des droits de l’homme ? (29/06/2011)

cour-europeenne.jpgSur « Nouvelles de France » Pierre de Bellerive commente l’information selon laquelle Alexandre Torchine, président par intérim du Conseil de la Fédération, a présenté un texte prévoyant que les arrêts de la CEDH condamnant la Russie ne seront appliqués que si la Cour constitutionnelle russe les juge conformes à la Constitution. En d’autres termes la Constitution pourrait, à l’avenir, venir contrecarrer les décisions de la CEDH.

Primauté de la constitution sur les traités ?

Pierre de Bellerive évoque a ce propos la théorie selon laquelle les Etats s’accorderaient à respecter une pyramide des normes, la pyramide kelsenienne. Cette dernière fait primer la constitution sur les traités, les traités sur la loi et la loi sur les règlements.

Il reconnaît cependant lui-même que cette théorie toujours en vigueur en France et, ajoute-t-il, dans de nombreux pays,  a pourtant été bouleversée par les politiques d’intégration européenne. En effet, les normes européennes cherchent à primer sur les ordres juridiques internes, y compris sur les constitutions. En 1964, la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE) déclarait que le droit communautaire ne saurait « se voir judiciairement opposer un texte interne quel qu’il soit ». Quant à l’argument selon lequel la CEDH n’est pas l’Union européenne, s’il est exact, n’est cependant pas opérant  car la ratification de la CEDH est un critère d’adhésion à l’Union européenne. La Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales est d’ailleurs mentionnée dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.

Qu’en est-il pour la Russie qui n’est pas membre de l’Union européenne ?

L’auteur de la note observe qu’en Russie, la constitution dispose que « si les accords internationaux adoptés par la Fédération de Russie fixent d’autres règles que celles prévues par la loi alors c’est la règle de l’accord international qui s’applique. » En théorie, ce sont les normes internationales, et donc les arrêts de la CEDH qui doivent primer les lois russes.

Selon lui, cette disposition de la constitution russe, que l’AFP évoque pour disqualifier la loi anti CEDH ne semble pourtant pas tenir la route. En effet, affirme-t-il,  juridiquement, les traités ont, en Russie, une autorité infra-constitutionnelle et supra-législative. Il n’est donc pas contraire à la constitution russe de déclarer que les engagements internationaux doivent être conformes à celle-ci. On peut se demander ce qui pousse l’AFP à évoquer un raisonnement aussi simpliste. Le projet de loi présenté au Conseil de la Fédération prévoit tout simplement que les arrêts de la CEDH respectent la constitution russe sachant que c’est cette dernière qui leur donne autorité.

Eviter le « gouvernement des juges » :

Cette affaire, observe Pierre de Bellerive, est néanmoins assez révélatrice du malaise que provoquent les décisions, parfois controversées, de la Cour européenne des droits de l’homme. Ainsi, il y a peu, le Président de l’Académie pontificale pour la vie, Mgr Carrasco, affirmait aux Nouvelles de France que les pays étaient aujourd’hui contraints d’exécuter des décisions pour lesquelles ils ne s’étaient pas engagés. « On ne peut pas ajouter un droit de l’homme à ce qui a déjà été signé », a-t-il déclaré en référence à l’avortement. On remarque que les juridictions chargées de veiller au respect du traité par les parties signataires, rajoutent, par le biais de leur jurisprudence, des obligations qui pèsent sur les Etats. Ainsi, à l’occasion de l’affaire de l’interdiction du crucifix dans les salles de classe, les autorités italiennes avaient vivement réagi. Le ministre de l’Education nationale italienne, Mariastella Gelmini, avait alors déclaré : « personne, et encore moins une Cour européenne idéologique, ne réussira à supprimer notre identité !». Le « gouvernement des juges », pour reprendre l’expression d’Édouard Lambert n’a pas toujours pignon sur rue en Europe.

Le constat qui s’impose, conclut l’auteur de la note parue ici Pierre de Bellerive  est le suivant: tout d’abord les Etats sont de plus en plus réticents à accepter qu’un aréopage de juges empiète sur leur souveraineté, ce qui se produit de plus en plus. Ensuite, certains d’entre eux cherchent réagissent, soit par des protestations, comme ce fut le cas en Italie, soit en adoptant de nouvelles règles juridiques, c’est ce qui arrive en Russie.


Notre commentaire

La réponse au problème de la compatibilité des deux sources de droit, nationale et internationale, n’est pas univoque et demeure sujette à controverses. Qu’en est-il en droit belge ? Dans son traité sur les nouvelles institutions de la Belgique et de l’Europe (édition Erasme 2003) Charles-Etienne Lagasse observe qu’il a fallu attendre 1971 pour que la Cour de cassation inscrive dans la jurisprudence la prééminence du droit international conventionnel directement applicable sur le droit interne. « De la sorte, écrit-il, le droit international ayant des effets directs dans l’ordre interne se voyait dorénavant élevé dans la hiérarchie des normes à un statut supérieur à celui de la législation étatique. Et depuis lors, régulièrement, en cas de conflit entre une législation interne et un traité directement applicable approuvé par la Belgique, comme la Convention européenne des droits de l’homme ou une norme directement applicable de la Communauté européenne, les juges font prévaloir celle-ci sur celle-là. Ils ne disposent pas toutefois, du droit d’annuler la législation interne ». Il reconnaît par ailleurs que « la question des conflits entre le droit international (ou supra-national) et la constitution demeure controversée en droit interne, tout en estimant qu’il entre dans la logique de l’intégration des systèmes juridiques étatiques dans l’ordre international d’accorder à ce dernier la même prééminence par rapport aux règles constitutionnelles que celle qu’on lui reconnaît sur les normes législatives, dès lors que l’Etat s’est engagé selon les procédures constitutionnelles, sur la scène internationale. » Il est à noter aussi que le Conseil d’Etat a pris position dans ce débat en considérant que les dispositions directement applicables émanant d’une institution de droit international public priment sur la constitution (arrêt SACE du 5.11.1996, J.T. 1997, pp. 254 et svt).

Dès lors que la « théorie de Kelsen » (juriste austro-américain décédé en 1973) subordonnant (entre autres) le droit issu des traités auxquels un Etat souscrit à celui qu’édicte sa propre constitution nationale, est elle-même discutée on ne peut plus la considérer comme une doctrine généralement admise. Si donc un Etat comme la Russie (ou la France) estimait que son droit constitutionnel prévaut sur les traités auxquels elle souscrit, ne devait-elle pas alors assortir sa signature ou la ratification de celle-ci d’une réserve ou d’une déclaration explicite en ce sens, la question demeurant alors de savoir si une telle réserve n’aurait pas mis en cause la validité même de sa signature…

La question soulevée maintenant d’un désaccord avec une jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, jugée abusive dans l’interprétation des normes du traité, devrait pouvoir être soulevée dans le cadre des instances organiques de la Convention qui lie les Etats adhérant à celle-ci.

En tout état de cause, il faut aussi rappeler que nul Etat ne peut être contraint à demeurer partie à un traité, mais il faut alors que l’Etat insatisfait le dénonce, en retirant sa signature dans les conditions prévues par ce traité.

JPS

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