L’esprit de la musique selon Benoît XVI (06/02/2012)

n70535505768_1444349_6473699.jpgIl s’agit d’un volume de 220 pages, paru chez Artège (22 €) une maison d'édition créée au début de l'année 2010 et consacrée à la spiritualité, l’histoire, la géopolitique ou encore aux débats de société ainsi qu’aux témoignages marquants. (Adresse :  11, rue du Bastion Saint-François - F-66000 Perpignan).

Sur le site de la paroisse Saint-Jean-de-Malte à Aix-en-Provence, l'un des responsables de la paroisse, le Fr. Daniel Bourgeois, consacre un long commentaire à ce livre. Extraits: 

 « (…) C’est un certain abbé Eric Iborra, [ndlr : vicaire parisien bien connu des fidèles de l’église Saint-Eugène-Sainte Cécile et même des Liégeois du Saint-Sacrement où il est venu récemment donner une conférence sur la pensée de Benoît XVI] qui a réuni un très intéressant corpus de textes de Joseph Ratzinger (…) publiés sur la musique. Je suis littéralement tombé en arrêt parce que je crois que Joseph Ratzinger cache bien son jeu : il parle très franchement, mais ce qui surprend dans la lecture de ce livre, c’est la somme incroyable de connaissances musicologiques dont témoigne cet homme. Il cite tout le monde, depuis Haydn en passant par Bach, Hindemith, les grands critiques modernes, les spécialistes de musique pop et de musique rock, sans oublier les professeurs allemands de liturgie. Il a tout lu ! (…)

Joseph Ratzinger est obsédé comme homme et comme philosophe, comme témoin jetant un regard critique sur l’époque actuelle, il est obsédé, dis-je, par une question qu’on n’a jamais posée à ce degré de finesse et de profondeur et qui fait tout l’intérêt de son livre : pourquoi y a-t-il une tradition musicale chrétienne – et plus spécifiquement catholique – qui est si viscéralement et profondément liée à l’exercice du culte, voire même liée à la compréhension de la foi chrétienne ? (…) L’Esprit de la musique est un livre assez difficile, hélas, et la seule partie vraiment accessible, simple et de belle tenue, s’étend de la page 142 à 212 : c’est un régal . « On reconnaît, écrit le pape, la véritable liturgie à ce qu’elle nous libère de l’agir ordinaire, et nous restitue la profondeur, la hauteur, le silence et le chant. On reconnaît la liturgie authentique à ce qu’elle est cosmique (le haut, le milieu et le bas), et non fonction de groupe. Elle chante avec les anges, elle se tait avec la profondeur du tout en attente, et c’est ainsi qu’elle libère la terre et qu’elle la sauve. (…).De ce point de vue-là, Joseph Ratzinger est un « Classique de chez Classique » : c’est exactement l’intuition qu’avait la pensée grecque depuis Pythagore, Platon et Aristote. Vous savez que dans le monde ancien, on pensait que l’harmonie du mouvement des astres et des étoiles était d’essence musicale. Il est vrai que chez les Grecs, l’adjectif musicos veut dire chorégraphiquement réglé, ordonné, harmonieux. Qu’y avait-il aux yeux d’un homme de l’Antiquité de plus harmonieux que le ciel ? Donc, le ciel était musical (…)

Pour Joseph Ratzinger, la musique est une composante cosmique de l’existence. Ce n’est pas simplement un objet d’agrément pour l’intelligence ou la sensibilité humaines. C’est même plutôt l’inverse : étant pétri de culture classique, il pense que c’est nous, les hommes, qui essayons par la musique de restituer quelque chose de la vision globale cosmique chrétienne de l’harmonie du monde, à travers la musique : (…) Seulement nous, les hommes, nous pouvons orienter notre louange, notre chant cosmique selon trois directions : selon le cri, la parole ou le chant. C’est spécifique à l’homme qui est du point de vue de son expression musicale, à l’intersection du cri, du chant et de la parole. Et Ratzinger précise qu’il y voit le problème fondamental de la liturgie moderne.

La grande tentation moderne c’est de faire une liturgie qui n’est que parole. C’était déjà le cas dans les messes basses [11]. Je n’ai jamais aimé les messes basses, parce que le mot basse y résonne non pas musicalement mais pathologiquement : en rendant la messe basse, on réduit la liturgie à la parole la plus dépouillée de toute dimension symbolique : à certaines époques, la messe était tellement basse qu’elle aurait dû être célébrée par et pour les poissons, dans un silence total ... Depuis les années soixante, se réclamant d’une certaine interprétation du Concile, la messe est devenue basse non plus par le ton, mais par le fait que c’était une logorrhée intarissable : il fallait tout expliquer et paraphraser, pour conscientiser, pour partager les idées les plus novatrice, tout “élever” ou “réduire” à l’état de discours. Un vieux professeur de morale, le Père Michel Labourdette, qui n’aimait pas beaucoup ce genre de dégradation de l’action liturgique en interminables discours, appelait ce phénomène “la liturgie de la parlotte” ! Il n’avait pas tort parce que par la parole on explique des choses, mais l’usage du langage ne recouvre pas tous les registres de la signification dans le monde humain. C’est souvent le drame de la parole, le fait qu’elle est réduite à sa fonctionnalité.

Joseph Ratzinger dit encore que le danger de la parole est le fait qu’elle est une saisie de soi, une explication de soi, une maîtrise sur soi et sur son histoire. Et cette liturgie qui se réduit à la seule parole devient vite un enfermement, soit de la personne toute seule sur elle-même (style intimiste), soit du groupe sur lui-même (style collectiviste). Il est terrible de faire ce constat : à la suite de Vatican II, un certain nombre de bons apôtres croyaient bien faire en disant : quand les juifs célébraient la liturgie du temple, ils utilisaient le shofar, les tambourins, les trompettes, les harpes et les cithares [12]… et la réaction des premières communautés chrétiennes aurait consisté à supprimer tout cela. L’originalité du culte chrétien serait de supprimer toute musique pour s’en tenir au seul discours. En fait, la liturgie comme “je me raconte à Dieu, tu te racontes à Dieu, nous nous racontons à Dieu ...” Dans une telle perspective, le rite est rejeté, les gestes sont inutiles, et chanter devient indécent : encore aujourd’hui, beaucoup de fidèles sont tellement mal dans leur peau et dans leur corps, qu’ils ne peuvent pas sortir trois notes dans une assemblée liturgique ou ils sont là, muets comme des carpes.

Tel est le drame de la liturgie devenue parole. Joseph Ratzinger n’a pas de paroles assez dures sur cette déviance moderne :« Cette conception profane du christianisme produit le double effet que nous avons noté au départ, il faut enlever au service divin tout caractère de fête, expulser la musique religieuse traditionnelle, car elle apparaît comme sacrée. Et d’un autre côté, tout doit se passer dans le service divin comme dans le quotidien, surtout pas des calices, mais des verres à dent, surtout pas des patènes mais des assiettes ébréchées, la musique n’y étant acceptable que si elle est profane »

La deuxième tentation c’est la liturgie qui au contraire dit que tout est dans la musique. C’est le délire ! Ce n’est plus la peine de comprendre quoique ce soit, ce n’est plus la peine de se référer à un texte, on assiste à un retour de la musique extatique dans laquelle « on s’éclate » comme on dit de nos jours. C’est la musique contre la parole, c’est le chant contre la parole. Vous voyez tout de suite poindre cette espèce d’invasion de musique pop dans laquelle on croit que c’est en enveloppant l’assemblée par le bruit et les cris, par une espèce de rythme sourd et de paroles incantatoires, qui vous tuent les oreilles aussi bien que l’esprit. Vous vous imaginez à ce moment-là en phase de communion, mais ce dont on ne se rend pas compte, c’est que ce sentiment fusionnel, au lieu d’être une spiritualisation du sensible comme l’est normalement la musique, devient l’assommoir du spirituel par la violence qu’exerce la sensibilité sur l’esprit humain. La plupart d’entre nous avons connu ces phénomènes dans les années soixante-dix : les guitares électriques et les sono infernales qui vous détruisaient toute envie de célébration. (…)

Voilà aussi ce que Ratzinger reproche à la musique pop : elle ne dit plus rien, elle revient au cri et c’est l’effet que nous ressentons par exemple face aux pulsations d’une batterie ou son d’une guitare électrique, l’effet d’un cri mécanisé.

Joseph Ratzinger explique que la véritable musique liturgique, son sens profond, est la transfiguration de la parole pour transfigurer l’existence humaine. Je crois que c’est l’idée fondamentale de son propos sur la musique sacrée. Bien entendu, on prendra des matériaux dans le cri, car toute musique réveille une émotion, que ce soit la peur, ou l’admiration, le bonheur, la communion. Seulement la musique ne doit pas tomber dans l’exacerbation du sensible, cette musique doit se laisser spiritualiser par le mystère chrétien. La fine pointe de son discours transparaît dans ce propos : selon lui, si on veut essayer de comprendre ce qui s’est passé, le processus historique est relativement simple. L’Église au début, n’était pas enthousiaste pour la musique, semble-t-il. Saint Augustin a mauvaise conscience lorsque l’assemblée chante des hymnes, lui qui est d’une sensualité absolument délicieuse et d’un raffinement parfait, de temps en temps ; il se demandait s’il fallait chanter pendant la célébration eucharistique car il était tellement transporté par la beauté du chant qu’il craignait de ne plus penser à Dieu. Mais il a fini par écrire que chanter, c’était prier deux fois  !

Ratzinger commente :La parole ne peut pas tout dire. Donc, pour que la parole dise le plus possible, il faut qu’elle s’appuie, qu’elle s’échafaude sur le musical que Dieu a mis dans la création pour remonter du sensible à la pleine spiritualisation (…) »

C’est cela la création de la musique sacrée, avec à la base le chant grégorien : c’est cela la musique classique, Palestrina, Bach, Hindemith, Messiaen. C’est le moment où la foi chrétienne touche la culture, et la partie la plus sensible de la culture qui est la musique : elle rentre alors immédiatement en consonance. Cela ne signifie pas nécessairement que les musiciens deviendraient des moines pour composer de la musique en affinité avec la foi et le dogme : on sait bien que certains musiciens n’ont pas toujours été recommandables à tous niveaux, c’est évident [18]... Mais leur musique est capable de dire le mystère chrétien parce qu’elle se sent comme ordonnée et construite par lui. C’est ainsi que la tradition de la musique religieuse demande, selon les vœux de Joseph Ratzinger, à ce que les musiciens contemporains trouvent d’autres formes musicales, mais il faut bien reconnaître qu’actuellement, la plupart des efforts ne sont pas toujours orientés ou suscités par l’inspiration biblique chrétienne, et que par conséquent, on assiste à des tentatives dispersée qui partent dans tous les sens ; ces tentatives exploratoires ne donnent pas de la musique sacrée au sens où Joseph Ratzinger l’entend : ce n’est pas une musique liturgique construite comme le mouvement de spiritualisation de l’homme qui répond à l’appel du Verbe créateur.(…)

Aujourd’hui, « les paris restent ouverts » : on ne peut pas imaginer que la profondeur du mystère de Dieu laisse indifférents les plus grands génies musicaux de notre temps. Mais si l’on en croit l’idée chère à Benoît XVI de l’intime pénétration et fécondation mutuelles entre culture profane et musique sacrée, il n’est pas tout à fait étonnant que la vie culturelle actuelle ne soit guère soucieuse de traduire des aspirations à la transcendance, obnubilée qu’elle est par le souci d’un salut du monde par le monde.

Tout le texte ici : L’esprit de la musique de Joseph Ratzinger (Benoît XVI)

N’allons pas croire que la dévalorisation de la musique dans la liturgie soit l’apanage des liturgistes « conciliaires » : dans le « répertoire » de certaines fraternités intégristes pointues, le registre est le même. Le calendrier s’est simplement arrêté en 1958, voilà tout.  

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