Refuser ce qui nous façonne et nous limite, c'est haïr le monde et se haïr soi-même (29/02/2016)

Anne-Laure Debaecker interviewe Chantal Delsol sur le site de Valeurs Actuelles

Chantal Delsol : “Récuser les limites de l’homme nous inscrit dans le sillon des totalitarismes”

Dans son dernier livre ('La haine du monde'), la philosophe Chantal Delsol dénonce le “tout est possible” des idéologues de l’émancipation et des populistes.

En écho à son titre, vous déclarez dans votre nouvel ouvrage que « le refus du monde va s’écrire en haine de soi » pour nombre de nos contemporains. Comment expliquer ce phénomène ?

Il s’agit de l’homme moderne qui veut re-naturer l’humanité. Le communisme voulait supprimer la nécessité d’un gouvernement et donc la politique, les questions métaphysiques et donc la religion… et façonner ainsi un humain tel que nous ne l’avons jamais connu. Je pense que nous avons aujourd’hui un programme démiurgique analogue avec la volonté d’égalisation, l’ardeur à supprimer les différences, la récusation des questions existentielles, le défi lancé à la mort avec le posthumanisme, enfin le refus de la finitude et de l’imperfection avec cette idée que tout dans le passé était mauvais. Nous entrons dans une ère où rien ne serait plus jamais comme avant — ce que pensait le communisme avec cette idée qu’avant, ce n’était que la pré-histoire, et que la société communiste, enfin, entrait dans l’histoire.

Ce refus de tout ce qui nous façonne est une haine du monde, de la condition humaine, parce qu’elle est médiocre et tragique. Et finalement, c’est une haine de soi : l’homme moderne ne s’accepte pas tel qu’il est, il ne s’aime que renaturé…

Vous évoquez une “idéologie émancipatrice” qui sévit dans notre monde postmoderne. De quoi s’agit-il ?

C’est la suite de l’amélioration historique judéo-chrétienne, mais pervertie parce que radicalisée. Notre culture est la seule à promouvoir dans l’histoire une amélioration menée par l’homme lui-même : le temps est fléché, l’homme s’émancipe… Le Moyen Âge invente la démocratie et commence à émanciper les femmes. L’esclavage existe partout dans le monde, chez nous aussi, mais nous en inventons l’abolition. Avec les Lumières au XVIIIe siècle, la religion transcendante est rejetée et le processus historique d’émancipation, privé de ses limites, devient l’idéologie du Progrès et va se transformer en démiurgie. Il s’agit non plus seulement d’améliorer notre monde avec détermination et circonspection, mais de re-naturer l’homme. C’est 1793. C’est le totalitarisme communiste. C’est encore aujourd’hui, mais avec des moyens différents, puisque nous avons remplacé la terreur par la dérision. On ne cherche plus à détruire le questionnement religieux en emprisonnant les croyants, mais en ridiculisant les dieux. C’est moins coûteux et plus efficace.

 

La quête de limites et l’enracinement sont passés dans le camp du mal…

Oui, car l’émancipation est devenue une idéologie, un système absolu et unique qui ne souffre aucune discussion ni modération. Celui qui argue de quelques limites est taxé de passéiste et de réactionnaire, et considéré comme un agent du mal, puisqu’il va à l’encontre de la re-naturation et retarde une sorte de parousie historique. De là d’ailleurs vient le populisme : il désigne les courants porteurs d’enracinement, c’est-à-dire d’identités, de patriotisme, de vertus familiales, de reconnaissance de liens non contractuels mais naturels. Le fait même de récuser les limites nous inscrit dans le sillon des projets totalitaires : dans le “tout est possible” dont parlait Hannah Arendt.

Comment conjuguer émancipation, amélioration du monde et enracinement ?

En se posant sans cesse la question des limites, en avançant à pas comptés, en cherchant constamment l’équilibre et non l’absolu, l’excès, le total. En sachant que rien n’est jamais définitif, donné pour toujours, et que la barbarie est toujours tapie dans l’ombre, prête à resurgir. Autrement dit, en ne nous prenant pas pour des démiurges mais en nous assumant comme des êtres finis.

Quelle filiation entre les totalitarismes d’hier et l’idéologie transhumaniste qui se développe aujourd’hui ?

Il y a un lien à partir du moment où il s’agit de re-naturation et pas seulement d’amélioration. Bien sûr, la frontière entre les deux n’est pas nette. C’est pourquoi je plaide pour une réflexion incessante, jamais achevée, autour des limites.

Quand il s’agit de posthumanisme, c’est-à-dire de suppression de la mort, nous sommes en plein dans la re-naturation. L’utopie totalitaire visait l’immobilité d’une société parfaite où les humains ne sauraient plus qu’ils mourraient parce qu’ils auraient été entièrement pris dans l’espèce (comme les animaux). Le posthumanisme vise une société humaine de venue immobile parce que cantonnée à ces deux générations qui ne mourront plus et ne donneront plus naissance. C’est ainsi une autre utopie de re-naturation.

« Dans la société française d’aujourd’hui, le but de l’école n’est plus la transmission du savoir, mais l’égalité », relevez-vous. Pourquoi ?

À quoi sert l’école dans les sociétés ? À la transmission. Depuis plus d’un siècle on voit apparaître la nouvelle finalité de l’école : égaliser les enfants que les familles différencient. En Union soviétique on envoyait les élites dans les camps. Aujourd’hui on ridiculise les auteurs anciens et, d’ailleurs, en classe, les bons élèves sont détestés. On ne cesse de supprimer des pans entiers de la culture pour que les écoliers les moins doués puissent suivre — tout cela n’est pas un scoop.

Selon vous, le « relativisme du tout-est-permis » ne serait qu’un appât…

Exactement. On voit bien d’abord que le relativisme n’existe pas : si c’était le cas, tout serait possible à dire et à penser, or les choses ne se passent pas ainsi. Si j’ai envie, par exemple, d’inviter Viktor Orbán à une conférence, ce n’est simplement pas possible — ou alors je serai mal vue à vie et mes projets ne trouveront plus preneur. Le relativisme est un leurre pour défaire les vérités adverses et glisser à la place d’autres vérités. Ce n’est pas conscient — je ne parle pas d’un complot —, mais les penseurs de la déconstruction laissent croire au relativisme pendant que les idéologues de l’émancipation absolue imposent leurs certitudes.

Quelles réponses valables existent face aux excès modernes de l’émancipation ?

Lorsque l’émancipation absolue et pervertie utilise la terreur, il faut pour y répondre un courage physique et moral impressionnant. Lorsqu’elle utilise la dérision, comme ici aujourd’hui, il faut, certes, une forme de courage moral, mais surtout de l’intelligence. Et je dirais même qu’il faut aller aux profondeurs.

La dérision dépouille les certitudes de leur sens, elle dé-symbolise, et pour aller à son encontre il faut creuser vers les sources, s’assurer de ses propres croyances, en convaincre les autres — c’est un travail de réflexion et de parole. C’est d’une certaine manière plus difficile de trouver des gens capables de cela que des combattants armés… La dérision est une bombe sale. Elle déshabille le sacré et joue sur le côté chic de la désacralisation. En face, on a l’air bégueule, arriéré, on fait province !

Je refuse toutefois d’utiliser le mot de totalitarisme pour désigner la période actuelle, il faut réserver cela aux régimes qui utilisent la terreur. La seule réponse est de défendre les enracinements, les justifier avec intelligence. Quel travail ! Car aussitôt on nous place au milieu d’un maelström de sarcasmes. Ce qui manque aux partis dits populistes, c’est justement cette intelligence : au lieu d’aller au combat avec des arguments essentiels, ils y vont avec des couteaux, sans doute parce qu’ils n’ont rien d’autre — mais cela ne marche pas. Devant des gens qui ridiculisent la patrie, il faut plutôt convaincre de la légitimité des appartenances particulières, expliquer pourquoi nous avons besoin d’être citoyen de France pour devenir citoyen du monde. Il vaut mieux ne pas se tromper de combat. C’est l’objet de ce livre.

La Haine du monde, Les Éditions du Cerf, 240 pages, 19 €.

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