Umberto Eco, "l’un des pires produits de la culture turinoise et italienne du XXème siècle" (26/02/2016)

De Roberto de Mattei sur le site de "Correspondance Européenne" :

Italie : Umberto Eco, la triste parabole d’un nominaliste

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Le 23 février 2016 ont eu lieu à Milan les « funérailles laïques » de l’écrivain Umberto Eco, décédé le 19 février à l’âge de 84 ans. Eco fut l’un des pires produits de la culture turinoise et italienne du XXème siècle. Il nous faut souligner son ascendance turinoise car le Piémont a été un foyer de grands saints au XIXème siècle, mais également d’intellectuels laïcistes et anti-catholiques au vingtième. L’ « école de Turin », bien décrite par Augusto del Noce, est passée, sous l’influence d’Antonio Gramsci (1891-1937) et de Piero Gobetti (1901-1925), de l’idéalisme au marx-illuminisme, en conservant toujours son âme immanentiste et anti-catholique.

Après la deuxième guerre mondiale, cette ligne culturelle exerça une hégémonie si forte qu’elle attira un bon nombre de catholiques. Umberto Eco, né à Alessandria en 1932, à 16 ans directeur diocésain de l’Action Catholique, était, comme il le rappelle lui-même, non seulement un militant, mais un « croyant à la communion quotidienne ». Il participa à la campagne électorale de 1948, placardant des affiches et distribuant des tracts anti-communistes. Il collabora ensuite avec la présidence de l’Action Catholique à Rome, alors qu’il poursuivait ses études à l’Université de Turin, où il se diplôma en 1954, par une thèse sur l’esthétique de Saint Thomas d’Aquin, publiée par la suite dans le seul de ses livres qu’il vaille la peine de lire (Le problème esthétique chez saint Thomas, 1956). C’est en cette même année 1954 qu’il abandonna la foi catholique.

 

Comment son apostasie mûrit-elle ? Elle fut bien sûr raisonnée, convaincue et définitive. Eco déclara avec dérision avoir perdu la foi à la lecture de saint Thomas d’Aquin. Mais la foi ne se perd pas, elle se refuse et, ce n’est pas saint Thomas qui est à l’origine de son éloignement de la vérité, mais bien le nominalisme philosophique, interprétation décadente et déformée de la doctrine thomiste. Eco resta jusqu’à la fin un nominaliste radical, pour qui il n’existe pas de vérités universelles, mais uniquement des noms, des signes, des conventions. Guillaume d’Occam, père du nominalisme, est représenté par Guillaume de Baskerville, le protagoniste de son roman le plus célèbre, Le nom de la rose (1940), qui se termine par une devise nominaliste : «Stat rosa pristina nomine, nomina nuda tenemus».

L’essence de la rose (comme de toute chose) se réduit à un nom; nous n’avons que des noms, des apparences, des illusions, mais aucune vérité ni aucune certitude. Un autre personnage de son roman, Adso, affirme que « Gott ist ein lautes Nichts », « Dieu est un pur néant ». En dernière analyse, tout est jeu, danse sur le néant. Ce concept est le même que celui d’un autre roman philosophique,Le pendule de Foucault (1989). Derrière la métaphore du pendule, il y a un Dieu qui se confond avec le néant, le mal, l’obscurité absolue.

Le vrai pendule de la pensée d’Eco fut en réalité l’oscillation entre le rationalisme absolu des Lumières et l’irrationalisme de l’occultisme, de la cabale, de la gnose, qu’il combattit mais qui exerça sur lui une attraction maladive. Si le nominalisme vide la réalité de son sens, l’issue inexorable est en effet la chute dans l’irrationnel. Pour en sortir, il ne reste que le scepticisme absolu. Si Norberto Bobbio (1909-2004) constitue la version néo-kantienne de l’illuminisme turinois du XXème siècle, Umberto Eco en incarne la version néo-libertine. L’un de ses derniers romans, Le Cimetière de Prague (2010), est l’apologie implicite du cynisme moral qui découle nécessairement de l’absence de vrai et de bien.

Dans les cinq cent autres pages du livre, il n’y a aucun élan d’idéal, ni figure mue par amour ou idéalisme. « La haine est la véritable passion primordiale. C’est l’amour qui est une situation anormale », fait dire Eco à Rachkovskij, l’un des personnages principaux. Et pourtant, malgré les figures méprisables et les faits criminels dont le livre est farci, il manque dans ses pages cette note tragique qui seule peut faire une grande œuvre littéraire. Le ton est celui sarcastique d’une comédie dans laquelle l’auteur se moque de tout et de tous, parce que la seule chose dans laquelle il croit réellement sont les filets de barbue sauce hollandaise qui se mangent de Laperouse au quai des Grands-Augustin, les écrevisses bordelaises ou les mousses de Volaille du Café Anglais de rue Gramont, les filets de poularde piqués aux truffes du Rocher de Cancale rue Montorgueil.

La nourriture est la seule chose qui sorte triomphante de son roman, continuellement célébrée par le protagoniste, qui avoue : « Lacuisine m’a toujours satisfait plus que le sexe. Sans doute une empreinte que m’ont laissé les prêtres ». Ce n’est pas un hasard, si, en 1992, Eco fut hospitalisé et donné quasi pour mort du fait d’une colossale indigestion. Eco fut techniquement un grand jongleur, parce qu’il s’est moqué de tout le monde : de ses lecteurs, de ses critiques, et surtout des catholiques qui l’invitaient dans leurs congrès comme un oracle.

Comme par jeu, à l’occasion du référendum italien de 1974 sur le divorce, il adressa aux divorcés depuis les colonnes de l’Espresso, un appel pour établir intelligemment leur campagne de propagande, en ces termes : « La campagne pour le référendum devra être dénuée de préjugés théoriques, anticonformiste, immédiate, destinée à avoir un effet à brève échéance. Adressée surtout à un public qui est la proie facile de sollicitations émotives, elle devra vendre une image positive du divorce qui renverse avec exactitude les appels émotifs de la partie adverse… Les thèmes de cette campagne de « vente » devraient être : le divorce est bon pour la famille, le divorce est bon pour les femmes, le divorce est bon pour les enfants… Depuis des années, les publicitaires italiens vivent une crise d’identité : cultivés et informés, ils se savent objet d’une critique sociologique qui les désigne comme les esclaves fidèles du pouvoir consumériste… Ils tentent des campagnes gratuites pour la défense de la nature et le don du sang. Mais il se sentent exclus des grands problèmes de leur temps, condamnés à vendre des savonnettes. La bataille pour le référendum sera la preuve de la sincérité de tant d’aspirations civiles plusieurs fois avérées. Il suffit qu’un groupe d’agences expertes, dynamiques, anticonformistes, démocratiques, se coordonne et s’auto-finance pour soutenir une campagne de ce genre. Il suffit de quelques appels, deux réunions, un mois de travail intense. Détruire un tabou en quelques mois est un défi qui devrait faire venir l’eau à la bouche à tout publicitaire qui aime son métier… ».

Le tabou à détruire était la famille, qui, pour un relativiste comme lui, n’avait aucune raison d’exister. La destruction de la famille en Italie a progressé depuis 1974, par étapes successives. Eco l’a accompagnée avec complaisance, sortant de scène à la veille de l’approbation des unions homosexuelles, qui est la conclusion de l’introduction du divorce il y a quarante ans. La famille naturelle est remplacée par la famille contre-nature. Le relativisme célèbre son triomphe apparent.

Umberto Eco a largement contribué à cette œuvre de destruction de l’ordre naturel et chrétien, et pourtant ce dont il devra répondre n’est pas tant du mal qu’il a fait que du bien qu’il aurait pu faire s’il n’avait pas délibérément refusé la Vérité. Que sert de recevoir quarante diplômes honoris causa et de vendre trente millions d’exemplaires pour un seul livre (Le nom de la rose), si l’on ne gagne pas la félicité éternelle ? Le jeune militant de l’Action Catholique aurait pu être un saint François-Xavier dans cette terre de mission qu’est aujourd’hui l’Europe. Mais il ne reçut pas ces paroles que saint Ignace adressait à saint François-Xavier et que Dieu fait résonner en tout cœur chrétien : « Que sert à l’homme de gagner l’univers, s’il vient à perdre son âme ? » (Roberto de Mattei)

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