Pour Fabrice Hadjadj, l’encyclique Laudato Si brise « l’attelage boiteux » entre les catholiques et « le monde technolibéral de la croissance illimitée » (23/06/2015)

Lu sur le site de Famille Chrétienne (Antoine Pasquier) :

Fabrice Hadjadj : par son écologie intégrale, Laudato Si fera date

Pour le philosophe Fabrice Hadjadj, l’encyclique Laudato Si brise « l’attelage boiteux » entre les catholiques et « le monde technolibéral de la croissance illimitée ».

En quoi cette encyclique est un texte qui fera date, comme ce fut le cas pour Rerum novarum ?

Ce qui fait date, c’est ce qui est à la fois la manifestation d’une époque et son dépassement, un peu comme le lever d’un soleil qui révèle le paysage en prenant de la hauteur.

C’est exactement ce qui se passe avec ce texte : il manifeste ce qu’il y a de plus spécifique à notre temps – le « paradigme technocratique » – et il le fait à partir des mystères les plus élevés mais aussi les plus simples – la communion trinitaire et la communion de toutes les créatures, ce que cherchent à penser les plus grands théologiens et ce que ressent directement le moindre des amoureux… C’est aussi comme si, dans le péril extrême où nous sommes, la catholicité était devenue un fait physique. Là où Pacem in terris s’adressait à « tous les hommes de bonne volonté », Laudato Si s’adresse à tous les hommes, purement et simplement. La conscience écologique nous entraîne à reconnaître que nous habitons une « maison commune », et que cette maison commune suppose, comme toute maison, un Père commun…

Le respect de la nature passe, pour le pape, par l’émerveillement devant la Création. Pourquoi les hommes se limitent-ils à une vision matérialiste, sont-ils des contemplatifs qui s’ignorent ?

Nous commençons tous par être des contemplatifs. C’est en nous la ressource de l’enfance. Un jeune homme est poussé à faire des études scientifiques d’abord par son émerveillement devant les phénomènes de la nature. Il n’y a que l’admiration et l’amour qui puissent nous mettre en mouvement. Mais ce mouvement est souvent dévié par une ingrate volonté de puissance. Ainsi, dans l’école d’ingénieurs où entrera notre jeune homme, on négligera ce que les phénomènes ont de « phénoménal », on passera de l’émerveillement au calcul, à la manipulation, à l’utilitarisme qui ignore l’impulsion initiale du désir de connaître. C’est parce qu’on a été enfant sur les genoux de sa mère avec un père montrant la beauté d’une pâquerette, que l’on a le désir d’embrasser le monde intelligemment, mais voilà bientôt que l’on se met à vouloir fabriquer des petits d’homme sans père ni mère, et à piétiner la forme de la pâquerette pour la réduire à son utilité ou ses fonctions… En faisant ainsi, c’est la Création que l’on trahit, mais c’est aussi d’abord soi-même.

Le pape va très loin dans sa critique du système économique et financier. Pour lui, le consumérisme est vu comme une croissance sans limite. En quoi cette frénésie de la consommation est-elle dangereuse, et pourquoi doit-on y poser des limites ?

Pour justifier les limites, on insiste beaucoup sur l’épuisement des ressources naturelles. Et c’est bien. Mais ce n’est pas assez, car c’est perdre de vue le caractère positif de la limite. La limite n’est pas un renoncement, mais une affirmation. Pour les Anciens, ce qui a une limite est ce qui a une forme, tandis que l’illimité est l’imparfait, l’informe, le « sans-contours »… Limiter son avoir permet d’apprendre à faire par soi-même (par exemple avec un stylo et une feuille, vous écrivez des poèmes). Et limiter la consommation des produits permet de s’ouvrir à la communion des personnes. Thomas d’Aquin dit que « l’austérité [ou la sobriété], en tant que vertu, n’exclut pas les plaisirs, mais seulement ceux qui sont superflus et désordonnés, et c’est pourquoi elle ouvre à l’affabilité, à l’amitié et à la joie ». La surabondance des marchandises n’empêche pas le désespoir. Mais là où une personne fait l’expérience de la communion et de l’appartenance « n’importe quel endroit cesse d’être un enfer et devient le cadre d’une vie digne » (§ 148).

Le pape répète que « Tout est lié » (Dieu, l’homme et la terre). Comment comprenez-vous cette expression, que certains sont tentés de minimiser ?

C’est en effet le leitmotiv de cette encyclique. Il faut, me semble-t-il, l’entendre selon trois cercles concentriques.

Le premier est celui de l’écologie au sens strict : le propre de cette discipline est d’observer l’équilibre des écosystèmes et donc de reconnaître que tout est lié au sein de la nature, que ce qui affecte l’eau, ou la fleur, peut avoir des répercussions incalculables sur d’autres vivants.

Le deuxième cercle est celui du lien entre l’ordre matériel et l’ordre spirituel, à savoir que la crise écologique est aussi une crise mystique : « Les déserts extérieurs se multiplient dans notre monde, parce que les déserts intérieurs sont devenus très grands » (§ 217).

Enfin le troisième cercle transcende et enveloppe les précédents, c’est celui du mystère trinitaire, tel que le déploie admirablement ce passage : « Les Personnes divines sont des relations subsistantes, et le monde, créé selon le modèle divin, est un tissu de relations. Les créatures tendent vers Dieu, et c’est le propre de tout être vivant de tendre à son tour vers autre chose, de telle manière qu’au sein de l’univers, nous pouvons trouver d’innombrables relations constantes qui s’entrelacent secrètement » (§ 240).

Dans son dernier chapitre, François entre dans cette démarche mystique, et parle notamment de la nécessité de l’Eucharistie qui « embrasse et pénètre la Création ». Quel est le rapport entre l’économie du salut et la sauvegarde de la planète ?

Les sacrements s’opposent à la tentation du spiritualisme, c’est-à-dire d’une relation à Dieu qui ne passerait pas par la matière, le corps, les gestes sensibles. La cathédrale assume la création tout entière. Paul Claudel le rappelait avec force : « La clé de voûte vint capter la forêt païenne » Dans Le Soulier de Satin, il critique ceux qui ont voulu « réduire la chimie du salut à une transaction individuelle et clandestine dans un étroit cabinet », puis il déclare : « C’est avec son œuvre tout entière que nous prierons Dieu ! Rien de ce qu’il a fait n’est vain, rien qui soit étranger à notre salut. C’est elle, sans en oublier aucune part, que nous élèverons dans nos mains reconnaissantes et humbles. » Ainsi « l’Eucharistie est en soi un acte d’amour cosmique » (§ 236). Elle consacre divinement « le fruit de la terre et du travail des hommes ». Si l’on y réfléchit un peu, cela implique une transfiguration de l’économie : le pain qui arrive sur la table, qui doit être de pur froment, ne peut être mêlé de pesticides, il ne saurait avoir été produit dans des conditions iniques, sans quoi notre offrande elle-même serait une offense !… Et je ne parle pas des conditions pour produire un « bon » vin de messe. À partir de cette simple exigence (présenter des oblats dignes de l’autel), toute l’économie peut être reconsidérée.

Peut-on parler de « péché écologique, ou serait-il plus juste de parler de structures de péché ?

L’expression « péché écologique » ne se trouve pas dans l’encyclique. Il semble qu’elle ait été lancée au lendemain de sa parution par le métropolite orthodoxe Jean Zizioulas de Pergame. Le Saint-Père, pour sa part, alors qu’il cite le patriarche Bartholomée, parle de « péchés contre la création ». Ce qui est certain, c’est que, comme le montre le philosophe Hans Jonas dans Le Principe de responsabilité, la « civilisation technologique » transforme « l’éthique traditionnelle » au moins sur deux points :
• L’éthique traditionnelle est une éthique de la proximité ; or, aujourd’hui, du fait de la globalisation techno-industrielle, nous pouvons offenser des personnes à l’autre bout du monde ou qui ne sont même pas encore nées (les générations futures).
• Par ailleurs, l’éthique traditionnelle voyait la nature ou la terre comme quelque chose de stable, d’inépuisable ou d’invulnérable ; or notre action peut désormais blesser et même dévaster la « maison commune ». Voilà pourquoi notre sens du péché doit s’étendre en raison de ce contexte inédit.

Cette encyclique peut-elle faire bouger les lignes, chez les catholiques comme chez les écologistes de tout poil ?

Pour des raisons historiques, notamment la lutte contre le communisme, de nombreux catholiques ont eu tendance à s’allier fortement au monde technolibéral de la croissance illimitée.

Cette encyclique vient briser cet attelage boiteux. François ose parler de « mythe du progrès » et il va jusqu’à demander « d’accepter une certaine décroissance dans quelques parties du monde, mettant à disposition des ressources pour une saine croissance en d’autres parties ».

Il affirme aussi que les nouvelles technologies ne sont pas neutres, mais qu’elles contiennent en elle-même un projet ou un « paradigme » dangereux – ce qui est un renversement par rapport à la conception purement instrumentale de la technique qui a souvent prévalu au sein de l’Église. S’agissant des écologistes, il les appelle à la cohérence d’une écologie « intégrale » et « humaine ».

D’une part, on ne peut défendre la nature en méprisant l’homme qui est son couronnement : dire que l’homme est une bête parmi d’autres, c’est justement rendre impossible l’écologie, puisqu’il faut que l’homme ait une dignité spéciale pour être responsable et gardien de la création.

D’autre part, reconnaître que la nature n’est pas qu’un stock d’énergie et de matériaux disponible, mais un certain ordre donné qu’il s’agit de respecter, d’accompagner et de prolonger, c’est supposer la providence d’un généreux Créateur…

Enfin, contre toute conception individualiste du salut, il convient de se souvenir de Noé. Pour sauver ce seul juste, il a fallu l’arche, et donc sauver aussi sa famille et, avec sa famille, toutes les autres espèces, pures et impures…

Antoine Pasquier

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