L'aube spirituelle de l'humanité (27/12/2013)

455px-Marcel_OTTE.jpgNotre ami Ludovic Werpin a rencontré Marcel Otte qui lui a accordé un entretien autour de son livre "A l'aube spirituelle de l'humanité" (2012). Le point que l'auteur fait sur quelques questions préhistoriques et la position qu'il exprime sur l'origine de la spiritualité étant susceptibles de nourrir notre réflexion, nous les reproduisons ici, ce qui n'implique pas que les vues de Marcel Otte coïncident avec une vision catholique des choses telle qu'elle fut exposée, par exemple, dans les travaux du défunt cardinal Julien Ries sur l'émergence de l'Homo Religiosus.

Entretien avec Marcel Otte, le 12 décembre 2013, à Liège

Il y aura trois parties à cet entretien : la première concerne tout ce qui a trait à l’évolution de l’homme ; la deuxième portera sur quelques sites préhistoriques de la région wallonne où vous avez fouillé ; et la troisième partie, sur votre livre « à l’aube spirituelle de l’humanité ».

À propos de l’évolution de l’homme

L.W. Je souhaitais commencer par les découvertes récentes, au Tchad, de Michel Brunet et de son équipe, de Toumaï (Shahelanthropus Tchadensis) et d’australopithèque Bahrelghazali. Quelle est l’importance de ces découvertes ?

M.O. C’est fondamental, en tout cas Toumaï. Bahrelghazali n’est pas encore bien défini. Toumaï présente un intérêt fort important du fait qu’il est très ancien, 7 millions d’années, mais en même temps, très évolué. Ce n’est pas un australopithèque ; c’est déjà un primate orienté vers l’hominidé. On doit considérer, pour toutes sortes de raisons, que les australopithèques ne font pas partie des ancêtres de l’homme. Ce sont des primates anthropomorphes et bipèdes, mais qui ont disparu. Toumaï est plus proche de nous que les australopithèques, bien que nettement plus ancien. D’autre part, les australopithèques ont duré au moins jusqu’à un million d’années, ce qui est extrêmement récent par rapport à l’origine de l’homme qui se situe, au moins, à 3 millions, 3 millions et demi d’années. Donc, on a deux filières parallèles. Ceci pour dire que Toumaï a remis en question l’ancienne idée, mais qui était déjà caduque, que les australopithèques auraient donné les hominidés mais cela n’allait déjà pas, parce qu’il y avait une superposition de dates. L’idée que l’australopithèque Afarensis [Lucy] aurait été l’ancêtre de l’homme est tout à fait abandonnée ; l’intérêt de Afarensis c’est qu’il était bien connu, presque complet… en plus, il y a de nombreuses variétés à l’intérieur des australopithèques. Ce sont des primates anthropomorphes bipèdes, mais éteints. Il y a eu plusieurs lignées de primates qui se sont mis à marcher et pas seulement les hommes ; le phénomène se retrouve en Chine avec le gigantopithèque qui est également un grand primate, le plus grand qui ait jamais existé : il faisait trois mètres de hauteur ; il a disparu. Donc il faut bien voir que la belle théorie d’une seule évolution, ça ne va pas du tout. Juste avant (si l’on peut dire quand on travaille à cette échelle), avant 10 millions, les primates que l’on retrouve, donc le ramapithèque, le kényapithèque ne sont ni sur la lignée des primates actuels ni sur celle des hominidés ; donc avant 10 millions d’années, les 2 lignées ne se distinguent pas. Là, on serait sur un ancêtre commun.

Restons encore sur Toumaï : on a découvert son crâne déposé à même le sable hors de toute strate datable ; est-ce que ce n’est pas une difficulté ?

Si, mais la datation a été faite sur les sédiments environnants et aussi par résonnance paramagnétique c'est-à-dire directement sur l’ossement lui-même. Les sédiments qui l’entouraient étaient, eux, datables. Par ailleurs, il faut bien voir que les ossements animaux sont également préservés aux alentours ; les ossements d’animaux, dont on connaît assez bien l’évolution et qui sont évidemment beaucoup plus fréquents que ceux des hominidés, peuvent donner une date, au moins approximative : on peut savoir dans quelle période du pléistocène on se situe. C’est une question qui m’a tracassé aussi mais je fais confiance à mes collègues physiciens ; la résonnance paramagnétique semble quand même assez fiable.

À quel moment serait-on passé de 48 à 46 chromosomes dans l’évolution ?  [Chez les panidés, on est à 48 chromosomes et chez les hominidés, à 46] Est-ce que les australopithèques avaient encore 48 chromosomes ?

C’est impossible à dire : on n’a pas conservé d’ADN pour ces époques. À Sclayn, on a daté des fragments d’ADN mitochondrial mais c’est de l’ADN beaucoup plus récent, et d’autre part, c’est par comparaison avec d’autres néanderthaliens, datés à peu près de la même période, que l’on a pu se dire « ah voilà des choses qui sont communes aux différents néanderthaliens connus, comme une signature de cette population» mais tout le reste de la chaîne génétique est inconnue ; on ne peut pas définir actuellement une espèce sur ces bouts d’ADN. De toutes façons, pour moi, le néanderthalien, y compris à Sclayn, est déjà un homme moderne, exactement la même espèce que nous.

Est-ce que les australopithèques avaient la faculté de produire des outils ?

Oui, sans aucun doute. Ce n’est pas Homo habilis qui le premier a fabriqué des outils. Comme Homo Erectus n’est pas le premier à se tenir debout. L’homme était debout depuis déjà fort longtemps à ce moment-là. Mais on a gardé le nom. C’est une règle en nomenclature de ne plus changer de noms pour ne pas tout mélanger. Homo habilis, sa caractéristique principale, c’est d’être Homo c'est-à-dire d’avoir la disposition crânienne et du post crânien typiquement humaine. Si vous le voyiez, ici devant nous, vous le reconnaîtriez tout de suite comme un Homme, tandis qu’un australopithèque vous hésiteriez pour savoir si c’est plutôt un singe ou plutôt un humain. Homo habilis a été nommé ainsi parce que dans la même couche, on a retrouvé des outils. Mais, les australopithèques faisaient des outils également et les chimpanzés aussi font des outils, les loutres, certains oiseaux aussi.

Et quel type d’outils pour les australopithèques ? De type Oldowayen ?

Non, pas encore, ce sont des éclats. L’Oldowayen c’est déjà très évolué dans le sens où cela associe un tranchant à une masse et c’est stéréotypé ; c’est comme s’il y avait un concept élaboré, une sorte de phrase qui est dans le cerveau, qui est transmise via, sans doute, l’objet lui-même qui contient sa propre définition. L’Oldowayen, c’est chez Habilis. Par contre, il y a des éclats taillés et utilisés chez les australopithèques. Ce n’est pas propre à l’homme. Les animaux connaissent l’éducation, comme nous ; ils communiquent, comme nous ; ils ont un langage, comme nous mais différent du nôtre. L’éthologie a fait des progrès immenses depuis les années 1950. Et l’on voit qu’il y a des codes de langages très élaborés et qui peuvent utiliser les mêmes sons mais combinés différemment de manière à créer une phrase : « attention un prédateur est là, dans telle direction, à telle distance ». Le langage n’est pas propre à l’humanité, comme on l’a cru longtemps.

Est-ce que, pour vous, cela implique, qu’il n’y ait pas de discontinuité entre l’animal et l’humain, ou y-a-t-il un « saut » quelque part ?

Non pour moi, il n’y a pas de différence fondamentale entre les deux ; il y a des différences de degrés. Bien entendu, la culture chez nous, a pris une dimension essentielle, y compris comme moteur évolutif, tout ce qui est spirituel en général. Tandis que chez l’animal (même s’il y a également du culturel -une mère apprend à son petit à chasser, par exemple ou bien lui apprend la tendresse), le biologique domine. Chez nous, le culturel est devenu le propre moteur évolutif. L’animal lui va évoluer à la darwinienne par adaptation, par sélection et c’est de caractère biologique, par mutation. L’adaptation biologique prend beaucoup plus de temps que chez l’homme où il y a une adaptation « spirituelle ». Je ne vois pas de discontinuité entre le monde vivant en général et l’homme. C’est une idée qui serait rassurante car on pourrait se dire que nous sommes des êtres exceptionnels, qu’il n’y a que nous qui avons l’esprit, la pensée. La Bible n’explique que cela « Reproduisez-vous et conquérez la terre ». Les religions, au sens strict, distinguent le destin de l’homme du destin animal car le discours religieux cherche à montrer que nous échapperions aux lois biologiques qui seraient, elles, réservées aux animaux. Ce que j’appelle religion au sens strict, ce sont les religions où il y a un Dieu ou des dieux et qui sont analogues à nous-mêmes. Tandis que les peuples chasseurs ont une métaphysique parfois très élaborée mais ils n’ont pas de dieux.

Restons sur Homo Habilis, il avait une capacité crânienne de 600 à 700 cm3, à peine supérieure à celle du chimpanzé ; il était probablement charognard…

Non, Habilis n’était probablement pas charognard. C’est une théorie qu’on a lancée parce que l’on n’était pas satisfait qu’un type pareil, aussi ancien, eût été chasseur mais il était probablement chasseur. Par ailleurs, attention, la plupart des populations chasseuses ne s’alimentent pas principalement du produit de la chasse. Par exemple, l’essentiel de l’alimentation des peuples chasseurs actuels, à 80 pourcents, c’est de la nourriture végétale et donc, ils cueillent des céréales sauvages, ils ramassent des tubercules et ces activités sont pour les femmes et les enfants tandis que la chasse est réservée aux hommes. Pour Habilis, il est fondamental de bien comprendre qu’il chasse et donc tue. Il doit tuer, contrairement à tous les autres primates qui restent dans la forêt où la nourriture se trouve spontanément en abondance. Pour quitter la forêt l’australopithèque, puis tous les primates qui l’ont quittée, devaient tuer pour se nourrir en devenant carnivore. Tous ceux qui sont sortis de la forêt, soit ont disparus mangés par les félidés, les hyènes - dès qu’ils tombent d’un arbre, ils sont mangés- soit une trouvé une solution. Ce qui est fondamental dans ceux qui ont réussi, donc Homo Habilis en question, c’est qu’il a pu subsister puisqu’il a donné naissance à toute la lignée humaine en tuant pour se nourrir. C’est pour cela que je parle de métaphysique déjà à cette époque car, en tuant, Habilis commet une transgression par rapport à la nature et il le sait et il le fait quand même. C’est le propre de l’humanité, c’est l’audace.

Pouvez-vous nous parler maintenant d’Homo Erectus ?

Il y a là une théorie très chaude pour l’instant : si finalement les populations d’habilis, de rudolfensis par exemple sont humaines mais disparaissent parce que ce sont les erectus qui finalement s’imposent partout, il se pourrait bien, et c’est un sujet à débat très vif, que l’Erectus vienne d’Asie [et non d’Afrique]! On a quand même en Asie, des Erectus qui remontent à deux millions d’années par rapport à ceux qui apparaissent en Afrique, c’est 1,6 millions. Il y a aussi homo Georgicus en Europe à Dmanisi en Géorgie à 1,8 millions d’années.

Mais qui est Cet Homo Georgicus ?

J’ai tendance à croire qu’il est beaucoup plus proche de l’Habilis que de l’Erectus par toutes sortes de caractères anatomiques, de la mandibule en particulier. Ce serait, s’il faut faire une théorie, un habilis venu d’Afrique mais quand j’ai étudié l’industrie, l’outillage – qui est Oldowayen – ça ressemble quand même fort à l’Asie. Je suis allé en Géorgie plusieurs fois ; c’est un site important et ce sont des amis là-bas. L’outillage me fait penser davantage à l’Asie mais la paléontologie, la disposition anatomique du crâne est plutôt Habilis donc, il y a discussion… c’est la science ça.

Et Homo Antecessor, découvert à Atapuerca, dans le nord de l’Espagne ?

C’est un erectus européen, comme celui de la Sima Del Elefante à Atapuerca également, ce dernier qui fait quand même 1,2 millions d’années. Et puis, il y en a, à Orce, en Andalousie, qui font aussi plus d’un million d’années. Dans la série d’Atapuerca classique, il y a de véritables sépultures d’Erectus alors qu’on est du côté de 700 à 800 000 ans, avec biface : c’est vraiment très intéressant. Ce sont des populations Erectus. Là, tout le monde est d’accord. Mais, sur leur comportement religieux, personne n’est d’accord. Pour moi, il y a véritablement une sépulture, une destinée qui est donnée à l’homme qui est défunt. On respectait son destin après la mort et on l’entourait puisque l’on a retrouvé dans cette doline, qui est un creux, toute une série de sépultures. Ce n’est pas un seul individu qui serait tombé et surtout on a retrouvé un outil, qui est un superbe biface, une pièce sculptée sur les deux faces. L’outil biface, en lui-même, ne sert pas à grand-chose ;  il est surtout à vocation symbolique. Oui, c’est là une opération métaphysique, une de plus après le feu, l’outil, la chasse. Tout ça c’est de la métaphysique, c'est-à-dire qu’ils veulent braver leur destin. Entre 500 000 ans et un million d’années, l’Europe est habitée par plusieurs populations du stade évolutif Erectus et là, on n’est pas tous d’accord ; certains les voient venir d’Afrique, d’autres d’Asie, du Proche-Orient. Ensuite, l’Europe étant une sorte de cul de sac, les populations qui émergent de grands continents comme l’Asie ou l’Afrique sont relativement peu nombreuses et isolées. Une chose est sûre : l’homme ne vient pas d’Europe. Il est arrivé sans doute par des flux faibles, de différents endroits par le Proche-Orient, l’Asie centrale, par Gibraltar et par la Sicile. Ensuite, il y a eu une population qui a mêlé ces différentes origines et qui a créé une population particulière que l’on va appeler les néanderthaliens, du fait que les apports extérieurs vont être beaucoup moins importants que le développement au sein de l’Europe. C’est un isolat au niveau du continent européen et ça donne par exemple l’homme de Mauer. Il y en a d’autres qui ne se distinguent alors guère entre eux. Puis, ils deviennent néanderthaliens et c’est vraiment particulier parce que le néanderthalien est le même partout depuis le Portugal jusqu’en Sibérie jusqu’en Irak où j’ai fouillé et où l’on retrouve aussi des Néanderthaliens.

D’un point de vue technique, l’Acheuléen est une affaire africaine, au départ, qui arrive en Europe soit via la Sicile soit via Gibraltar. Le bassin du Rhin est la limite orientale de l’acheuléen et l’Angleterre son extension la plus septentrionale mais l’acheuléen que nous avons ici est très récent par rapport à l’Afrique où il apparaît vers 1,6 MA ; ici, il fait maximum 600 000 ans. Donc c’est une population qui est arrivée tard. L’acheuléen est tardif et d’Europe occidental. Tandis que Mauer, qui est en Europe centrale, avait une industrie sur éclat de type asiatique.

Peut-on parler d’un langage rudimentaire chez les prénéanderthaliens ?

Oui, ça ne fait pas l’ombre d’un doute. Il n’y a pas d’homme sans langage. Déjà Erectus avait un langage adapté à ses besoins. Par exemple, pour organiser une chasse, pour abattre un zèbre ou un bovidé, il faut s’organiser donc il faut des concepts qui doivent pouvoir être partagés par des mots. Le feu aussi requiert l’usage de la parole. Mais comme les besoins étaient fort différents des nôtres, les langues l’étaient aussi.

Venons-en aux néanderthaliens et à leur technique le moustérien.

Le moustérien c’est une industrie faite sur éclats. C’est peut-être la plus belle industrie lithique que l’homme ait jamais inventé. Donc, il s’agit de façonner un bloc de pierre de telle sorte que la forme de l’éclat qui va en sortir soit prédéterminée avant de l’extraire et ça donne une forme particulière, un éclat qui lui, va ensuite être transformé en outil. C’est ce que l’on appelle la méthode Levallois, qui apparaît vers 300 000 ans et qui est une invention typiquement néanderthalienne et c’est absolument génial. Alors, on rencontre tous les types d’outils, toutes les fonctions (racloirs, pointes, couteaux,…). L’avantage de cette méthode, c’est que l’éclat est léger et qu’il peut être apporté loin des sources d’approvisionnement ce qui favorise la mobilité du groupe et cela témoigne d’une prédestination de l’outil dès le bloc. On distingue l’extraction du bloc et sa mise en forme de l’utilisation. L’utilisation de l’outil pourra se faire à des centaines de kilomètres. Il y a une grande capacité d’abstraction au départ. Chez l’homme moderne, on verra encore cette distance se multiplier par 3 ou 4.

Homo neanderthalensis et homo sapiens, une ou deux espèces ?

C’est la même espèce. Cela ne fait pas l’ombre d’un doute.

Et la question de l’interfécondité ? Les généticiens disent qu’il y aurait eu très peu de flux génétiques entre ces 2 populations…

C’est aussi difficile que de concevoir des croisements entre les britanniques qui sont arrivé en Australie et les aborigènes qui y étaient déjà. Bien sûr que les croisements sont possibles mais culturellement, ils ne sont pas fréquents donc on aura très peu de chances de retrouver un « métis ». Il y a une barrière culturelle à la fécondité.

Et l’Homme moderne [homo sapiens] ?

Il est certain que l’homme moderne ne vient pas d’Europe ; là-dessus, tout le monde est d’accord. La plupart le font venir d’Afrique parce qu’il y a des modernes en Afrique très tôt, [190 000 ans environ] mais moi, je les vois venir en Europe à partir de l’Asie, ces homo sapiens qu’on appelle aussi Cro Magnons.

Mais est-ce que l’on a trouvé des sapiens très anciens en Asie ?

Oui, en Chine, en tout cas à Maba et à Dali, des sapiens qui sont aussi vieux.  C’est de l’ordre de 200 000 ans aussi. Il faut bien mettre les choses au point. Quand on parle de sapiens, c’est un stade mécanique, ce n’est pas un stade intellectuel. Le fait que certains primates se sont mis à marcher sur deux pattes a provoqué des séries de conséquences qui vont des pieds jusqu’au crâne et qui stabilisent le corps verticalement. Depuis 3 millions d’années, l’homme s’est dispersé et il a poursuivi la modernisation partout, de manière autonome. La modernisation de toutes les formes d’humanités, non seulement s’est faite de manière autonome, mais en plus est toujours en cours. Sapiens n’est pas apparu en Afrique ou en Asie mais en Afrique et en Asie. Le terme « Sapiens » est un peu confondant ; c’est une question purement ostéologique. Il faut que la tête tienne droite sur un corps qui, maintenant, se tient droit ; il y a un rééquilibrage qui fait que le crâne a tendance à s’arrondir. L’usage des mains, permis par la bipédie, libère les fonctions masticatrices de la mandibule et la face a tendance à reculer ; ce sont alors les mains qui accomplissent l’essentiel. L’humanité continue à évoluer : il suffit de comparer les tailles des conscrits du 19ème avec les militaires d’aujourd’hui et cela se passe partout donc ce n’est pas lié à une population qui migre.

Pour rester sur la cohabitation entre Sapiens et Neanderthal,  pourriez-vous nous dire quelques mots sur le châtelperronien ? Qui en est l’auteur ?

Neanderthal. Cela ne fait aucun doute. Il y a au moins deux sites où l’on a l’association entre néanderthaliens et châtelperronien. À mes yeux, il s’agit d’une acculturation parce que les populations sont rigoureusement contemporaines, les derniers néanderthaliens et les premiers modernes en Europe, contemporains donc et pendant des milliers d’années. Ils se connaissaient ; il n’y avait pas nécessairement de guerre ni d’échanges violents mais il y a eu une influence. Les châtelperroniens suivent encore la technique moustérienne mais y apportent autre chose, comme le laminaire et les pendeloques, par exemple. On est entre – 35 et – 40 000 ans. Châtelperronien et début de l’aurignacien sont contemporains.

Pour les modernes, on a des dates plus anciennes en Asie ou en Europe de l’Est puis, il y a une progression vers l’ouest. À l’extrême ouest, en France et en Belgique, là où les recherches ont commencé, il y a une sorte de caricature parce que les populations modernes en migrant vers l’ouest se sont caractérisées, de plus en plus elles-mêmes et de plus en plus opposées [aux néanderthaliens]. C’est comme cela d’ailleurs que j’explique l’apparition de l’art parce qu’il fallait que leur mythologie [des modernes] soit matérialisée, soit permanente puisqu’elle était en conflit avec une autre mythologie.

Quelques sites préhistoriques remarquables en Wallonie

La Belle Roche à Sprimont : Il y a là les plus anciennes traces indirectes de fréquentations humaines en Belgique ; on y a trouvé une industrie sur éclat (que l’on peut voir au Musée Curtius à Liège). Elle est datée de vers – 500 000 ans mais il n’y a pas de restes humains associés malheureusement… ça ressemble un peu aux industries de type choukoutiennes, d’Asie Orientale. Mais, il ne faut pas oublier qu’il y a de l’Acheuléen aussi vieux que cela de l’autre côté de la Belgique. À Mesvin, dans les tranchées de chemins de fer du XIXème siècle, on a retrouvé de l’acheuléen, d’origine Africaine, qui date approximativement de la même période. C’est amusant, notre région est déjà une frontière… en exagérant un peu le trait !

Spy : Il y a là les néanderthaliens mais il y a beaucoup d’autres choses à Spy. Les néanderthaliens ont été les plus remarquables et les plus diffusés dans la littérature de l’époque ; nous sommes en 1886. C’est très important car on connaissait Neanderthal par la découverte de 1856 [dans la vallée de Neandertal, près de Düsseldorf] et d’abord à Engis en 1830 – c’était ici – et à Gibraltar en 1848. Spy fut très important dans la mesure où l’on donnait un sens à une espèce, à une forme anatomique. Là, on a trouvé deux individus puis on s’est rendu compte qu’il y en avait un troisième. Les deux individus étaient ensevelis : c’était une sépulture. Là, on avait aussi une association entre le moustérien et les néanderthaliens, association entre la technique et l’anatomie.

Par ailleurs, pour les périodes plus récentes, on y voit des cultures très intéressantes, quelque chose d’équivalent à du châtelperronien mais septentrional, des cultures influencées par l’homme moderne. Les dates que l’on vient d’obtenir sur les néanderthaliens de Spy sont récentes – 36 000 ans ; c’est récent pour des néanderthaliens et cela laisse entendre que nous avons là des populations acculturées et des cultures intermédiaires. Les 2 néanderthaliens, ensevelis à Spy, pourraient déjà être du paléolithique supérieur. Au-dessus, il y a de l’aurignacien, bien connu car superbement préservé avec une industrie osseuse très importante. Mais à Spy, il y a un peu de tout : des traces de passages de magdaléniens, du néolithique et même des traces de passages de pèlerins médiévaux qui allaient à Saint Jacques de Compostelle !  C’est un chemin que l’on a toujours suivi. Le site est intéressant car il présente une belle différentiation stratigraphique entre les différents niveaux : l’acheuléen à la base, différents niveaux de moustériens, puis les néanderthaliens, cette industrie mixte à pointes foliacées, puis l’aurignacien et puis le gravettien et au-dessus, une énorme couche de lœss stérile du point de vue archéologique qui correspond à une phase très froide, à – 20 000 ans, le pléniglaciaire B et au-dessus le magdalénien. Le néolithique et l’âge des métaux ne sont pas particulièrement bien représenté à Spy. Fin XIXème et début XXème, Spy a été fondamental pour rassembler le puzzle de toute une série de découvertes faites à gauche et à droite.

Pourquoi a-t-on parlé d’une sépulture à Spy pour les 2 néanderthaliens ?

D’après la description des fouilleurs. Il y avait là deux individus allongés et comme les squelettes sont complets, on voit mal comment il pourrait s’agir d’autre chose que d’une sépulture. Ceci dit, la littérature française, chauvine comme on la connaît, ne l’a admis qu’en 1908 lorsqu’ils ont découvert leur propre sépulture néanderthalienne  [le vieillard de la Chapelle-aux-Saint]. De la même façon, l’art pariétal était bien connu en Espagne avant qu’il soit reconnu en France.

À partir de quand voit-on apparaître l’ocre rouge ou des ramures d’animaux dans les sépultures ?

La question est discutée. J’en avais vu à Qafzeh [« le précipice » en arabe], en Israël. Certains me disent que ce n’était pas tout à fait en contexte. Mais, ce sont déjà là des hommes modernes africains, - 92 000 ans. C’est un lieu de passage et dans les deux sens puisqu’il y a des néanderthaliens européens et des modernes africains. L’usage de l’ocre dans les sépultures néanderthaliennes me semble exister en différents endroits mais la question reste débattue. Par contre les vestiges osseux sont très fréquents souvent ce sont des vestiges céphaliques, des ramures de cervidés, des mandibules de sangliers par exemple. C’est intéressant car cela montre que le destin de l’homme reste lié à la nature.

Quelle est l’importance de la grotte Scladina, à Sclayn, près d’Andenne ?

Nous y avons commencé les fouilles en 1978 et elles se poursuivent toujours à présent. L’intérêt, c’est d’avoir une très longue stratigraphie et une très longue continuité d’habitats qui remontent à 120 ou 130 000 ans, avec plusieurs phases d’occupation. Puis, on a découvert cet enfant, enfin sa mandibule. Un intérêt aussi, c’est de montrer les fouilles en cours ; on a installé une passerelle pour le public. On n’arrête pas la fouille ; les visiteurs se trouvent deux mètres au-dessus. Il y a encore beaucoup de potentiel ; on a fouillé là peut-être un dixième ! Comme c’est un site protégé, on n’est pas pressé : ce n’est pas une fouille de sauvetage. J’aimerais quand même bien retrouver le reste de l’enfant. C’est là aussi que nos étudiants font leurs stages de fouilles.

Le site de Huccorgne (Wanze): C’est du gravettien là-bas ; le même que celui que l’on a trouvé à Spy et à Maisières (près de Mons). C’est une culture tout-à-fait particulière et différente de l’aurignacien et qui semble aussi venir d’Asie mais plutôt d’Asie septentrionale (l’Aurignacien, c’est plutôt l’Asie centrale) où l’on voit des débitages laminaires très anciens, dès 80 000 ans mais, ils [les gravettiens] semblent ne commencer à bouger que vers – 40 000 ans et puis ils occuperont toute la partie septentrionale de l’Europe à la différence des Aurignaciens qui sont plutôt méditerranéens mais plus on va à l’ouest, plus ils se superposent. Le site d’Huccorgne a montré l’occupation de plein air. À Maisières, c’est donc du gravettien mais, il est très ancien, -28 000 ans, alors que la culture gravettienne c’est plutôt - 26 à - 24 000 ans et que tout l’outillage est beaucoup plus grand que partout ailleurs ; c’est une sorte d’ateliers là et c’est pour cela que certains ont créé un terme particulier : le « Maisiérien ». À Huccorgne, c’est un habitat gravettien (on est à – 26 500) ; à Maisières c’est un atelier donc il y aura quelques différences typologiques.

Le Trou Magritte à Pont-à-Lesse (Dinant) : On y a retrouvé une statuette dans l’Aurignacien ; c’est une grande grotte, un très bel abri. Les fouilles y sont terminées et ont été publiées. À côté de cette statuette anthropomorphe, on a aussi trouvé un bois de renne gravé avec des symboles qui semblent être une association de symboles mâles et femelles, ce qui est très fréquent précisément à  l’aurignacien.  À l’aurignacien, il y a évidemment des peintures splendides comme à Chauvet ou en Roumanie mais on retrouve aussi des statuettes du type de celle du Trou Magritte dans de nombreux autres sites Européen avec également ces signes sexuels.

Le site de Petit-Modave : C’est un site très grand avec beaucoup de potentiel où l’on fouille encore actuellement. Ses industries paléolithiques sont situées à la charnière du paléolithique moyen et du paléolithique supérieur ce qui est intéressant pour étudier cette période de transition avec l’apparition de l’homme moderne. Pour  une époque beaucoup plus récente [-5000 ans], on y a trouvé aussi de la céramique. Il faut savoir que de l’autre côté de la Meuse, on a du rubané qui se ballade à peu près au même moment. Mais à Petit-Modave, c’est de la céramique de chasseurs, peut-être acculturés par le rubané, qui ne se trouve pas loin. Il se pourrait que les mésolithiques aient inventés la céramique de manière indépendante. Précisons que la poterie est opposée au paléolithique très logiquement car ce sont des populations qui migrent et les récipients en argile sont lourds et cassants. Même s’ils maîtrisaient la technique (on a retrouvé des fours à -28 000 ans), ils n’emportaient pas de céramiques avec eux, comme les populations nomades d’aujourd’hui non plus. Aussi bien dans le Sahara qu’en Sibérie, ce sont des estomacs d’animaux ou des vanneries très fines qui servent de récipients.

Au néolithique, près de Waremme, on a trouvé des villages fortifiés. Ces fortifications, pour se protéger de qui ?  [http://adia.naturalsciences.be/ADIA_SITE/premiers-agriculteurs.pdf]

Des mésolithiques très probablement. On rencontre ce type de fortifications principalement à Darion ; nous sommes là justes à la limite entre les colons néolithiques (qui vivent de manière complètement différente [élevage et agriculture]) et les mésolithiques, ces derniers restent chasseurs dans les forêts. La Hesbaye était couverte de forêts. Ce sont les néolithiques, les rubanés qui ont abattus progressivement les forêts. Ces rubanés venaient d’Europe centrale, de la Hongrie ; ils ont suivi le Danube et puis le Rhin et puis finalement la Meuse. Au départ, il y a eu une influence de l’Anatolie puis des Balkans mais le rubané est inventé en Europe centrale. Initialement, d’autres  néolithiques s’étaient plutôt dirigés vers la mer noire pour y créer des civilisations totalement différentes.

Du point de vue population, il y a beaucoup plus de néolithiques que de mésolithiques…

Ah c’est la catastrophe puisqu’ils détruisent la nature. On peut dire que le mésolithique c’était le « paradis terrestre ». L’ancien testament et les mythologies à travers le monde reconstituent des périodes qui ont réellement existés dans l’histoire de l’homme ; ce paradis terrestre remonte à peu près à 10 000 ans. Après, avec le néolithique, l’homme quitte la nature sauvage et il doit gagner son pain à la sueur de son front. Avec les sédentaires, la démographie augmente de manière logarithmique ; en Belgique, c’est vers 5400 avant notre ère, la néolithisation. Les animaux domestiques arrivent. Les chèvres et les moutons sont importés à l’état domestique. Les céréales domestiques sont importées aussi. Ces colons viennent avec leurs animaux, leurs céréales et leurs traditions. C’est là qu’apparaît la céramique classique, des récipients parfois gigantesques qui leur servent de stockage pour les blés ou l’eau. Mais, il semble qu’en Belgique, les rubanés sont éphémères et qu’ici se sont les mésolithiques qui « ont gagné », comme si les Indiens d’Amérique « avaient gagné ».

À propos des vagues d’immigrations indo-européennes lors de la protohistoire, une hypothèse est fort « à la mode », celle des kourganes. Qu’en pensez-vous ?

Cette théorie est complétement idiote. Elle n’est pas nouvelle. Ce sont les linguistes qui ont inventé cela au XIXème siècle. Il n’y a aucune indication archéologique qui montrerait une invasion indo-européenne ou aryenne. Cro-Magnon, c’est la seule unité archéologique qui existe entre là et ici. C’est l’homme moderne d’Europe, pas celui d’Afrique ni celui de Chine. Les kourganes, c’est complètement idiot car c’est limité à l’est de l’Ukraine. Il n’y a pas une trace de cette civilisation dans tout le reste de l’Europe. Ce sont des philologues qui ont inventé cela sans rien connaître à l’archéologie. On verrait quelque chose ; quand les romains viennent en Belgique, on voit des traces de romain. La mythologie de l’homme moderne de Chauvet, de Lascaux c’est ça les Indo-Européens ; ce sont les seuls qui, archéologiquement, sont représentés partout ; alors ensuite, ils évoluent de manière indépendante en donnant les Celtes, les Germains, les Slaves à l’est, les hittites et puis les Iraniens, les Indiens du Nord de l’Inde. C’est la seule population que l’on peut suivre à la trace depuis l’Asie jusqu’au Portugal, c’est l’homme moderne qui évolue localement ensuite.

À l’aube spirituelle de l’Humanité

Vous avez eu l’occasion de fouiller avec André Leroi-Gourhan  [il est là derrière vous, me dit Marcel Otte en me montrant une photo où il est sur le site des fouilles de Pincevent avec Leroi-Gourhan]. Quel souvenir est-ce que vous en gardez et quelle est l’importance de cet archéologue ? 

Le souvenir d’un homme extrêmement courtois. J’étais un gamin et je le harcelais de questions impertinentes et il m’a toujours répondu de manière gentille et intelligente, un homme merveilleux. Sur le plan scientifique, c’est évidemment un monument qu’on est loin de dépasser. Pratiquement tous les jours, je relis le geste et la parole et aussi la préhistoire de l’art occidental ; et je l’avais lu avec lui à l’époque d’ailleurs en lui posant des questions. Il a eu le génie d’appliquer une lumière d’intelligence sur la préhistoire. Son obsession c’était de lier l’évolution biologique à l’évolution culturelle, de prolonger l’une par l’autre et de donner une logique à l’évolution culturelle qui eût été aussi logique que l’évolution biologique ; ce sur quoi, je ne partage pas son point de vue. Mais en préhistoire, il y a avant et après Leroi-Gourhan. Il a apporté en France les techniques de fouilles qu’il connaissait de Russie où l’on fouillait déjà comme cela avant la guerre. C’était un peu lié à la philosophie marxiste de l’évolution de la société : les populations avaient tendance à se grouper pour surmonter le danger ; on voulait y voir le début du communisme ! Pour le prouver, il fallait trouver des habitats qui auraient correspondu à ces premières communautés humaines. Cela a donné des méthodes de fouilles tout-à-fait nouvelles puisqu’ils cherchaient des habitats, des surfaces. Alors qu’en Europe occidentale à ce moment-là, on cherchait la stratigraphie, c'est-à-dire la chronologie comme à Spy par exemple alors qu’en URSS, ils cherchaient la planimétrie. Leroi-Gourhan a appliqué cela à Pincevent, par exemple. Il connaissait le russe et était allé se balader par-là. Ce n’est pas seulement la planimétrie qu’il a apporté, c’est une pensée éblouissante. On ne peut plus faire de la préhistoire après Leroi-Gourhan, comme on en faisait avant.

Comme l’abbé Breuil ?

L’abbé Breuil était un brave type… quoique, il parait qu’il avait un foutu caractère et qu’il se disputait souvent avec Leroi-Gourhan. Et une Liégeoise, que j’ai bien connue, était son assistante, Renée-Louise Doize. C’est grâce à elle que j’ai ici des relevés originaux de Breuil. Breuil a fait toute sa vie de la préhistoire ; il est allé partout, il a dessiné tout, il connaissait tout mais ce n’était pas un penseur.

Leroi-Gourhan écrivait dans son livre « Les religions de la préhistoire » : « aborder le problème de la religion préhistorique sans avertir d’emblée le lecteur qu’il s’engage dans la brume la plus épaisse serait manquer de charité à son égard. »

C’est bien dit mais c’est faux. Ça c’était avant Claude Lévi-Strauss et ses travaux sur le structuralisme. Lévi-Strauss, comme pas mal d’autres, a prouvé que toute l’humanité, structurellement, présente les mêmes capacités, les mêmes tendances. Si la religion existe chez les aborigènes d’Australie, elle présente structurellement les mêmes composantes que l’homme de Neanderthal en Europe, par exemple. Il y a des structures de la pensée communes exactement comme l’outillage. Leroi-Gourhan était structuraliste pour les techniques mais pas pour le religieux, c’est assez curieux. Le pavé dans la mare a été évidemment la pensée sauvage de Lévi-Strauss. Dans les années 1950, Leroi-Gourhan refusait la manière dont les préhistoriens utilisaient les comparaisons ethnographiques tandis que l’approche de Lévi-Strauss est structuraliste c'est-à-dire que l’on prend le maximum de données et on recherche la signification de cet ensemble. Aujourd’hui, c’est un peu dépassé ; on travaille plutôt sur la pensée, ce que j’ai essayé de faire dans mon livre sur l’origine spirituelle de l’humanité. Le structuralisme était dans la synchronie ; on observait des choses au temps de l’observateur et on croyait que les structures étaient contemporaines mais on ne pas voir la diachronie. Leroi-Gourhan a raté là le tournant parce que s’il avait pensé en structuraliste la préhistoire alors il aurait pu montrer qu’il y a des évolutions cohérentes, significatives. Je n’aime pas du tout ce petit livre « les religions de la préhistoire » car Leroi-Gourhan dit en gros « on n’en sait rien » alors que pourtant il y a pas mal de traces et on sait que l’homme est religieux, partout. [On retrouve déjà au paléolithique des représentations d’orants.]

Dans la grotte des 3 frères  [La grotte doit son nom à ses inventeurs, les  trois fils du comte Henri Bégouën : Max, Jacques et Louis, en 1914], il y a une représentation très connue. Est-ce que c’est un chaman ou un « dieu cornu » ? Est-ce que l’on est dans le chamanisme ou dans la mythologie pour ces magdaléniens ?

Sans titre.pngAttention à ne pas confondre rites et mythes. Le chamanisme est de l’ordre du rite. La mythologie est une pensée métaphysique qui peut, le cas échéant, utiliser le rituel chamanique. Par exemple, lorsque l’on baptise un enfant c’est un rite mais qui s’inscrit dans une pensée religieuse. Le personnage avec des ramures, aux 3 frères est évidemment un chaman : ça ne fait pas l’ombre d’un doute d’autant qu’il n’y avait pas de dieux alors. Les dieux, c’est une invention récente avec le néolithique lorsque l’homme se donne un destin, il est assez naturel qu’il donne sa propre image aux dieux. Les premiers dieux sont probablement les déesses de la fertilité du néolithique. Je parle des dieux tels qu’on les définit depuis la renaissance, quand on a été en contact avec des populations qui avaient d’autres dieux. On définit depuis lors la religion comme une relation entre les dieux et l’homme.  Si l’on retient cette définition de la religion, il n’y a pas de religion [au paléolithique]. Pourtant, il y a de la métaphysique, de la mythologie partout. Pour moi, l’écrasante majorité de la population du monde n’est pas religieuse au sens strict mais via la métaphysique ou la mythologie. Aux trois frères, c’est typiquement ce que font les chamans, par exemple en Sibérie, et partout où il y a du chamanisme. À la préhistoire, les hommes sont religieux au sens large. Il y a une pensée religieuse qui explique la présence de l’homme par rapport à l’univers de manière à justifier la situation dans laquelle on est, de manière à justifier les règles sociales.

La question de l’anthropophagie : l’homme de Tautavel, un prénéanderthalien, est anthropophage Neanderthal l’est-il encore ?

Oui, sans l’ombre d’un doute.

Est-ce rituel ou par nécessité ?

Il n’y a pas d’anthropophagie qui ne soit pas religieuse, sauf accidents exceptionnels. Tuer un animal et le consommer, c’est déjà grave. L’anthropophagie est une transgression supplémentaire et ensuite, pour moi, on en arrive au christianisme qui est la transgression suprême puisqu’on mange un Dieu fait homme. Pour moi, c’est de l’anthropophagie et ça remonte aux Homo erectus : voilà une structure diachronique. Il faut être clair, la préhistoire, si elle est faite sérieusement comme j’essaie de le faire, ne peut rien apporter à la question religieuse ni dans un sens ni dans l’autre. Chaque fois qu’il y a un extrémisme qu’il soit chrétien, musulman ou autre, il n’est, pour moi, pas guidé par le sentiment religieux. Le religieux est alors un prétexte. Si on place la destinée de l’homme au-dessus de sa propre condition humaine, alors on est prêt à tout, comme pour les tours de New York mais ça, c’est tricher avec la religion. Les religions sont toujours très tolérantes. Il suffit de voir l’exemple du Christ ou du Bouddha. Je suis très proche du bouddhisme. La relation au sacré est présente partout : lorsque l’on envoie des hommes dans la lune, alors qu’il n’y a aucune pression démographique ou environnementale, c’est purement métaphysique. On en revient à la démiurgie c'est-à-dire à combattre la nature, qui serait justement de ne pas aller sur la lune.

Quelle est l’importance de la maîtrise du feu ?

C’est fondamental, c’est de la démiurgie pure ! Le feu agit sur les éléments : il fait chaud quand il fait froid, il y a de la lumière quand il fait sombre et surtout le feu agit sur le comportement animal donc le feu donne à l’homme la conscience que sa propre volonté peut transformer le monde, peut lui permettre de surmonter les contraintes naturelles et de là s’enclenche tout le reste.

S’il y a un mot qui ressort de votre livre, c’est l’audace. Pouvez-vous préciser ?

Chaque progrès dans l’histoire de l’humanité est une réponse à une contrainte. Il y a une situation de contrainte que l’on cherche à surmonter et cette volonté de surmonter n’a pas de sens. Pour surmonter ce qui nous contraint, il faut de l’audace. Toutes les grandes inventions sont audacieuses au sens où on n’y avait pas pensé auparavant. Le fait que l’homme quitte l’Afrique ou l’Asie, c’est pour affronter les forces qui le faisaient rester là. Le fait de s’installer sur la banquise pour les esquimaux, dans des conditions épouvantables, c’est audacieux. Et le fait d’y rester. Tout est alimenté par l’audace de la pensée sans quoi on ne serait pas dignes d’être humains. Le propre de l’homme c’est de tenter de nouvelles aventures, de se donner des frontières et de s’ingénier à les traverser. Sinon, il n’y aurait pas eu de création artistique, religieuse, technique ; pas de mouvement démographique. Ce qui n’était pas possible attire l’homme. Le fait qu’ils aient traversé Gibraltar (qui n’a jamais été à sec), probablement il y a 1,2 million d’années…

Ça veut dire qu’Erectus faisait des bateaux ?

Ah oui, je pense ; des radeaux ou alors il nageait ; il y a là de très forts courants. Il faut dire que, quand le niveau de la mer descend, il y a des îles sous-marines qui surgissent ; or, pendant les glaciations, il y a eu et ce, à de nombreuses reprises, des îles donc là ça réduit les distances à 5 ou 6 kilomètres… Mais, il faut savoir aussi que l’Australie a été peuplée, il y a une centaine de milliers d’années alors qu’il y a, au moins, 150 kilomètres de distance avec la terre la plus proche!

Vous avez dit que l’humanité a besoin de spiritualité ; quelle est votre définition de la spiritualité ?

Tout ce qui est « pensée » est d’ordre spirituel ; tout ce qui est conceptualisé…

Est-ce que le spirituel, pour vous, fait référence au surnaturel ?

Non sûrement pas. Le spirituel est une emprise de l’esprit sur la réalité. Le surnaturel est une création de la conscience, une sorte d’aberration de la conscience puisque précisément, elle n’a pas d’emprise dessus.

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