De même, des documents d'archives choisis par Frédéric Crotta et Samah Soula révèlent l'importance et le nombre des manifestations en faveur du régime, des images qui ne furent (et ne sont) guère diffusées chez nous. De même, l'Observatoire syrien des Droits de l'Homme, une branche de l'opposition, qui assure tenir à jour le solde des 260 000 ou 300 000 victimes, ne précise jamais que ces chiffres incluent un nombre important de soldats du régime. Pourquoi ? Rien de tout cela, bien sûr, n'incline à la moindre indulgence pour le dictateur sanguinaire que demeure Bachar el-Assad. Disons que la réalité n'est jamais aussi claire et nette que ne l'assurent les "simplificateurs". La seconde consœur qu'il faut remercier ces jours-ci s'appelle Claude Guibal. Longtemps basée au Caire (pour "Libé", Radio France et "l'Obs"), elle est aujourd'hui grand reporter à France Inter. Voilà vingt ans qu'elle parcourt et scrute le Proche-Orient, ou plus exactement ce qu'elle appelle aujourd'hui l'"Islamistan", dans le livre qu'elle vient de publier (1).
Ceux qui la connaissent savent avec quelle patienceattentive elle recueille les témoignages d'hommes et de femmes sans - jamais - céder à cette hâte du jugement, pathologie bien connue dont Nietzsche se moquait. Au demeurant, la recommandation de Spinoza qu'elle a mis en exergue de son livre définit bien ce qui fonde l'exceptionnelle qualité de son travail : "Ne pas rire, ni déplorer, ni maudire mais comprendre." Quel dommage que Manuel Valls n'ait pas lu Spinoza ! Cela l'aurait dissuadé de prononcer l'une des plus grosses sottises articulées par un Premier ministre. On songe à cette phrase prononcée le 9 janvier : « Expliquer, c'est déjà vouloir un peu excuser. »
Les pages que nous offre Claude Guibal témoignent d'une démarche infiniment plus généreuse et plus intelligente. Avec une femme saoudienne, un jeune salafiste, une Egyptienne choisissant de se voiler ou un Frère musulman, elle sut toujours mettre de côté ses propres certitudes pour tenter de comprendre, avant d'être capable d'expliquer. Avec modestie, certes, mais avec une ténacité qui force le respect. "Exercice d' équilibriste , écrit-elle, qui a pu s'avérer passionnant et délicat lorsqu'il s'agissait d'écouter et de questionner en tenant à distance les a priori, sans renier ses propres valeurs et convictions." Exercice parfois insoutenable quand on entend justifier le crime.
Du coup, le lecteur comprend un peu mieux, et de l'intérieur (sans l'"excuser"), une réalité que la rengaine n'évoque qu'en brandissant le mot "islamisme", un mot fourre-tout et un alibi de l'ignorance. Cette dernière est d'autant plus exaspérante qu'elle claironne et tonitrue. Lisant Claude Guibal, on vérifie cette incongruité contemporaine : la clameur des ignorants a envahi tout l'espace. Enfin presque…
(1) « Islamistan. Visages du radicalisme » (Stock).