"L'humble sagesse du feu orange" : le père Xavier Dijon répond à l'abbé Eric de Beukelaer (29/10/2015)

Le 20 octobre, l'abbé Eric de Beukelaer publiait dans la Libre une opinion intitulée : "L'humble sagesse du feu orange" que l'on pourra lire ICI; cette opinion a pu en déconcerter plus d'un.

Le père Xavier Dijon lui a adressé une réponse (parue en commentaire sur le blog de l'abbé Eric de Beukelaer) que nous reproduisons ci-dessous :

Cher Eric,

Par l’image du feu orange que tu emploies dans ta chronique (LLB 21/10/2015), tu veux rendre compte de l’entre-deux qui sépare, d’un côté, l’interdiction de tuer, de l’autre, le colloque singulier noué entre le médecin et son patient en fin de vie. Cette image illustre bien la complexité du débat qui concerne l’euthanasie aujourd’hui, mais on peut se demander si elle éclaircit la question : n’induit-elle pas plutôt une confusion des plans, alors même que tu tiens à rappeler nettement l’interdiction de principe de l’euthanasie ?

Dans la comparaison employée, le feu rouge signifie l’interdiction de tuer. L’image est claire : devant la perspective de donner la mort, on s’arrête. Que représente alors le feu vert ? Tu ne donnes pas explicitement la transposition de cette balise-là, mais nul doute qu’il s’agit de la vie : puisqu’il s’agit de vivre, on peut passer, on passe, on vit ! Or s’il est vrai que, dans la comparaison employée, le rouge et le vert renvoient respectivement à la mort et à la vie, alors une conclusion s’impose : il n’y a pas de feu orange ! Car il n’y a pas de zone intermédiaire entre la mort et la vie. Tant qu’une personne n’est pas morte, elle vit. Telle est la force incroyable de la vie, et le tranchant de la mort. L’éthique s’ensuit : on n’arrête jamais la vie par un geste de mort !

Pourquoi alors parler de feu orange ? Lorsque tu en parles, tu mobilises ici deux considérations qui concernent, l’une, la médecine (sur la zone grise des soins palliatifs), l’autre, le droit (à propos des procureurs qui s’abstiennent, sauf abus, de poursuivre les actes médicaux ultimes). Mais, dans un cas comme dans l’autre, remarquons-le, aucune transgression éthique ne s’impose.

A cet égard, tu utilises une image qui ne suppose non plus aucune infraction. Le code de la route a, en effet, sagement prévu le franchissement du signal orange par le conducteur qui s’en trouve si près qu’il ne peut plus s’arrêter dans des conditions de sécurité suffisante. Ce faisant, le code ne dépénalise pas une quelconque transgression juridique ; il se contente de concilier la double exigence de stopper, un moment, la circulation dans un sens, et d’empêcher que l’arrêt brusque d’un véhicule compromette la sécurité des usagers. Or si, dans le cas du feu orange, le conducteur ne commet aucune infraction, même s’il franchit matériellement le signal, que devient la comparaison appliquée aux deux domaines que tu cites ?

La zone grise évoquée concerne sans doute le bon dosage des produits qui calmeront les souffrances, car il est vrai que l’administration d’un analgésique emporte le risque de hâter la mort du patient. Or dans cette hypothèse également, tous les feux continuent à jouer leur rôle : le rouge, pour signifier qu’on ne peut pas tuer (le praticien ne peut donc pas surdoser la morphine avec l’intention de donner la mort) ; le vert, pour dire qu’il ne faut pas s’arrêter d’accompagner la vie ; quant au feu orange, il permet d’atténuer les souffrances du vivant, même au risque de hâter sa mort. Mais, pas plus que dans le franchissement du feu orange, il n’y a, ici, de transgression éthique puisque l’acte, bien proportionné pour n’être pas homicide, est justifié par l’obligation de soulager la douleur.

Quant à la décision du ministère public de ne pas intervenir dans les actes posés en fin de vie alors même que l’un ou l’autre de ces actes pourrait être qualifié d’homicide, elle ne se laisse pas comparer terme à terme à l’hypothèse du signal orange puisque, dans ce dernier cas, nous l’avons vu, il n’y a pas d’infraction. Mais elle impose un rappel de la différence entre le droit et la morale.

Sachant que les parquets, largement maîtres de la politique répressive, apprécient l’opportunité des poursuites, on peut comprendre qu’un procureur du Roi ne tienne pas (sauf cas abusifs), à dépenser une énergie démesurée dans l’investigation de la zone grise évoquée plus haut, pour y rassembler et peser les indices d’un éventuel homicide, alors qu’il est requis par tant d’autres infractions graves, depuis le meurtre jusqu’à la traite des humains en passant par le vol à main armée ou le blanchiment d’argent terroriste. Il n’empêche que cette appréciation personnelle du magistrat ne crée aucune licence sur le plan éthique. L’interdiction de l’homicide continue toujours à s’imposer comme un stop au geste de mort.

En conclusion, le colloque singulier que tu prônes entre le médecin et le patient est certainement recommandable pour humaniser toute fin de vie, mais il n’autorise pas à croire que seraient brouillés les repères éthiques qui balisent la route, ainsi d’ailleurs que tu le rappelles toi-même : ne pas donner la mort, soulager, accompagner… Tu parles de l’humble sagesse du feu orange. Pour moi, les dosages de morphine peuvent se discuter en médecine, comme les jugements d’opportunité, en droit ; mais entre la vie et la mort comme entre le bien et le mal, il n’y a pas de place pour un quelconque feu orange. Il n’y a que l’humble éthique du rouge de la mort et du vert de la vie.

Amicalement, Xavier Dijon, S.J., prof. ém. Univ. Namur

Toutefois, l'abbé Eric de Beukelaer a répondu à cette lettre en ces termes :

Cher Xavier,
Il n’a jamais été dans mon intention d’écrire que du point de vue moral chrétien, il existait un « feu orange » à euthanasier. Je soulignais simplement que dans la vie concrète, les médecins prenaient des décisions difficiles et parfois dans l’urgence, qu’aucune loi « feu vert – feu rouge » ne peut totalement encadrer. Bref, je n’invite pas au relativisme moral, mais fais un appel à la confiance envers les décisions du soigneur de terrain, quand il se trouve en « zone grise ».
Comme que j’exprimais à Joseph J. sur ce blog, je pensais avec cette chronique (naïvement ou peut-être imprudemment) être suffisamment connu et reconnu comme adversaire de la loi de dépénalisation de l’euthanasie, pour me permettre cette fois-ci un billet plus politique et prudentiel, après avoir longuement écouté les soigneurs du terrain. Si j’explique le malaise de nombreux médecins envers le soupçon d’homicide et fais un appel à la confiance envers leur accompagnement de la fin de vie, cela ne signifie pas que j’approuve – du point de vie de l’éthique – toutes les décisions médicales prises.
Fraternellement,
Eric

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