Shoah : des milliers de juifs ont été sauvés dans des églises et des couvents à Rome et en Italie (23/01/2014)

jpg_1350704.jpgDe Sandro Magister sur chiesa.espresso.repubblica.it :

Les milliers de juifs sauvés dans des églises et des couvents

Relance de la polémique à propos des "silences" de Pie XII. Mais les faits parlent. L’Église catholique a donné refuge à un grand nombre d’israélites. Un commentaire de l’historienne juive Anna Foa 

Le rabbin argentin Abraham Skorka, qui vient de rendre visite à son ami de longue date Jorge Mario Bergoglio avec qui il se rendra prochainement en Israël, a déclaré au Sunday Times, à propos du pontificat de Pie XII : "Je crois que le pape ouvrira les archives".

En disant cela, Skorka n’a rien révélé de nouveau, mais ces quelques mots ont suffi à susciter l’attente d’une ouverture imminente des archives concernant le pape Eugenio Pacelli, qui aurait lieu avant même le voyage du pape François en Terre Sainte, programmé du 24 au 26 mai.

Déjà, dans les années Soixante, Paul VI avait fait publier – avec une avance exceptionnelle sur les délais habituels – douze gros volumes de documents du Vatican datant de la période de la seconde guerre mondiale.

Mais maintenant on attend que le pape François rende disponible la documentation complète du pontificat de Pie XII, de 1939 à 1958, une documentation qui comprend seize millions de feuilles, plus de 15 000 enveloppes, 2 500 fascicules.

Au Vatican cela fait six ans que l’on travaille à mettre en ordre cette imposante masse de documents, afin de la rendre effectivement consultable par les chercheurs. Et le préfet des archives secrètes du Vatican, l’évêque Sergio Pagano, a déclaré au Corriere della Sera que "cela prendra encore un an, un an et demi".

C’est Benoît XVI qui a lancé l’ouverture des archives de Pie XII. Mais lorsque, à la fin de 2009, il a proclamé l’héroïcité des vertus de ce pape, ce qui constitue le premier pas sur le chemin de la canonisation, les polémiques à propos des présumés silences de celui-ci pendant la Shoah ont connu un retour de flamme. Le Yad Vashem de Jérusalem, le musée de la mémoire, a jugé "déplorable" que les vertus soient reconnues avant la publication de la totalité des documents.

C’est à cette époque que remontent les "impatiences" de Bergoglio, qui était alors archevêque de Buenos Aires – exprimées dans des entretiens avec le rabbin Skorka qui ont par la suite été réunis dans un livre – à propos de l’ouverture des archives concernant Pie XII, parce qu’il voulait "comprendre s’il s’est agi d’une erreur de vision ou ce qui s’est véritablement passé", parce que "si nous nous sommes trompés à propos de quelque chose, nous devons dire : 'Nous nous sommes trompés sur ce point'. Nous ne devons pas avoir peur de le faire".

Entre temps, toutefois, les études consacrées au pontificat de Pie XII et aux juifs ont fait de notables progrès dans une autre direction, moins idéologique et plus concrète : elles ont reconstitué ce qui était arrivé aux milliers d’israélites qui eurent la vie sauve parce qu’ils avaient trouvé refuge dans des églises et des couvents de Rome et d'Italie.

Les recherches dans ce domaine sont très avancées. Et elles font apparaître de manière de plus en plus claire que le sauvetage d’un très grand nombre de juifs fut non seulement autorisé par les instances dirigeantes de l’Église mais même coordonné par elles.

"Voilà qui efface l’image, proposée dans les années soixante, d’un pape Pie XII indifférent au sort des juifs ou même complice des nazis".

Ce n’est pas tout. Ces recherches mettent en lumière une solidarité de vie qui s’était instaurée à cette époque entre d’une part les prêtres et religieuses et d’autre part les juifs qui étaient cachés dans leurs bâtiments, solidarité qui a été un signe avant-coureur du dialogue entre l’Église et le judaïsme qui allait démarrer plusieurs décennies plus tard.

Anna Foa a décrit cette réalité lors d’un colloque qui a eu lieu à Florence les 19 et 20 janvier. Ce qui suit ci-dessous est le texte presque intégral de son intervention, qui a été publié dans "L'Osservatore Romano" du 20-21 janvier.

Anna Foa est une signature récurrente du quotidien du Saint-Siège. Elle enseigne l’histoire moderne à l'Université de Rome La Sapienza.

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QUAND LES PRÊTRES ET LES JUIFS PARTAGEAIENT LA MÊME NOURRITURE

par Anna Foa

Les études qui ont été réalisées au cours des dernières années mettent de plus en plus en lumière le rôle général de protection que l’Église a joué en ce qui concerne les juifs pendant la période où l’Italie a été occupée par les nazis. Que ce soit à Florence, avec le cardinal Dalla Costa, proclamé Juste en 2012, à Gênes avec le prêtre Francesco Repetto, lui aussi proclamé Juste, ou à Milan avec le cardinal Schuster, et ainsi de suite jusqu’à Rome, bien entendu, où la présence du Vatican, en plus de l’existence des zones extraterritoriales, a permis de sauver la vie de milliers de juifs.

Précisément en ce qui concerne Rome, les modalités de réalisation de l’œuvre de mise à l’abri et de sauvetage des persécutés étaient telles qu’elles ne peuvent pas avoir été uniquement le fruit d’initiatives venues d’en bas, mais qu’elles ont clairement été non seulement autorisées mais coordonnées par les instances dirigeantes de l’Église. 

Voilà qui efface l’image, proposée dans les années Soixante, d’un pape Pie XII indifférent au sort des juifs ou même complice des nazis.

Je voudrais souligner ici que cette image plus récente de l’aide apportée aux juifs par l’Église est due non pas à des positions idéologiques pro-catholiques, mais surtout à des recherches précises à propos de la vie des juifs pendant l’occupation, à la reconstitution de l’histoire de familles ou d’individus. À un travail sur le terrain, en somme.

Le refuge dans les églises et dans les couvents apparaît continuellement dans les récits des survivants, il parcourt comme un fil rouge les témoignages oraux recueillis au cours des années en Italie – comme le très vaste corpus des témoignages de juifs italiens qui ont été apportés à la Shoah Foundation – il est présent dans les souvenirs de la plupart des contemporains. Il est raconté comme un fait, il appartient au domaine des évidences, avec toute la diversité des situations, depuis les couvents qui demandent le paiement d’une pension jusqu’à ceux qui accueillent les juifs gratuitement, ces derniers donnant en retour un coup de main pour le travail quotidien, comme dans le cas des jeunes juives qui aidaient les enseignantes à faire la classe aux enfants à l’école des Maestre Pie Filippini, dans le quartier Ostiense de Rome, dont l’histoire a été racontée par Rosa Di Veroli.

En somme c’est une image qui est le fruit non pas tant du débat sur le thème Église et Shoah mais aussi et surtout de la recherche qui vise à faire la lumière à propos de la vie et du parcours des juifs pendant l’occupation nazie.

Pendant plusieurs décennies, la très controversée "quaestio" historique concernant Pie XII et les juifs a freiné la recherche et déplacé sur le terrain idéologique toute tentative de faire la lumière sur les faits historiques. Je pense au contraire que, pour écrire l’histoire des rapports entre l’Église et les juifs en Italie occupée, il est avant tout nécessaire de dégager le terrain de cette question.

Autrement dit la question principale ne peut pas être celle du rapport entre l’esprit prophétique d’un pape et les compromis diplomatiques d’un autre pape, mais celle de savoir combien, jusqu’à quel point et face à quelles oppositions internes l’Église et le pape ont dirigé l’œuvre de sauvetage des juifs italiens. Ces deux questions sont distinctes et elles doivent, à mon avis, être traitées séparément.

L’enquête sur les modalités concrètes de l’aide apportée aux juifs, sur la présence des juifs dans les couvents et dans les églises, sur la vie des juifs dans les refuges ecclésiastiques, commence à mettre en lumière un aspect sur lequel, me semble-t-il, on a peu réfléchi jusqu’à présent, celui du changement de mentalité qui peut en avoir été le résultat.

Il est vrai que juifs et chrétiens avaient vécu les uns près des autres pendant des siècles, dans les murs des ghettos, en Italie et en particulier à Rome, mais cette cohabitation avait rarement impliqué des ecclésiastiques. Et voilà que, parce qu’il le fallait en raison de la situation d’urgence créée par la persécution, les prêtres et les juifs partageaient la même nourriture. Les femmes juives parcouraient les couloirs des couvents de clôture, les juifs apprenaient le Notre Père et endossaient la soutane à titre de précaution en cas d’irruption d’Allemands et de fascistes. Rosa Di Veroli, à qui il avait été demandé de prier avec les autres à l’église, le faisait mais en récitant tout bas le Shema Israël.

Les chrétiens avaient-ils vraiment l’espoir de toucher le cœur endurci des juifs et de les pousser au baptême ? Et ces juifs qui se sont fait baptiser l’ont-ils fait en raison d’une véritable demande ou en raison de l’attrait d’un monde qu’ils ne connaissaient pas et qui leur offrait une protection ? On pense à la Lia Levi d’"Una bambina e basta", attirée pendant un court moment par le baptême.

Nous parlons évidemment des cas de conversions dans les couvents, pas de ces conversions, véritables ou simulées, qui eurent lieu en 1938 dans l’espoir d’éviter les rigueurs des lois racistes, lorsque, à Milan, le cardinal Schuster baptisait des juifs à l’aube dans sa cathédrale et que les journaux antisémites les plus radicaux voyaient dans ces baptêmes “le cheval de Troie des juifs dans la société aryenne et chrétienne“.

Tout cela fit certainement naître, d’un côté comme de l’autre, des hésitations et des craintes à propos d’une relation si étroite et si quotidienne.

Chez les prêtres et surtout chez les religieuses, ces craintes peuvent prendre la route de l’impulsion vers la conversion, s’insérant ainsi dans un type de relations plus établi et plus traditionnel. Dès lors, le contact quotidien et l’attention trouvent une justification et un appui dans l’espoir d’amener un juif au baptême.

Chez les juifs, en revanche, la crainte atavique d’être poussés à la conversion en conduit certains (on trouve des cas de ce genre dans la documentation orale) à ne même pas prendre en considération l’idée de trouver refuge dans une institution ecclésiastique.

Mais il peut arriver que rien de tout cela ne se réalise. Que dire, à Rome, de l’église San Benedetto al Gazometro, où beaucoup de juifs trouvèrent refuge, et de son curé alors tout jeune, Giovanni Gregorini, qui trouvait chaque jour le temps de bavarder avec l’un des réfugiés juifs, un homme d’un certain âge et très religieux, et de parler avec lui de leurs religions respectives et de leurs rapports ? Là, d’un côté comme de l’autre, il y a un respect réciproque et une curiosité envers l’autre.

En somme, je crois que cette familiarité nouvelle et imprévue - créée par les circonstances sans que l’on ait pu s’y préparer, alors que l’une des deux parties, traquée, était en danger de mort et avait donc besoin de plus de “charité chrétienne” – n’a pas été sans conséquences sur le lancement et sur la réception du dialogue. Un dialogue qui arrivera plus tard, certes, et qui sera lancé surtout au niveau théorique, alors que celui que nous examinons ici nous apparaît comme un dialogue d’en bas, fait de repas pris ensemble et de discussions sans prétentions, permettant aussi de surmonter les craintes suscitées par des relations inconnues jusqu’à ce moment.

C’est ainsi que les religieuses d’un autre couvent de Rome n’ajoutaient le lard à la soupe commune qu’après avoir distribué celle-ci aux juives qui étaient réfugiées chez elles. Cela aussi, c’est une forme de dialogue d’en bas, me semble-t-il. 

Dans les premiers temps de l’après-guerre, alors que la tendance était au refoulement de la Shoah, ce processus de dialogue a été en partie bloqué, d’une part parce que les juifs étaient occupés à reconstruire leur monde et leur identité après la catastrophe, et d’autre part parce que les catholiques paraissaient être revenus à leurs positions traditionnelles, dans lesquelles l’espoir de la conversion était plus fort que le respect.

C’est peut-être cette fermeture pendant les premières années de l’après-Shoah qui a empêché de se développer ce dialogue d’en bas, de même que celui qui avait lieu à des niveaux plus élevés, comme le montre l’échec de la rencontre de Jules Isaac avec Pie XII.

Quoi qu’il en soit, au début des années Soixante, avec "Le vicaire" de Hochhuth, l’ombre de la légende noire de Pie XII allait être projetée sur ce processus, ce qui a eu pour résultat de troubler et d’obscurcir le souvenir et le poids de ce premier parcours commun.

Aujourd’hui est le bon moment pour recommencer à l’explorer.

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