Le pape en Turquie : l'analyse de l'évêque de Liège (30/11/2014)

Lu sur le site de la RTBF (Daniel Fontaine) :

L'évêque de Liège Jean-Pierre Delville est un spécialiste de l'histoire des religions. Pour lui, la visite du pape en Turquie a deux dimensions: le rapprochement avec l’Église orthodoxe de Constantinople et le dialogue avec l'islam. Un dialogue crucial, au moment où certains leaders utilisent la religion pour justifier leurs guerres de conquêtes. Interview.- Quelle est la signification de cette visite, huit ans après un voyage similaire de Benoit XVI ? Quel est le message du pape en s'y rendant aujourd'hui ?

La première chose, c'est qu'il est invité par le patriarche Bartholomée, le patriarche de l’Église orthodoxe. Le pape va là-bas pour continuer à renouer les relations entre l’Église catholique et l’Église orthodoxe. Il y va d'ailleurs à la date du 30 novembre, qui est la fête de Saint André, patron de l’Église orthodoxe de Constantinople. C'est une tradition: chaque année, la Vatican y envoie une délégation. Cette année-ci, c'est le pape en personne qui s'y rend. Donc, il veut accentuer la dimension de dialogue avec l’Église orthodoxe.

- Mais en Turquie, la communauté chrétienne est ultra-minoritaire. Il doit aussi s'adresser aux musulmans.

Bien sûr, c'est le deuxième volet de ce voyage. A l'occasion de cette rencontre avec l’Église orthodoxe, le pape se trouve dans un pays à 99% musulman et va donc aussi établir des contacts avec le chef de l’État Recep Tayyip Erdogan et avec le monde musulman, dans un contexte que nous savons particulièrement difficile aujourd'hui à cause du jihadisme de l'Isis (l'organisation État islamique, ndlr) en Irak et en Syrie. Par définition, le pape va aussi accentuer le dialogue avec le monde musulman dans la situation difficile actuelle.

- Le président Erdogan est-il le bon interlocuteur? Il est contesté pour son approche très conservatrice de l'islam.

Je dirais que ce sont les personnes les plus intransigeantes dans leur domaine qui doivent être contactées justement pour qu'elles comprennent qu'il y a d'autres pistes, d'autres positionnements à prendre. Je crois que la figure du pape, qui est une figure de paix, peut contribuer à ce changement de position. Si on ne discute pas avec les personnes qui ont le leadership, on ne pourra pas avancer.

- Il a été accueilli dans palais fastueux que le président Erdogan s'est fait bâtir. Le fait d'être reçu par un chef d’État qui dépense sans compter pour le prestige, n'est-ce pas gênant ?

Oui, ça doit être très gênant. C'est d'autant plus courageux d'oser continuer le dialogue avec des personnes dont on sent qu'elles sont sur une autre orbite. Mais ce sont des personnes qui représentent énormément et nous savons que l'intransigeance musulmane et le développement sectaire du jihadisme peut être en quelque manière contrôlé par la Turquie. Donc, c'est l'interlocuteur le plus crédible pour influencer dans ces domaines. On ne peut pas éviter le dialogue avec ces personnes-là.

- La Turquie est un pays frontalier de l'Irak et de la Syrie, où les minorités chrétiennes vivent des situations difficiles. Y a-t-il un message dans cette direction ?

Bien sûr. La Turquie accueille de nombreux réfugiés d'Irak et de Syrie, y compris des chrétiens. Ceci a même permis des rapprochements sur le terrain. Des villes qui autrefois étaient chrétiennes en Turquie, mais complètement islamisées, réaccueillent des chrétiens en tant que réfugiés. Il y a des solidarités locales remarquables qui se développent en Turquie. Ce sont de très beaux gestes, parce que la Turquie investit énormément dans l'accueil des réfugiés, il faut le reconnaître. Cet accueil sur le terrain contribue à un certain rapprochement des confessions et des religions en Turquie.

- C'est une façon aussi de montrer que le conflit en Syrie n'est pas un conflit religieux ?

Certainement. Le rapprochement des religions tel qu'on va le voir entre le pape d'une part, le patriarche Bartholomée d'autre part, le président Erdogan en outre, montre que les religions, à leur sommet, entretiennent un dialogue réel et que la confrontation sur le terrain est le résultat d'extrémistes et de personnes qui sont l'objet de dérives sectaires à l'intérieur d'une religion. C'est pour cela qu'il faut continuer à croire dans le dialogue et à investir dans le dialogue.

- Ce n'est pas dans le programme officiel du pape, mais il pourrait tout de même rencontrer des réfugiés ?

Il le voudrait certainement, parce que c'est une personne proche des gens qui souffrent. Pour lui, ce serait un geste symbolique et en même temps un geste de reconnaissance pour l'accueil que la Turquie ménage à toutes ces personnes.

- Après la visite au Parlement européen à Strasbourg, cette visite en Turquie est un autre voyage à forte portée symbolique. Le pape veut marquer les esprits?

Ces deux visites se suivent de manière rapide en effet. J'espère que le pape tiendra le coup au niveau de la santé, parce que ce sont évidemment des déplacements exigeants au niveau physique comme au niveau psychique. Mais il est clair que le pape a voulu investir dans deux endroits très symboliques. Sa première visite en Europe, c'est à Strasbourg, siège du Parlement européen et du Conseil de l'Europe qu'il l'a faite (après sa visite en Albanie qui était pour lui une première étape montrant son souci des pays les plus pauvres en Europe). Cette dimension de construction de la paix après une guerre mondiale terrible qui a mis aux prises des États est un modèle pour le monde. Ce n'est pas par hasard que les deux visites se suivent. Le rapprochement européen qui mise sur la paix est évidemment un modèle pour d'autres situations dans le monde.

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