Vingt-quatrième dimanche ordinaire : "justice et miséricorde" (11/09/2011)
Sermon pour le vingt-quatrième Dimanche du Temps ordinaire (année A)
par l'Abbé Guy Pagès http://regnat.pagesperso-orange.fr/
(Liturgie de la Parole : Si 27 30 - 28 7 ; Ps 102 ; Rm 14 7-9 ; Mt 18 21-35)
« Si chacun de vous ne pardonne pas à son frère du fond du cœur, Mon Père du Ciel, dans Sa Colère, vous livrera aux bourreaux jusqu’à ce que vous ayez tout remboursé [1]. »
« Colère », « bourreaux », « tout remboursé », comment entendre ces mots dans la bouche de Celui qui vient de demander à Pierre de pardonner « soixante-dix fois sept fois [2] », c’est-à-dire toujours et à tous ? Dieu serait-Il donc du nombre de ceux qui « disent et ne font pas » en demandant de pardonner toujours et en ne le faisant pas Lui-même ? Cette apparente contradiction nous invite à réfléchir à la relation qui unit justice et miséricorde.
Bien qu’antagonistes dans l’esprit de beaucoup, justice et miséricorde, dans la parabole, sont étroitement mêlées. Tout d’abord, les choses se présentent sous le registre de la justice : le règlement des comptes avec ses serviteurs d’un roi figurant Dieu au Jour du Jugement Dernier. La justice ensuite se manifeste dans l’ordre que donne le roi de vendre l’insolvable serviteur, avec sa femme, ses enfants, et tous ses biens, en remboursement de sa dette. Elle s’exprime encore dans l’équivalence de traitement revendiquée par le roi à l’endroit de l’infortuné compagnon. Elle se dévoile enfin dans la colère du roi et le châtiment qu’il inflige, comme dans l’annonce que nous serons pareillement punis si nous imitons le mauvais serviteur. La miséricorde apparaît, elle, non moins fortement, dans la remise par le roi de l’exorbitante dette qui lui était due, comme dans celle qu’il eût espérée de la part de son serviteur, quoique son désir ressortisse là davantage à la justice qu’à la miséricorde : « Ne devais-tu pas avoir pitié de ton compagnon comme j’ai eu moi-même pitié de toi [3] ? »
Que le roi soit à la fois juste et miséricordieux nous donne à entendre que justice et miséricorde procèdent du même amour. Justice et miséricorde sont comme les deux mains de l’amour divin. En Sa Bonté infinie le Père éternel a lancé dans l’existence les êtres dont les limites déterminent ce qu’ils sont. L’amour des créatures implique la reconnaissance et le respect de ces limites, ce qui se nomme : justice. La justice étant par définition la vertu qui rend à chacun ce qui lui est dû. La justice est de l’ordre du don, et en cela elle est indissociable de l’amour. Il ne saurait donc y avoir de justice sans amour. Mais que l’amour créé vienne à offenser la justice, et celle-ci manifestera la nécessaire victoire de son origine divine par le châtiment réparateur. La réparation a pour vocation de rétablir des relations qui rendent possible l’amour. Ainsi encore, la justice révèle-t-elle son unité avec l’amour en étant totalement ordonnée à son service.
Il n’est cependant parfois pas possible, en stricte justice, de réparer le mal commis… Et cela ne l’est jamais à l’égard de Dieu, car nous sommes des êtres limités, capables, selon notre nature, de n’offrir qu’une réparation elle-même limitée… Or Dieu, étant infini, est offensé infiniment… C’est pourquoi, si Dieu en Sa Seconde Personne n’était pas venu Lui-même réparer dans notre humanité et au nom de tous l’injustice qui nous sépare de Lui, nous n’aurions jamais pu retrouver Son Amour… Cet amour qui va au-delà du don, jusqu’au pardon, se nomme miséricorde. La miséricorde a pour vocation, elle aussi, d’établir – mais après la perte de la justice – des relations qui rendent possible à nouveau l’amour en vue duquel Dieu a tout créé. La miséricorde est l’ordre dernier de l’Amour divin qui nous ramène, avant le temps de la justice – originelle, mais aussi eschatologique –, au jaillissement toujours nouveau de l’Amour éternel.
Aussi Jésus nous adresse-t-Il le grave avertissement d’entrer, tant qu’il est temps, dans l’ordre de la miséricorde, qui est le seul à pouvoir assumer la dette d’amour infini qui nous accable et nous accablera éternellement si nous refusons ici-bas à qui que ce soit d’y entrer par le pardon. C’est une question de justice, dont la miséricorde ne saurait faire fi. En refusant de faire miséricorde à quiconque la demande sincèrement, nous nous exclurions nous même de l’ordre de la miséricorde. Si la justice divine s’épanouit dans la miséricorde, qui exalte sa bonté, la miséricorde, à son tour, ne remet la dette que selon la justice… Le serviteur, en effet, demeurait prosterné devant le roi, et suppliait ; ainsi, cette justice consiste à s’humilier sincèrement de sa faute, à la reconnaître, la regretter, en demander le pardon et s’engager non seulement à ne plus la recommencer mais à la réparer. Telle est l’attitude qui, aujourd’hui encore, vécue lors du sacrement du Pardon, attire la pitié du Seigneur et obtient la remise des péchés.
Justice et miséricorde sont inséparables, les dissocier conduit à perdre et l’une et l’autre. Certains – et ils sont nombreux aujourd’hui dans l’Église – n’ont que le mot de miséricorde à la bouche, et, pour mieux le mettre en valeur, rejettent toute idée de justice, comme étant inadaptée à traduire l’amour infini et absolument gratuit de Dieu. Ils se retrouvent alors dans une attitude de totale passivité vis-à-vis de Dieu et d’entière condescendance vis-à-vis de leur prochain, puisque, faute de justice, il n’y a pas d’échange possible… et donc pas d’amour non plus ! D’autres, par réaction, rejettent la notion de miséricorde comme étant indigne de l’homme, qu’elle avilirait, et revendiquent de ne donner droit de cité dans les rapports humains qu’à la seule vertu de justice. Comme si l’homme pouvait être juste par lui-même, sans le secours de la miséricordieuse charité. La seule justice conduit les hommes à vivre chacun pour soi et contre tous. Sans l’amour de charité l’homme devient alors inhumain, comme l’illustre l’attitude du mauvais serviteur, dans son droit en réclamant ce que lui devait son compagnon, et cependant injuste en faisant valoir parmi ses compagnons une autre loi que celle dont il avait bénéficié. « Le summum du droit est le summum de l’injustice [4] », dit justement la maxime. Pie XI a écrit à ce sujet :
« Combien se trompent les réformateurs imprudents qui, satisfaits de faire observer la justice commutative, repoussent avec hauteur le concours de la charité ! […] La justice seule, même scrupuleusement pratiquée, peut bien faire disparaître les causes des conflits sociaux ; elle n’opère pas par sa propre vertu le rapprochement des volontés et l’union des cœurs. […] Une vraie collaboration de tous en vue du bien commun ne s’établira que lorsque tous auront l’intime conviction d’être les membres d’une grande famille et les enfants d’un même Père céleste, de ne former même dans le Christ qu’un seul corps dont ils sont réciproquement les membres, en sorte que si l’un souffre, tous souffrent avec lui [5]. »
Une autre façon de dire qu’« aucun d’entre nous ne vit pour soi-même, et aucun ne meurt pour soi-même : si nous vivons, nous vivons pour le Seigneur ; si nous mourons, nous mourons pour le Seigneur [6]. »
Disciples du Christ, nous ne comptons sur aucun de nos mérites, aucun de nos efforts, aucune de bonnes œuvres, aucune de nos vertus pour être sauvés, mais seulement sur la miséricorde infinie du Christ. Car éternel est son amour ! Pensons à notre déclin et à notre mort, pensons aux commandements et à l’Alliance du Très-Haut conclue dans le Sang de Jésus, et nous aurons la force d’être fidèles à l’Amour sans qu’aucune injustice puisse nous y faire renoncer. Nous connaîtrons alors l’amour du Seigneur qui pardonnera toutes nos offenses, nous guérira de toute maladie, réclamera notre vie à la tombe et nous couronnera de gloire et d’amour [7] ! Car éternel est son amour !
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