Rousseau, le "saint de la nature" (28/06/2012)

On nous rebat les oreilles avec le 3ème centenaire de la naissance de Jean-Jacques. C'est le moment de relire "les trois réformateurs" de Jacques Maritain dont nous trouvons ici l'excellente synthèse que voilà :

MARITAIN ANTIMODERNE

« Antimoderne » ! Non seulement le philosophe néo-thomiste inventa le mot (titre d’un essai de 1922, qui claque comme un coup de revolver dans un banquet républicain), mais il sut donner à la chose une clarté percutante. Elle atteint son maximum dans Trois réformateurs, partie de casse boîte métaphysique, où les « pères de la conscience moderne » -Luther, Descartes, Rousseau- sont essorillés en enfilade.

« C’est par la tête que le poisson pourrit…La cellule où Luther a discuté avec le diable, le poêle où Descartes a eu son fameux songe, l’endroit du bois de Vincennes où Jean-Jacques a trempé son gilet de pleurs en découvrant la bonté de l’homme naturel, voilà les lieux où le monde moderne a pris naissance ».

Âpre, déclamatoire, presque méchant -c’est le Maritain d’avant 26. Il a, au meilleur sens du terme, un regard d’inquisiteur. On n’y sépare pas l’intuition psychologique du jugement scolastique.

Justement, le mot est lâché, et c’est la thèse du livre : la modernité est une perversion du christianisme, une hérésie qui a marché.

Sur le fond, de quoi s’agit-il ?

D’une mécompréhension de la bonne nouvelle, à savoir que nous sommes les « images de Dieu » et que « Dieu s’est fait homme ». Pour faire bref : quand l’apôtre dit « devenez participants de la nature divine » (II Pierre 1,4), l’homme moderne entend susurrer le serpent : « vous serez comme des dieux » (Gen. 3,4). Il s’auto divinise au lieu de se déifier. Il se figure que la liberté des enfants de Dieu consiste à se donner à soi même les lois de son existence (les fameuses « valeurs » que chacun se choisit). Mais pour le faire, il n’a plus de référence. Car ni la nature –réduite au désir animal- ni la grâce –trop lointaine- ne lui dictent plus rien.

Cette double destruction, la modernité l’a opérée progressivement : elle a commencé par déconsidérer la nature humaine au nom d’une grâce tyrannique (Luther), si bien que lorsqu’elle a rejeté cette grâce extérieure, elle s’est rabattue sur une nature réduite à l’animalité (Rousseau). Le résidu, c’est l’homo democraticus, revendiquant chaque jour les nouveaux objets de sa pride.

Mais suivons Maritain.

Luther ou l’avènement du moi

Sous sa plume, l’histoire de Luther est d’abord celle d’une âme énorme, qui, « impuissante à se vaincre, a transformé ses besoins en vérités théologiques ». Torturé par la conception trop pessimiste qu’il se faisait du péché originel, ce moine scrupuleux a trouvé la libération dans une vision totalement fausse de la grâce et de la vie religieuse. « Aspirant à la sécurité intérieure, il se délivre de tous ses tourments de conscience en désespérant une fois pour toutes de toutes les œuvres, et en se jetant, mais sans s’amender, dans la confiance en le Christ ». C’est ce que Maritain nomme « l’abandon pessimiste à l’animalité » (avant l’abandon optimiste de Jean-Jacques). Puisque nous sommes invinciblement mauvais, Dieu n’attend rien de nous : gardons confiance et péchons tant que nous pouvons : crede firmius et pecca fortiter. Puisqu’il est impossible de rien mériter, puisque nous sommes complètement pourris, le salut ne peut venir que de l’extérieur, par une grâce de nature juridique : Dieu efface nos péchés arbitrairement, il les tient pour nul, mais sans venir animer nos âmes d’une vie nouvelle. Dieu est loin de nous, nous n’avons aucune communication à sa vie.

Pas d’espoir non plus du côté de la raison : elle est selon Luther « la pire de toutes les putains du diable », directement « contradictoire avec la foi », aveugle en morale comme en métaphysique (idée que Luther héritait d’Occam), tout juste bonne à régler la vie quotidienne.

La vocation contemplative de la religion est absente de ce christianisme réformé ; l’essentiel, jusqu’à l’obsession, y est la crainte de l’enfer et le moyen de l’apaiser. L’homme y cherche la tranquillité, plus qu’il ne soupire après la face de Dieu. « En refusant d’admettre que l’homme puisse participer à la justice de Jésus Christ, et à sa grâce, il s’enferme à tout jamais dans son moi, il place le centre de la vie religieuse non en Dieu, mais dans l’homme. » C’est pourquoi Maritain qualifie le luthéranisme d’ « égoïsme métaphysique ».

Il suffit de prolonger les lignes pour voir se profiler la religion moderne : débarrassée du pape, des clercs, de la théologie, des œuvres, des sacrements, de toutes les médiations attentatoires à la sacro-sainte liberté intérieure, elle se limite à une seule chose : le MOI, jaloux de son indépendance, qui cultive une « certitude intérieure du salut » de plus en plus vague, comme une sorte de remède contre la dépression nerveuse. « Le luthéranisme, écrit Maritain, apparaît ainsi comme une sorte de mind cure dans l’ordre du salut éternel ». Et de conclure : « la nature humaine n’aura qu’à rejeter comme un vain accessoire théologique le manteau d’une grâce qui n’est rien pour elle, et à reporter sur soi sa foi-confiance, pour devenir cette jolie bête affranchie dont l’infaillible progrès continu enchante aujourd’hui l’univers. »

Descartes ou l’incarnation de l’ange

Ce programme, Descartes devait le réaliser.

Il entre en philosophie animé par une ambition inédite : fonder une médecine capable de vaincre la mort. De ce point de vue, la seule science intéressante est effectivement celle que Descartes cherche à fonder : la physique mathématisée, mère de la technique moderne. Mais de là Descartes déduit qu’elle est aussi la seule science légitime. Fasciné par la certitude a priori des mathématiques, il exige pour les hommes ce que les médiévaux n’accordaient qu’aux anges : l’intuition immédiate et facile de toute vérité. Et plutôt que d’en rabattre, il déclare irréel ou impossible tout ce qui ne se plie pas à l’évidence de type géométrique.

Erreur d’immense conséquence, car en discréditant les humanités, la morale et la métaphysique antiques, il prive l’humanité des sciences non quantitatives qui lui permettaient de scruter sa propre nature et d’y déceler d’autres fins que la prolongation de la vie biologique. L’homme unidimensionnel est né. Il a oublié toutes les fins sublimes de sa nature, et n’a désormais qu’un but, ravager la terre par la multiplication des moyens de sa puissance : « Ange ganté de fer et prolongeant par les bras sans nombre de la mécanique sa souveraine action sur le monde des corps ! Pauvre ange tournant la meule, asservi à la loi de la matière et bientôt pâmé sous les roues terribles de la machine terraquée détraquée ! »

Rousseau ou le saint de la nature

A cet homme, il ne manque plus qu’une morale.

Rousseau la lui fournira. On connaît certes le Rousseau stoïcien, partisan de Sparte contre Athènes, contempteur rigide des Lumières et de la civilisation du commerce, -le Rousseau réactionnaire en somme ; mais ce n’est là que la pars destruens de sa pensée. Positivement, Jean-Jacques propose autre chose, et d’encore plus réactionnaire si l’on veut : le retour à l’animalité.

Ce retour s’opère, Maritain le montre admirablement, sous couvert de pureté évangélique. « C’est à Rousseau que nous devons ce cadavre d’idées chrétiennes dont l’immense putréfaction empoisonne aujourd’hui l’univers ».

Irrationaliste, prônant le primat absolu de la sensibilité, Rousseau développe une conception erronée de la conscience, qui la délie de toute référence extérieure. L’ « authenticité » se trouve ainsi promue au rang de suprême vertu. Quant à la charité évangélique, elle se voit remplacée par son substitut passionnel, affranchi des rigueurs de la Justice : la compassion humanitaire. Ce manque de discernement rationnel dans l’exercice de la pitié, qui l’entraîne à tout confondre, est la manifestation d’une hérésie : celle qui conçoit l’amour comme l’affranchissement du Décalogue et la grâce comme la suppression de la nature (on peut penser au « marcionisme », mais Maritain ne le nomme pas). Cela donne les plus beaux fruits de la modernité : égalitarisme, révolution, despotisme humanitaire.

Maritain nous entraîne même un peu plus loin, anticipant sur le formidable développement des sagesses alternatives : « Rousseau annonce de loin la grande dissolution qu’on voudrait nous faire prendre pour la sagesse de l’Orient, et qui, étrangère à la métaphysique hindoue comme à la vieille morale chinoise, n’est que la débâcle mentale d’une humanité qui s’abandonne. »

Bref, il faut lire ce livre.

Il démontre une chose : l’antimodernisme n’est pas une posture, c’est une doctrine. Pour la refuser, il faut commencer par la réfuter.

Théonas

08:43 | Lien permanent | Commentaires (0) |  Facebook | |  Imprimer |