Un autre cosmos ? (15/05/2012)

31y74d3FPOL__SS500_.jpgFeu le professeur Marcel De Corte, un esprit peu conventionnel qui nous enseigna jadis les rudiments de la philosophie à l’Université de Liège, avait coutume de se moquer notamment des certitudes aussi péremptoires que successives des théories cosmogoniques et cosmologiques. Un livre récent s’inscrit dans la même veine iconoclaste. Sur son M blog, le journaliste Pierre Barthélémy s’en fait l’écho.  Extraits de son entrevue avec l’astrophysicien Jean-Marc Bonnet-Bidaut :

« Jean-Marc Bonnet-Bidaud est astrophysicien au Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), spécialiste de l'astronomie des hautes énergies et des étoiles en fin de vie. Avec l'historien et philosophe des sciences Thomas Lepeltier, il a co-dirigé la publication de l'ouvrage collectif Un autre cosmos ? qui vient de paraître dans la collection "Philosophie des sciences" de l'éditeur Vuibert (150 p., 19 €). L'idée centrale du livre est d'inciter les chercheurs à se pencher sur des modèles cosmologiques alternatifs à celui du Big Bang. Celui-ci suppose notamment l'existence d'une matière et d'une énergie dites noires, qui composent à elles seules plus de 95 % du contenu de l'Univers, et dont la nature reste inconnue à ce jour. La matière ordinaire dont sont faits les étoiles, les planètes et ce qui se trouve à leur surface ne compte en effet, selon ce modèle, que pour moins de 5 % du total

(…) Ce modèle standard de la cosmologie comprend 95 % d'inconnues. Est-ce que cela ne fait pas beaucoup ?

Cela me paraît vraiment beaucoup pour dire, comme l'affirment certains, que nous avons pratiquement tout résolu et que la cosmologie est devenue désormais une science de précision. Pour le physicien que je suis, ces inconnues fragilisent le modèle que l'on a de l'Univers. C’est la raison pour laquelle nous voulons, par ce livre collectif, essayer d’ouvrir d’autres horizons.

Quels sont les grands problèmes auxquels se heurte selon vous ce modèle cosmologique ?

 (…) Six grands domaines. Il y a tout d'abord la géométrie du cosmos et l'outil que l'on utilise pour y mesurer les distances. Un changement même mineur de cette mesure change totalement l’évolution de l’Univers. Le deuxième aspect, c'est la fameuse question de l'expansion de l'Univers : nous observons un décalage vers le rouge de la lumière d'objets lointains et nous en déduisons que l'Univers se dilate. Mais cette interprétation n'est qu’une des hypothèses possibles et l'on n'a pas forcément besoin d'avoir un Univers en expansion pour obtenir ce décalage vers le rouge de la lumière. C'est important car il s'agit de la base même du modèle du Big Bang. Le troisième point est la formation des éléments légers dans l'Univers, qui a longtemps été présentée comme une preuve absolue du Big Bang. En réalité, pour être cohérent, il faudrait maintenant revenir sur ces calculs pour y intégrer par exemple le rôle possible de la matière noire. Le quatrième aspect est un élément essentiel à l'heure actuelle de la cosmologie moderne : le fameux rayonnement fossile. C'est cette lumière diffuse, observée dans le domaine des micro-ondes, qui baigne tout l'Univers. Après sa découverte en 1965, elle a servi à la renaissance du modèle du Big Bang, qui la considère comme la trace refroidie d'un Univers autrefois dense et chaud. Cette interprétation est certes plausible mais elle reste seulement une hypothèse car aucune mesure physique ne peut actuellement confirmer de façon indiscutable qu’il s’agit du rayonnement du fond de l’Univers et ce rayonnement pourrait aussi bien être produit plus localement par d'autres processus physiques.

Il y a également la question de ces mystérieuses matière et énergie noires...

Thomas Buchert, qui enseigne la cosmologie à l'université de Lyon et qui a écrit un chapitre à ce sujet dans le livre, se dit, comme tout physicien, qu'il est très ennuyeux de décrire un Univers avec des inconnues. Il s'est donc intéressé aux hypothèses de base de la cosmologie. On a été amené, pour pouvoir résoudre les équations de la relativité qui concernent l'évolution de l'Univers, à adopter les hypothèses très simples – trop probablement par rapport à la complexité naturelle – d'un cosmos homogène et isotrope, c'est-à-dire identique dans toutes les directions. En introduisant de petites modifications dans l'homogénéité de l'Univers, Thomas Buchert et d'autres chercheurs sont capables de montrer que l'on peut se passer de matière et d'énergie noires  (…)

La dernière pierre d'achoppement que votre livre évoque est la question de l'inflation.

Pour que le modèle du Big Bang marche, en plus de lui rajouter de la matière et de l'énergie noires, il faut aussi que, dans les temps très proches du début de l'expansion, l'Univers ait connu une accélération phénoménale (une dilatation d'un facteur 1050 en une fraction de seconde), qui aurait permis d'uniformiser sa densité et sa température. Or on ignore quel processus physique a pu l'engendrer car il faut injecter une énergie incroyable pour accomplir cette inflation. Là aussi, d'autres visions sont possibles qui s'en dispensent, et notamment un modèle cyclique de contractions-dilatations de l'Univers. Il faut cependant bien avouer que tous ces modèles restent très spéculatifs. Plus largement, nous voulions mettre le doigt sur le fait que nous n'avons sans doute pas de théorie correcte de la gravitation. Même chose pour la théorie de la matière : le modèle standard de la physique des particules doit lui aussi être amélioré. On est donc condamné à un pari sur l’avenir. Tous ces bémols devraient conduire les cosmologistes à être plus prudents et modestes...

En réclamant un réexamen sans tabou de notre façon de voir le cosmos, cet ouvrage de philosophie des sciences a un côté iconoclaste. Avez-vous rencontré des difficultés pour le réaliser ?

(…)Il y a comme une pression pour diminuer l'impact des résultats discordants alors que normalement, dans la science, c'est le contraire qu'il faut faire. (…). Dans ce livre, nous voulions souligner à quel point notre conception de l'Univers est fragile. Le modèle du Big Bang nous sert de colonne vertébrale et je n'ai rien contre. Cette façon de penser l'Univers dans sa globalité et son évolution était un bon excitateur de neurones au départ. Mais cela fait sans doute vingt ou trente ans qu'on aurait dû s'apercevoir qu'on est sur une forme de fausse piste. Quand cela ne marche pas, il faut regarder ailleurs mais trop peu d'efforts sont faits dans cette direction. On ne veut pas trop aller dans l'inconnu et il faudra sans doute des découvertes fortuites très fortes pour faire basculer les choses. Je serais un jeune chercheur, je serais moyennement enthousiaste à l'idée de me lancer dans la cosmologie puisqu'on nous dit que tout est trouvé. Cela me fait penser à lord Kelvin qui prétendait, à la fin du XIXe siècle qu'il n'y avait plus rien à découvrir en physique et qu'on allait seulement raffiner des décimales. C'était juste quelques années avant l'arrivée de la relativité et la mécanique quantique. »..

Propos recueillis par Pierre Barthélémy (@PasseurSciencessur Twitter).Tout l’article : http://passeurdesciences.blog.lemonde.fr/  

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