Vatican II a signalé et accéléré une déchristianisation évidente (29/05/2015)

De l'abbé Guillaume de Tanoüarn sur Metablog :

Pierre Nora, Alzheimer et Vatican II

Pierre Nora est une figure parmi les intellectuels français. Il a beaucoup réfléchi sur le passage de l'histoire à la mémoire, avec son étude les "Lieux de mémoire". Il est aussi le fondateur de la revue Le Débat, revue consensuelle au noble sens du terme, au sens de l'humanisme, de la culture et de son droit d'examen sur toutes les réalités politiques, sans tabou. Il a donné un entretien à Vincent Trémollet de Villers dans le Figaro. Evoquant les nouveaux programmes d'histoire, il n'y va pas avec le dos de la cuiller : "Nous sommes face au péché de moralisme et d'anachronisme où Marc Bloch voyait la pire dérive du métier d'historien". Et ailleurs "Si vous perdez la mémoire, vous savez ce qui arrive. L'Alzheimer historique ne vaut pas mieux que l'Alzheimer cérébral".

Est-ce à dire que nous sommes collectivement frappé d'Alzheimer ? "Ma discipline, l'histoire, qui, il y a trente ans, était la curiosité du monde entier, est devenue la cinquième roue de la charrette internationale". La thèse de Pierre Nora n'est pas que l'on se désintéresse du passé mais plutôt que l'on se désintéresse d'avoir un rapport objectif avec le passé. Le passé est mythifié plus que jamais, il consiste en un ensemble de "lieux de mémoire", et, à ces occasions, autour de chaque lieu, il devient le champ clos d'affrontements géopolitiques, qui ne se manifestent vraiment que dans l'enclos symbolique de nos mémoires : mémoire de l'esclavage ou mémoire de la grandeur nationale, conflit des monothéismes, émergence de l'esprit des Lumières, les occasions d'affrontement ne manquent pas. Ces occasions renvoient avant tout au présent, qui semble devoir dicter la représentation que l'on se fait du passé, sans plus de souci d'une histoire sérieuse ou de l'histoire comme discipline scientifique.

Il y a dans cet article une précision concernant le concile Vatican II, qui n'a pas échappé à la sagacité de Jean-Pierre Denis, qui l'a répercuté sur la Toile. Il s'agit d'une phrase : sujet, verbes, complément. Elle est très importante et doit être pesée : "Vatican II a signalé et accéléré une déchristianisation évidente". Tout y est ! D'abord le caractère "évident" de la déchristianisation, aujourd'hui ce n'est plus un objet de débat, comme cela pouvait l'être encore dans les années 80. Personne ne nie la crise et tout le monde sait bien qu'il n'y a pas de recette miracle, que ce n'est pas en disant la messe en français ou en latin qu'on va changer quelque chose à la crise globale de l'Eglise en Occident et que si l'on veut limiter les dégâts il ne faut pas se lancer dans une nième réforme qui coïnciderait avec un nouvel échec, mais qu'il faut plus modestement, comme l'a dit Coluche, et comme le voulait Benoît XVI, "faire deux services".

Mais ce sont les deux verbes qui sont particulièrement importants : Vatican II "a signalé et a accéléré" la déchristianisation. Quand j'étais plus jeune, mon histoire personnelle me faisait penser que Vatican II avait surtout accéléré la déchristianisation. Dans Vatican II et l'Evangile (disponible sur le Net), j'ai essayé de montrer que la théorie de la liberté proposée au n°3 de Dignitatis humanae (et non au n°2 comme on le répète trop souvent) avait contribué à égarer les esprits et qu'au n°1 du même document on proposait une définition de la vérité "index sui", de la vérité sans autorité, qui pouvait très bien convenir au philosophe Spinoza, mais qui devait immanquablement détruire la foi de l'Eglise, en mettant tous les chrétiens "en recherche". Au collège de Passy Buzenval que j'ai fréquenté de la 6ème à la Terminale, tous les prêtres étaient ainsi "en recherche" d'une manière ou d'une autre, soit que la religion reste pour eux une culture d'ailleurs purement personnelle, comme pour notre prof de latin le Père D., soit qu'elle soit devenue une souffrance (le Père R. qui pleurait durant nos cours de religion en 4ème, parlant, avec le cardinal Marty "du prêtre à la recherche de son identité), soit que cela soit une sorte de Continent perdu dont on ne parle jamais en public (comme le Père P. en Première), soit que ce soit un lieu d'expériences, en particulier liturgique (la messe sans formule consécratoire du Père de M.) Sans des familles catholiques solides, on se demande ce qui pouvait être transmis à des jeunes élèves de cette vaste recherche, de cette grande relativisation que l'on nommait déjà "Vatican II". J'ai eu la conviction instinctive en ce temps-là que l'Eglise de Vatican II était stérile.

Aujourd'hui, j'ai pris un peu de distance avec ces terribles années 70, comme toute l'Eglise d'ailleurs heureusement a pu et dû le faire, cette Eglise qui fut sauvé des abîmes de la recherche par un vrai et saint leader à partir de 1978. Il faudra du temps et un travail colossal au pape polonais pour sortir les esprits de ce vertige du doute qui avait saisi jusqu'aux meilleurs. Parfois on avait l'impression (comme au Parc des Princes en 1980) que Jean Paul II était le seul à y croire encore. Il lui faudra presque trente ans, le plus long "pontificat de transition" de toute l'histoire de l'Eglise. Mais sa foi fut communicative. Nous en vivons aujourd'hui, même ceux qui ne veulent pas le savoir ou s'en souvenir.

Et nous pouvons regarder Vatican II, un peu autrement, en rejoignant la deuxième partie du diagnostic de Pierre Nora : Vatican II n'a pas seulement accéléré la déchritianisation, il a eu le courage d'en signaler l'existence, en particulier en appelant à la "participation active" en matière liturgique dans sa première constitution Sacrosanctum concilium. La réforme liturgique a été un échec : elle n'a pas permis d'enrayer la déchristianisation. On peut dire d'elle ce que Pierre Nora dit de Vatican II : elle l'a accéléré. Mais au moins les chrétiens, grâce au Concile, ont été averti de la crise imminente. La fièvre conciliaire a été un thermomètre de cette crise, hélas rien de plus. Mais rien de moins. Je serais tenté de dire comme Benoît XVI à Paolo d'Arcis cet athée médiatique italien qui l'interrogeait sur le Concile : "Vatican II ouvre des pistes". Anticipant sur la mondialisation, à travers Nostra aetate ou Unitatis redintegratio, à travers Gaudium et spes aussi si pacifiste et faisant au n°22 la théologie de ce pacifisme, Vatican II a tenté de comprendre à nouveaux frais la catholicité, l'universalité de l'Eglise, à laquelle tous les hommes sont ordonnés. Quatre ans, en pleines "Trente glorieuses", c'était sans doute trop tôt pour une synthèse apaisée. Au moins effectivement, providentiellement, Vatican II a ouvert des pistes. Il est en cela notre boussole comme beaucoup l'ont répété. Il constitue un gisement de recherche théologique extraordinairement précieux car il a le premier "signalé", comme sans le vouloir, malgré tout son optimisme, ce que la déchristianisation allait avoir d'inexorable.

J'ai bien conscience, moi qui suis né en 1962, que Vatican II appartient désormais au passé de l'Eglise. Le pape François nous le démontre tous les jours. Mais la question que le Concile a posée, les pistes qu'il a ouvertes, demeurent devant nous et il appartient aux théologiens, ils appartient aux Pasteurs de tenter, chacun pour leur part, d'apporter, sans idéologie, sans idées préconçues, avec seulement notre foi nue, des réponse à cette grande question de la catholicité. Elle ne peut pas se poser tout à fait de la même façon à l'ère d'Internet et de la mondialisation que dans les années 60. Mais elle se pose de manière lancinante et l'Homme en blanc dans sa singularité est, dans sa pratique et dans son existence même, pour l'instant le seul (ô paradoxe) qui apporte une réponse à cette question typiquement conciliaire de l'universalité de l'Eglise au XXIème siècle. Oui : de sa catholicité.

En faisant relire ce texte  à l'un de mes anges gardiens, qui m'avait signalé l'article de Pierre Nora, j'ai une première objection : "Vous parlez beaucoup de Vatican II comme accélérateur de crise et vous ne dites pas, de manière convaincante, en quoi il la signale".

- Je réponds : Vatican II signale la crise en se posant des questions que le Magistère avait négligées jusque là, sur le statut des non-chrétiens, sur les catholiques et les chrétiens, sur les athées (quoi que malheureusement sur ce dernier point Gaudium et spes soit un peu faible, indiquant que s'il y a des athées c'est forcément la faute aux catholiques qui sont de mauvais catholiques : au moins la question est posée). Par ailleurs, Vatican II se situe de manière très artificielle pour son époque dans un monde sans guerre froide, sans la bipolarité induite par le communisme international. Mais cette absence de pertinence aux événements de l'époque (crise de Cuba et menace atomique en 1963, en plein Concile) est une "heureuse faute" qui permet au texte conciliaire de trouver un échos dans notre monde dont le communisme a disparu. Je ne prétends pas que Vatican II est prophétique : il ne parle ni ne la colonisation, ni de l'immigration, ni des dégâts du capitalisme international : trop pacifiste pour cela. Mais il parle d'un monde uniforme, dans lequel le christianisme se veut encore et toujours catholique c'est-à-dire universel, ne se résolvant pas à devenir une petite province parmi d'autre dans le développement de l'esprit humain.

Lire aussi les commentaires sous cette analyse très sagace.

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