Le championnat d'Europe de football 2016 : un grand moment de célébration du post-moderne, dans tous ses états (09/06/2016)

De Chantal Delsol sur Figaro Vox (lefigaro.fr)

Football : les paradoxes d'une ferveur persistante

TRIBUNE - Les footballeurs sont les seuls «héros» qu'on nous propose. Et malgré leur comportement souvent odieux, les Français (mais pas seulement) ne se détournent pas d'eux, explique l'universitaire Chantal Delsol.

Le championnat d'Europe de football 2016 commence vendredi. Cet événement sportif figure au premier rang des sujets d'actualité. Si le comportement des footballeurs suscite souvent la déception, voire le blâme, rien ne paraît pouvoir détourner l'opinion du football, souligne la philosophe Chantal Delsol.


Les compétitions internationales remplacent la guerre et, d'une certaine façon, s'y substituent. Les deux activités se ressemblent: rivalité, dépenses inouïes et sans compter, oubli et dépassement de la vie ordinaire dans l'enthousiasme qui permet pour un moment des émotions plus fortes. Il est bien probable que les jeux et les guerres sont antithétiques, car on n'a pas envie de jouer avec celui qu'on acceptera de tuer, et inversement, on ne tuera pas son concurrent. C'est la différence entre ennemi et adversaire. On peut se réjouir de vivre à une époque où l'on préfère la confrontation sur un stade plutôt que sur un champ de bataille.

Il est bien légitime que les nations se mesurent. Car même si elles sont capables de s'entraider en cas de catastrophes, elles demeurent toujours des entités souveraines et indépendantes, au fond des individus séparés, toujours à épier les échecs ou les réussites des autres, et à soi-même se glorifier. Et comme au fond les peuples ne cherchent qu'une supériorité symbolique, le jeu fait l'affaire avec grandeur, pour manifester cette impatience d'être le meilleur, et cette impatience à étaler sa supériorité.

 

Les compétitions sportives prennent donc, avantageusement sans doute, la place de la guerre en déployant le patriotisme dont tous les peuples ont besoin, parce que sans appartenance nous ne sommes pas grand-chose. C'est dans le stade à présent que flotte le drapeau, en tout cas depuis le moment tout récent où nous avons vu réapparaître un danger commun sous la figure du terrorisme - il y a eu de longues années pendant lesquelles le patriote à béret était décrit comme un ballot, voire comme un fanatique, et pendant lesquelles le drapeau n'intéressait que l'extrême droite.

On attend donc l'Euro comme un moment de ferveur commune, pendant lequel une solidarité solitaire (tous ensemble chacun devant son poste de télévision) nous fera frémir aux mêmes attentes.

Mais plutôt qu'un grand moment de patriotisme sous un mode pacifique et festif, c'est un grand moment de célébration du post-moderne, dans tous ses états.

Il s'agit de célébrer les exploits au-delà des limites. Non plus les beaux corps naturels, comme c'était le cas dans la Grèce ancienne, où Olympie était le lieu de la vitalité éclatante et esthétique. Où l'on cherchait l'excellence, à tout point de vue, le kalos kagathos, le beau et bon, et non pas la performance technique. Mais, comme le disait François Dagognet, on célèbre aujourd'hui «un autre corps, celui des records et des dépassements sans fin». Que la tentation (et parfois la réalité) du dopage soit toujours présente montre évidemment le désir de tricher, bien naturel quand l'éthique n'accompagne pas la vie ; mais aussi, le désir de surpasser l'humain et d'une certaine façon, de devenir le dieu du stade étranger à l'humaine condition.

À d'autres égards nos champions nous sont étrangers. Ils représentent avec les chanteurs les uniques modèles que l'on nous présente à admirer. Ils sont les seuls «héros» qui nous restent, et il vaut mieux ne pas oublier les guillemets. Précisons, ou rappelons, qu'en dehors de leurs réussites sportives indéniables, ce sont des héros au sens grec, c'est-à-dire des demi-dieux, en tout cas traités comme tels, mais dépourvus de l'éducation qui leur permettrait d'assumer leur rang, et qui par conséquent se conduisent comme des vauriens, tout en suscitant l'extase de la foule.

Les jeux du stade sont aujourd'hui représentatifs d'une époque minée par le matérialisme - c'est-à-dire l'importance exclusive accordée à l'argent. Et cela est incompatible avec l'idéal patriotique. Car ce n'est pas par une cupidité spécifique que nos contemporains accordent toute valeur à l'argent et aux biens matériels, c'est uniquement parce que cela représente pour eux le seul héritage restant après liquidation des croyances. Or le patriotisme est une croyance. C'est pourquoi on a du mal à penser que ces demi-dieux du stade, souvent «achetés» à l'étranger pour faire gagner les équipes, autrement dit qui sont des mercenaires, peuvent bien représenter la patrie pour laquelle ils se battent à coups de millions mensuels. Piètre modèle pour le jeune footballeur débutant du terrain de banlieue, que ce nabab prétentieux et analphabète, toujours à l'affût d'une ruse raciste… Il est fallacieux de prétendre que ces champions issus du peuple demeurent «du peuple» et sont une espérance pour une jeunesse défavorisée.

Les jeux du stade de la post-modernité ne peuvent décidément pas se substituer à la guerre dont nous ne voulons plus. Un soldat, même mercenaire, est un homme du commun, payé comme tout le monde et lié à l'humaine condition. Les jeux du stade ressembleraient plutôt à une nouvelle religion de l'âge post-chrétien, un retour à l'époque très ancienne où la religion était un rite social, non pas une croyance personnelle mais une liturgie. Aujourd'hui un culte, voué non à l'excellence mais à la performance ; un culte de l'argent et du divertissement. Liturgie creuse.

* Membre de l'Institut et professeur de philosophie politique à l'université Paris-Est. Dernier ouvrage paru: La Haine du monde. Totalitarismes et postmodernité (Cerf, 2016).

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