De Benoît XVI à François : aucune rupture de fond d'après Rémi Brague (28/09/2013)

Rémi Brague : « Aucune rupture de fond avec Benoît XVI » (source : Liberté Politique)

Dans Le Monde du 25 septembre, l’académicien Rémi Brague réagit aux interprétations dialectiques des propos du pape François dans l’entretien qu’il a accordé aux revues jésuites : non le pape François ne rompt pas avec ses prédécesseurs, en particulier Benoît XVI et Jean Paul II. Le philosophe revient notamment sur un supposé renversement des priorités dans le dialogue avec le monde : le kérigme avant la morale — une interprétation aussi erronée de la pensée du Pape François que des papes qui l'ont précédé...

« L'entretien accordé le 19 septembre par le pape François révèle une personne concrète, avec son histoire, sa sensibilité, ses goûts littéraires ou musicaux. On a envie de dire que ce qui nous intéresse n'est pas sa petite personne ou sa grand-mère, mais sa fonction. Certes, mais cet aspect personnel est capital si l'on veut comprendre ce qu'est l'Eglise. Elle n'est ni une multinationale avec un PDG et des stratégies de vente ni un parti avec un numéro un et une ligne à défendre. L'Eglise est personnelle. C'est le démon qui est légion (Marc, 5, 9) et sans visage. L'Eglise se fonde sur le témoignage des apôtres autour de Pierre et sur l'expérience de Paul. Elle trouve son origine dans la résurrection d'une personne datée et localisée, le juif palestinien Jésus de Nazareth.

Je suis frappé par la présence partout dans l'entretien de ce que le pape Benoît appelait, pour la souhaiter, une "herméneutique de la continuité". Au-delà d'évidentes différences de tempérament et de style, il n'y a aucune rupture de fond entre François et son prédécesseur. Le discours de ce dernier devant l'épiscopat allemand (discours de Fribourg, le 25 septembre 2011) peut se lire comme un programme que François applique avec prudence et méthode.

Cette continuité concerne deux papes, mais elle est avant tout un trait fondamental du développement humain : "l'homme de culture" doit "être inséré dans le contexte dans lequel il travaille", "il n'y a pas d'identité pleine et entière sans appartenance à un peuple", chaque personne, issue d'une histoire, a un devoir de fécondité. Etant une personne, l'Eglise doit croître comme une personne, qui change dans la continuité de son histoire. François le rappelle avec une phrase de Vincent de Lérins (Ve siècle), qu'il faudrait d'ailleurs citer avec son contexte. La croissance n'a de sens que si elle concerne un seul et même être vivant qui récapitule à chaque étape la totalité de son passé en faisant mémoire et en se projetant vers l'avenir : "La tradition et la mémoire du passé doivent nous aider à avoir le courage d'ouvrir de nouveaux espaces."

Mais on ne peut libérer de nouveaux espaces qu'en guérissant le passé, ce qui n'est possible que par le pardon. L'image est belle, qui compare la mission de l'Eglise aux soins aux éclopés dans un hôpital de campagne. C'est que sa tâche fondamentale est la miséricorde, jamais la punition. Mais l'enseignement moral de l'Eglise fait partie de la miséricorde : on doit certes soigner les accidentés de la route, mais il faut d'abord les avertir, avant qu'ils ne montent en voiture, des dangers de l'alcool ou du portable. Ce que l'Eglise appelle "morale" est un code de la route. Le laxisme n'est pas miséricordieux : laisser croire aux automobilistes qu'ils peuvent prendre le volant ivres ou rouler à contresens n'est pas leur rendre service.

François refuse avec raison de se focaliser sur les questions dites de "morale sexuelle". Mais soyons honnêtes. Est-ce que ce sont vraiment les curés qui "voient du cul partout" ? Je n'ai jamais entendu un seul sermon sur ce sujet. Mais, quand un pape survole les problèmes d'aujourd'hui en vingt pages où figure une phrase là-dessus, les médias ne voient qu'elle.

François rappelle le rôle prophétique des religieux. N'ayons pas peur du mot, qui peut faire sourire. Et généralisons à tous les chrétiens. Un passage d'Ezéchiel (chapitre 33) éclaire le sens de ce que tous ont à dire au monde : le prophète entend Dieu lui dire que, si les gens de son pays continuent à pécher et en meurent sans qu'il les ait prévenus, c'est à lui qu'il demandera des comptes. S'il les a prévenus, et qu'ils s'entêtent, ce sera leur problème. "Le salaire du péché, c'est la mort" (Romains, 6, 23). Ce qu'on appelle "péché" a une logique immanente qui amène à plus ou moins long terme la destruction psychologique et, à la limite, physique des individus ou des groupes qui s'y abandonnent. C'est même à cette dérive vers le néant qu'on le reconnaît.

François rappelle ce qui devrait être une évidence, tant ses prédécesseurs l'ont seriné : "il faut toujours considérer la personne" et la distinguer de son péché, condamner le second et pardonner à la première. Si on lutte contre la drogue, c'est pour libérer celui qui s'en est fait l'esclave. Personne n'accuse les campagnes contre le tabagisme d'être des campagnes de haine ou de mépris des fumeurs. Bien au contraire, c'est les aider que de les éclairer sur les risques encourus.

J'applaudis François lorsqu'il dit que les "lamentations qui dénoncent un monde barbare" sont contre-productives. Leur défaut est qu'elles nous font nous plaindre de ce qui nous arrive, nous obsédant sur nos bobos et nous détournant de l'aide à apporter aux autres. Mais ne confondons pas le pleurnichage nostalgique sur un passé idéalisé avec le cri d'alarme qui met en garde notre prochain lorsqu'il s'interdit d'avoir un avenir.

Le danger de l'Eglise est ce que les juristes appellent "non-assistance à personne en danger", la victime pouvant être une société, une civilisation, voire le genre humain. A tort ou à raison, on a reproché à Pie XII de s'être tu. Il se pourrait que l'Eglise soit aujourd'hui à peu près la seule à dénoncer des périls moins bruyants, mais qui pourraient être aussi graves à longue échéance. »

En savoir plus :

L’entretien du pape François

08:45 | Lien permanent | Commentaires (1) |  Facebook | |  Imprimer |