Dix ans après sa mort : « Saint Jean Paul II, l'héritage occulté » (02/04/2015)

photo-1261225085078-5-0 (1).jpgEt si l'héritage du pape polonais était plus vital que ce nous voulons en voir ? Bilan sur la dette que l'Eglise catholique a envers Jean Paul II. Une « paposcopie » de Jean Mercier (JPSC) :

« Il y a dix ans exactement, je m’envolais vers Rome pour couvrir les derniers instants de Jean Paul II. Moments extraordinaires, presque irréels, que je ne me remémore jamais sans émotion, voire une certaine nostalgie. La longue attente, pendant plus de 24 heures sur la Place Saint-Pierre, dans la nuit froide, et puis l’annonce de la mort, suivie du son lancinant du glas... Comment oublier ce soulagement presque joyeux qui a envahi la foule (surtout italienne) ce 2 avril 2005, sur la Place Saint-Pierre ? Seuls les Polonais apparaissaient glacés de chagrin...

Dix ans après, que reste t-il de Jean Paul II ? On a parfois l’impression que l’héritage s’est un peu perdu dans les sables, en raison du pontificat très “solaire” de Bergoglio, qui semble éclipser le tandem Wojtyla-Ratzinger. Il me semble au contraire qu’il nous reste un très fort héritage, bien plus fort en tous cas qu’une analyse trop politique le laisserait croire. Il s’agit de scruter les profondeurs.

Premièrement, il nous en reste un rapport plus juste à la sainteté. Jean Paul II a été déclaré saint par l’Eglise. Je ne fais pas partie de ceux qui étaient pour une béatification et une canonisation aussi rapides de Karol Wojtyla. Pour deux raisons. La première est qu’il fallait laisser du temps pour avoir du recul. En transgressant la règle des 5 ans avant l’ouverture du procès, Benoît XVI - que je vénère pourtant - a cédé à la vox populi (totalement orchestrée lors des funérailles). Une béatification hâtive n’était pas nécessaire. Elle aurait eu plus de poids au bout du temps réglementaire…

La seconde raison est déontologique. On ne peut séparer le pontificat de Jean Paul II de l’action de Joseph Ratzinger comme préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la foi. En béatifiant Jean Paul II, Benoît XVI a donné la fâcheuse impression qu’il se béatifiait lui-même… Il est devenu habituel de louer l’humilité du pape allemand, mais en l’occurrence, cette affaire là n’est pas claire. Sans doute Ratzinger était-il personnellement si convaincu de la sainteté de Jean Paul II (il le connaissait intimement) qu’il n’a pas douté un instant du bien-fondé de la procédure anticipée.

Loin de moi l’idée de remettre en cause la réalité de la sainteté de Jean Paul II, qui ne fait aucun doute. Et c’est là que je veux en venir lorsque je parle d’un nouveau rapport à la sainteté : Jean Paul II est sans doute le seul saint que nous ayons connu de notre vivant et dont nous pouvons mesurer, faits en mains, l’impact de la vie, puisque nous sommes ses contemporains (pardon pour les plus jeunes de mes lecteurs). Il nous est difficile d’accéder à la réalité de la vie de Thérèse d’Avila, François de Sales ou Benoît de Nursie. Nous ne les connaissons qu’à travers la “croûte” flatteuse de l’hagiographie, qui s’étale à plaisir dans les pages d’une inévitable légende dorée. Avec Karol Wojtyla, on peut bien nous aligner ses vertus héroïques et tout ce qu’il a fait pour l’Eglise, il est difficile d’oublier aussi les erreurs de jugement qu’il a commises. La plus considérable étant sa cécité face aux Légionnaires du Christ, et aux dérapages du pédophile et manipulateur Marcial Maciel. Il est ici trop facile d’alléguer la vieillesse. Le pape polonais a failli dans son discernement, et cela n’a rien à voir avec son état de faiblesse à la fin de sa vie. Un point c’est tout.

Quand j’avais enquêté sur Maciel en 2010, un observateur m’avait fait remarquer que Wojtyla, en tant qu’archevêque de Cracovie, avait appris à ruser avec le pouvoir communiste (pour survivre et déjouer les pièges de l’état policier, l’Eglise ne pouvait faire autrement !), et qu'il se sentait en connivence avec la culture mexicaine de Maciel, lui-même héritier de la culture des Cristeros en lutte contre l’état laiciste mexicain. Cette culture de résistance avait produit, pour les catholiques, dans le Mexique des années 20 comme la Pologne des années 50, des stratégies de survie qui impliquaient parfois de ruser avec la vérité, voire d'oeuvrer dans une dissimulation rendue inévitable par une certaine dose de clandestinité. Cette communauté de destin historique a pu jouer dans l'enthousiasme de Wojtyla pour la Légion, au delà du fait que Maciel "produisait" des prêtres en grand nombre à une période où l'Eglise sortait d'une crise terrible du sacerdoce. Cette remarque ne fait pas de Jean Paul II un complice de la duplicité de Maciel : j’essaie seulement de comprendre sa résistance aux faits qui étaient bien documentés dans la presse dès la fin des années 90. Maciel avait séduit le pape polonais. Il était, à ses yeux, au dessus de tout soupçon... Ainsi, les rumeurs qui abondaient sur les déviances du prêtre mexicain devait rappeler au pape les manoeuvres de la police politique communiste polonaise, experte en matière de rumeurs pour ternir la réputation des prêtres... On dit que, sur cette affaire, Jean Paul II a été trompé, ce qui est certain. Mais en tant que pape, on doit encore plus se défier du trop plein de confiance que l'on peut éprouver envers un fondateur de congrégation, quelque soit son charisme, et veiller à ne pas se laisser manipuler, y compris par son propre entourage, dont les intérêts peuvent être troubles... On est plus que quiconque responsable de la manière dont on se laisse séduire ou abuser par ceux qui prétendent avoir trouvé la panacée pour l'avenir de l'Eglise... 

Jean Paul II était loin d’être parfait, et c’est en ce sens qu’il est un saint vraiment intéressant, et un saint vraiment “crédible”. La sainteté n’est pas la perfection, comme on a eu trop tendance à le penser. Jean Paul II n’est pas un saint malgré ses failles (je remarque en passant que le procès en béatification semble les avoir escamotées, du moins les médias n’en ont pas eu vent…) mais à cause d’elles. Un saint est avant tout un pécheur. Voilà pourquoi il m’est plus facile de prier ce saint imparfait qu’une sorte d’image idéale composée à des fins de propagande, ce qu’est encore trop le “Saint Jean Paul II” qu’on nous présente souvent. Parce que je suis pécheur et imparfait, Karol Wojtyla est à ma mesure, je peux m’identifier à lui : c’est un geste spirituel qu’aucune Légende dorée ne pourra me voler.

Les vrais saints ne sont pas des personnes à la perfection si splendide qu’ils ne pourraient susciter qu’une adhésion béate. Ils, sont, comme Wojtyla, des personnages clivants. En raison de leur personnalité forte et dérangeante, ils peuvent nous faire basculer d’un côté ou de l’autre de la barrière. A cause d’eux, nous pouvons tout gagner. Ou tout perdre…

Je risque ici un témoignage personnel : j’ai quitté l’Eglise catholique à l’âge de 28 ans à cause du tandem Wojtyla-Ratzinger. Dix ans plus tard, je suis redevenu catholique à cause du même tandem. Incohérence ? Je ne crois pas.

J’ai quitté l’Eglise en 1992, à un moment où je ne supportais plus l’arrogance d’un pape superstar, flanqué de son Panzercardinal (j’adorais les clichés !), chargé de crosser les théologiens déviants et de brimer toute créativité. La médiocrité de curé de la paroisse que je fréquentais à l’époque a achevé de me convaincre que j’étais trop intelligent pour rester catholique. Je suis devenu protestant. L’herbe apparaît toujours plus verte chez le voisin. Plus démocratique, plus moderne, plus détendue. Mais quand on commence à la fouler, on se rend compte que “c’est plus compliqué que cela”, selon la formule.

Loin de vouloir régler ici des comptes avec l’Eglise réformée, envers laquelle j’ai une dette importante et irrévocable. Mais je me suis rendu compte que ses synodes étaient sans doute moins démocratiques qu’ils ne voulaient l’être (un beau parleur peut facilement emporter un vote…). Je me suis formé dans une faculté de théologie où régnait la liberté (en fait le “libéralisme”) dans toute sa splendeur. Certes, beaucoup de cours de Bible passionnants, mais aucun cours de christologie, encore moins de formation spirituelle… Beaucoup de diversité (je me souviens de ces collègues futurs pasteurs unitariens fort sympathiques mais qui ne croyaient pas à la divinité du Christ), et donc beaucoup de relativisme.

Parallèlement, mon métier de journalisme spécialisé en religion - et notamment en affaires papales - m’a appris que la papauté n’était pas une institution aussi castratrice que je pensais. Et que la bonne vieille ritualité catholique avait du bon. Notamment avec la confession. Quand on est pécheur, évidemment...

En 2002, donc, je suis redevenu catholique, à la suite d’un long cheminement intérieur. Ma décision s’est formalisée lors des JMJ de Toronto, les dernières du pape polonais. A cette période, Jean Paul II n’était plus cet athlète de Dieu qui avait séduit les foules, mais un vieillard dont la caméra se détournait lorsqu’il fallait furtivement essuyer la bave qui tombait de ses lèvres en voie de paralysie. Non, sa vieillesse n’était pas un naufrage (1), mais le signe que Dieu corrigeait l’image du pape puissant des années 1980, pour nous offrir une icône beaucoup plus christique, plus évocatrice du Crucifié.

Je suis donc revenu à l’Eglise catholique à cause de ce pape qui m’en avait dégoûté. Parce que j’avais changé, et que le pape avait changé, aussi. Parce que là était ma maison, me disait l’Esprit Saint... Ce fut l’une des meilleures décisions de ma vie. Je remercie Dieu de m’avoir donné cette grâce.

En me retournant sur le passé, je me rends compte que le principal héritage du tandem Wojtyla-Ratzinger peut, en fait, se résumer en une phrase : ces hommes ont permis à l’Eglise de redevenir vraiment catholique. (2)

On a oublié la crise de l’Eglise à la fin des années 70. Des prêtres quittant le sacerdoce par dizaines. Des jeunes catholiques laissés à eux-mêmes dans la gêne secrète d’être ce qu’ils étaient, à savoir croyants (j’en faisais partie…). Un désarroi liturgique et catéchétique profond. Et une véritable désorientation dogmatique, chacun se faisant son credo à la carte (à commencer par le catéchisme hollandais).

Sans vouloir reprendre le sinistre lamento lefebvriste, force est de constater que dans l’élan oecuménique du Concile, de nombreux catholiques, légitimement émerveillés par la réconciliation avec leurs frères protestants, s’étaient engagés dans une forme de protestantisation de leur catholicisme, considérant comme dépassées la dévotion envers les saints, la piété mariale, l’adoration eucharistique et la confession, pratiques typiquement catholiques. En disant cela, je ne juge pas, je constate… Sans parler d’une réelle politisation marxisante, dénoncée sans ménagement par Maurice Clavel. Et d’autres.

Le tandem Wojtyla-Ratzinger a, sur fond d’une dérégulation totale, remis de l’ordre dans le catholicisme occidental. La remise des pendules à l’heure fut brutale et suscita un rejet qu’on ne peut minimiser. Car les espoirs suscités par “l’Esprit du Concile” furent battus en brèche. Pour certains, ce fut très rude. Je cite souvent l’exemple du Père Helmut Schueller, prêtre autrichien aujourd’hui rebelle : “On s’est fait avoir. Quand je suis entré au séminaire au milieu des années 70, nos supérieurs nous disaient que les prêtres allaient pouvoir se marier. Qu’on ferait l’union avec les protestants, etc… Jean Paul II a tout cassé. Ce fut terrible. Il nous a trompés”.

De fait, Wojtyla-Ratzinger resacralisèrent la liturgie, le sacerdoce et le mariage. Ils bâtirent le monumental Catéchisme de l’Eglise catholique. Ils remirent à l’honneur l’éthique catholique sur la sexualité et la vie. Ils reparlèrent du diable et de l’Enfer. Certes, ils ne prirent pas toujours des gants. A l’époque, on se révolta, on tempêta, on cria à la “restauration” tridentine. (On quitta l’Eglise, comme je le fis...).

Oui, la potion fut amère... Mais, en 2015, qui se plaindrait de ce que l’Eglise soit redevenue (simplement) catholique après ces années de flottement qui ont précédé l'arrivée du pape polonais sur le trône de Pierre ? Sûrement pas le pape François, qui insiste tant sur la confession et va offrir une rose à la statue de la Sainte Vierge à chaque fois qu’il part en voyage ? (Sauf quelques progressistes acharnés, qui n’ont pas compris que le pape est “catholique”, comme le rappelait récemment Jérôme Anciberro dans un billet savoureux… à lire ici)

Aujourd’hui, tous les acteurs de la pastorale de la jeunesse trouvent ultra normal d’organiser une veillée d’adoration du Saint Sacrement (parfois même jusqu’à une forme d’abus, parce qu’on ne trouve pas d’autre moyen de leur faire garder le silence !). De leur proposer la confession (ce qui leur plaît beaucoup, à ces jeunes !). Mine de rien, on doit de pouvoir faire tout ça à Jean Paul II et au fidèle Ratzinger. En 1975, de telles propositions étaient devenues impensables... 

Qui ne peut se féliciter aussi que, ces 30 dernières années, l’Eglise catholique n’ait pas volé en éclats comme la Communion Anglicane. La bienheureuse pluralité si louée par les Eglises nées de la Réforme a un prix, et c’est souvent le prix de la désunion. Ayant résisté aux tensions issues de l’ordination des femmes, les Eglises anglicanes (qui jouissent d’une autonomie qui souvent réclamée par les catholiques dits progressistes), ont explosé sur la question de l’homosexualité. Le schisme semble inguérissable. La plupart des Eglises protestantes historiques se sont également déchirées sur ces questions d’éthique sexuelle. Grâce à Jean Paul et Benoît, l’Eglise catholique a tenu bon, et nous avons évité le schisme… Même si ce fut au prix d’une normalisation du discours théologique (je pense ici aux médiocres perroquets de la très belle théologie du corps wojtylienne…). Voire au prix d’une forme d’appauvrissement de la recherche théologique. Même si ce fut au prix d’un schisme caché, celui de ceux qui sont partis sur la pointe des pieds... ou en pleurant de déception. Cependant, dans la tempête réformatrice des années 1966-1978, bien des fidèles avaient aussi quitté le navire, totalement déboussolés par les changements intervenus tous azimuts en si peu de temps. La plupart s'éloignèrent parce qu’ils n’y comprenaient plus rien, et non par idéologie... Effet de balancier.

On se félicite souvent que le pape François dénonce tout haut les péchés de l’Eglise. Mais on oubliant que c’est Jean Paul II qui a initié cette démarche d’humilité au cours de son pontificat, par d’innombrables paroles de repentance (qui culminèrent lors du Jubilé de l’an 2000 par une stupéfiante litanie où le pape énumérait les fautes commises par l’Institution). Jean Paul II nous appris à nous remettre en question devant Dieu et l’Histoire. La filiation de Bergoglio avec son prédécesseur me semble évidente.

En bref, si l’héritage Wojtyla-Ratzinger reste si important, c’est qu’il fait partie des murs, et qu’on ne le remarque plus... Deo gratias.

____ 

Notes (1) Cette expression de "la vieillesse est un naufrage", sous la plume de De Gaulle, ne décrit pas la déliquescence liée à l’âge, avec son cortège d’humiliations dues à la perte d’autonomie ou le handicap, mais s’applique à ce que fit Pétain en juin 1940. Le naufrage que vitupère De Gaulle est celui d’un honneur (celui du vainqueur de Verdun) qui se retourne comme un gant dans un déshonneur catastrophique, en raison d”une faute d’orgueil qui se double d’une trahison, comme un reniement fondamental. Jean Paul II n’aura pas connu ce désastre tragique en se laissant transformer par Dieu en l’icône du Serviteur souffrant jusqu’au bout. 

(2) En ce sens la critique virulente des lefebvristes d’une trahison de la Tradition catholique par Jean Paul II est d’une stupidité absolue. Ce qu’ont compris maints “tradis” ayant rejoint la Grande Eglise en refusant de suivre Mgr Lefebvre dans le schisme.

 Ref: Saint Jean Paul II, l'héritage occulté

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