Ecriture et Tradition : un miracle peut en cacher un autre… (10/12/2012)
Que Jésus rendît d’un seul mot la vue à Bartimée qui mendiait au bord de la route, ce fut un grand miracle, assurément. Et pourtant, saint Marc nous en rapporte un autre plus grand encore, mais moins apparent, en relatant les circonstances de celui-là, sur lequel s’articule la péricope (Mc 10, 46-52) ...
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Car enfin, oserait-on dire, le miracle dont bénéficia Bartimée ne devrait guère nous surprendre.
Est-ce si extraordinaire pour « celui qui a façonné l’oeil » (Ps 93[H. 94], 9) de lui rendre son bon fonctionnement ? Cet aveugle avait foi en Jésus : on le voit par son comportement, et Jésus lui-même nous en donne confirmation, quand il lui dit « Ta foi t’a sauvé. » (Mc 10, 52) Or le Seigneur ne dit-il pas encore ailleurs : « Tout est possible en faveur de celui qui croit. » (Mc 9, 22 [Gr.23]) ?
Si nous sommes surpris par ce miracle-là, c’est que nous méconnaissons lourdement que l’être est dans les mains de Dieu, c’est que nous mesurons à notre aune, c’est que nous faisons bon marché de la toute-puissance de Dieu, de la divinité du Christ, de l’amour qu’il nous porte, du poids véritable et réel de ses paroles. Bref, c’est que nous nous disons chrétiens mais sommes bien loin de l’être !
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En commentant le miracle des noces de Cana (Tr. Ev. Jn, 8, 1), saint Augustin part du même principe :
À vrai dire, le miracle de notre Seigneur Jésus-Christ, par lequel il a changé de l’eau en vin, n’est pas étonnant pour ceux qui savent que c’est en sa qualité de Dieu qu’il l’a fait.
Et le saint Docteur s’en explique aussitôt par une considération d’un bon sens irréfutable :
Car celui qui en ce jour, à l’occasion des noces, a fait du vin dans les six jarres, qu’il avait ordonné de remplir d’eau, c’est celui qui chaque année fait cela dans les vignes. En effet, tout comme ce que les serviteurs mirent dans les jarres a été transformé en vin par l’oeuvre du Seigneur, de même aussi ce que les nuages répandent en pluie est transformé en vin par l’oeuvre du même Seigneur.
Même en tenant compte du travail de l’homme qui favorise la transformation du jus de raisin en vin millésimé, il faut bien reconnaître que la vinification en elle-même n’est pas plus son oeuvre, que la croissance n’est celle de celui qui plante ou de celui qui arrose. (Cf. 1 Cor. 3, 6). Que la nature soit ce qu’elle est, c’est un mystère.
Or, de cela nous ne nous étonnons pas, parce que la chose se produit chaque année : à cause de la régularité, cela a perdu son caractère étonnant.
C’est cette régularité des choses de la nature qui permet d’en découvrir et d’en énoncer les règles scientifiques, qui ne sont jamais que le miroir de la réalité qu’elles décrivent tant bien que mal sans pouvoir accéder au-delà de l’aspect phénoménal.
Or, pour être des plus communes, les merveilles naturelles n’en sont pas moins merveilleuses, au contraire :
Car ce phénomène appelle même une plus grande considération que ce qui s’est fait dans les jarres d’eau.
En effet, qui est-ce qui considère les oeuvres de Dieu, par lesquelles tout ce monde est régi et entretenu, sans être stupéfait et submergé de miracles ? S’il considère la puissance d’un seul grain, de quelque semence que ce soit, c’est quelque chose de magnifique, c’est effarant quand on y réfléchit.
En effet ! On peut du reste étendre cette réflexion : que dire, par exemple, de la génération des bébés...
Mais parce que les hommes, à l’affût d’autre chose, ont perdu la considération des oeuvres de Dieu, en laquelle ils donneraient chaque jour louange au Créateur, Dieu s’est comme réservé certaines oeuvres inhabituelles, qu’il allait faire pour inciter de manière plus étonnante les hommes, en quelque sorte assoupis, à l’honorer.
Et saint Augustin de conclure :
Un mort ressuscite, les gens sont dans l’étonnement ; tant de monde naît chaque jour, et personne ne s’étonne.
Si nous y réfléchissons de façon plus avisée, être, pour celui qui n’était pas, est le fait d’un plus grand miracle, que de revenir à la vie, pour celui qui était.
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Dieu s’est réservé de rendre la vue à Bartimée, tout d’abord, n’en doutons pas, pour lui faire un beau plaisir, parce qu’il l’aime personnellement ; puis, donc, pour nous réveiller, nous tous qui sommes assoupis.
Voyons maintenant quel est cet autre miracle, plus grand encore, mais moins apparent, que saint Marc nous rapporte en relatant les circonstances de cet épisode.
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A l’approche de Jésus, notre Bartimée se met donc à crier et à dire : « Jésus, fils de David, ayez pitié de moi » Et, précise encore saint Marc, « beaucoup de gens lui enjoignaient de se taire. »
Ces gens-là, qui suivaient le Christ, ne ressemblaient pas encore au Christ, ces fils d’Adam étaient toujours le « vieil homme » (Rom 6, 6), loup pour l’homme, surtout quand ce dernier est un mendiant aveugle qui fait tache dans le décor. Ah, ils ne sont pas beaux, pas plus que ces disciples qui rabrouaient les petits enfants et leurs parents qui les présentaient à bénir. (Cf. Mt 19, 13) N’est-ce pas eux plutôt qui font tache autour du Christ ?
Mais malgré leurs objurgations, Bartimée crie de plus belle, et Jésus, s’arrêtant, dit : « Appelez-le. »
Comme pour l’aveugle qu’il va dans un instant guérir d’un seule parole, il ne leur dit à eux aussi qu’une seule parole : « Appelez-le.»
Et là, surprise, ils ne transmettent pas l’appel sèchement : « Allez, viens ici, toi », mais sur un tout autre ton : « Confiance, lève-toi, il t’appelle. » (10, 49) Un ton qui laisse supposer qu’ils joignent le geste à la parole, l’aidant gentiment à se lever, s’affairant à lui ménager le passage.
Que s’est-il donc produit ? Sur un seul mot de Jésus, ne les dirait-on pas tout à coup mués, ces loups, en petites soeurs de la Charité ? Ils commencent doucement, à son exemple, à devenir d’autres Christs, des « hommes nouveaux ».
N’est-il pas vrai que c’est un miracle plus grand, puisqu’il ne s’agit plus ici d’agir simplement sur la nature des choses, ou sur l’état d’un organe, mais d’influer gracieusement sur une âme humaine, âme dont, comme on le sait, l’action divine se refuse à déterminer les choix par contrainte ?
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L’aveugle Bartimée est un aveugle qui se connaît et reconnaît pour tel ; eux sont des aveugles qui s’ignorent. Ils suivent le Christ et se croient ses disciples, mais ils ne voient pas d’emblée, quand Bartimée pousse son cri, qu’il est appelé.
Or il l’est : Jésus n’a-t-il pas dit que nul ne vient à lui si son Père ne l’appelle ? (Cf. Jn 6, 44) Cet appel-là, ils le méconnaissent, parce qu’ils n’ont pas l’esprit du Christ.
Guérir des aveugles qui ne se connaissent pas et moins encore se reconnaissent pour tels, n’est-ce pas un miracle plus grand de guérir l’aveugle qui implore sa guérison ?
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Jésus fait donc ce pour quoi il est venu : il leur révèle l’appel du Père, en leur disant : « Appelez-le. »
Remarquons bien qu’il ne l’appelle pas lui-même sans passer par leur intermédiaire, tout aveugles qu’ils soient. L’appel intime du Père mène au Fils, mais la volonté divine veut encore que ce soit par l’intermédiaire d’un appel explicite de l’Eglise.
Cette dernière condition peut nous paraître, à nous, inutile. Notre mentalité de religion individualiste avec sa « logique » désincarnée tiendrait bien un raisonnement de cette sorte : « Que le Bartimée fasse sa demande dans sa sphère privée : qu’a-t-il besoin de se donner en spectacle par ses cris ? » (ah ! ne lui aurions-nous pas enjoint, nous aussi, de se taire ?) « Dieu est bon, il le guérira : mais que cela reste leur affaire à eux. »
Oui, justement Dieu est bon, et guérissant Bartimée c’est d’abord nous qu’il veut guérir ; d’abord notre cécité d’âme, avant sa cécité de corps. Car la cécité d’âme est la seule vraie cécité : les Anciens l’avaient déjà pressenti, eux pour qui les aveugles ont souvent tenu le rôle de « voyants » (e. g. Tirésias...)
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Comment guérit-il cette cécité d’âme ? Comme l’autre, celle du corps, d’une seule parole : « Appelez-le ».
La parole de Dieu est une parole créatrice (cf. Ps 32 [H. 33], 9). Tout son être est dans sa parole, c’est ce qui la rend efficace, au lieu que « tout homme est menteur » (Ps 115, 2 [H. 116, 11]), même quand il ne ment pas : simplement parce qu’il n’est pas tout entier dans sa parole (ce qui supposerait qu’il soit unifié, et uni à Dieu...) Voilà pourquoi sa parole à lui est inefficace. Et de même, c’est ainsi qu’il se dit chrétien tout en faisant bon marché de la toute puissance de Dieu, de la divinité du Christ, de l’amour qu’il nous porte, du poids véritable et réel de ses paroles.
En la personne de Jésus, l’homme est parfaitement uni à Dieu ; dans son « Appelez-le », il y avait tout le rayonnement de la bonté divine : assez de lumière pour faire d’un disciple aveugle et opaque un autre Christ.
A son exemple, puissions-nous donc, nous aussi, mettre en nos paroles toute la divinité reçue à notre baptême, et elle produira de ces miracles qui donnent croissance au Corps mystique du Christ : car ce n’est pas l’appel intime du Père qui fait défaut, ni le « Appelez-le » de Jésus, mais bien notre petit : « Confiance, lève-toi, il t’appelle », où tout notre être régénéré serait présent de son beau rayonnement.
J.-B. T.
In « Chroniques de Saint-Lambert » n° 80 (année 2012-IV), Quai Churchill, 42/7, 4020 Liège
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