Et si l'euthanasie cessait d'être un choix individuel pour devenir une décision économique imposée aux autres ? (22/03/2019)

De Damien Le Guay sur le Figaro Vox :

Belgique: «Le risque que l'euthanasie ne soit pas un choix individuel mais une décision économique imposée aux autres»

FIGAROVOX/TRIBUNE - 40% des citoyens belges sont favorables à l'arrêt des soins pour les personnes de plus de 85 ans, selon une étude du Centre fédéral d'expertise des soins de santé. «Le glissement, dans les têtes, d'une liberté pour moi à un programme collectif d'élimination des ‘‘bouches inutiles'' vient d'être prouvé», s'inquiète le philosophe Damien Le Guay. 


Philosophe, éthicien, membre émérite du Conseil scientifique de la Société française d'accompagnement et de soins Palliatif (La SFAP), Damien Le Guay enseigne au sein des espaces éthiques régionaux d'Ile-de-France et de Picardie. Il est l'auteur de plusieurs essais sur la mort, dont, notamment Le fin mot de la vie (Le Cerf, 2014).


On présente toujours la question de l'euthanasie sous l'angle de la liberté individuelle. Ce serait une liberté supplémentaire, et une liberté qui ne retirerait rien à personne. Ce leitmotiv est répété à satiété au point qu'il semble être devenu une vérité d'évidence! Alors, pourquoi ne pas faire le pas et, une bonne fois pour toutes, loin des supposées hypocrisies, légaliser l'euthanasie. La sociologue Irène Théry disait au Président de la République lors de la rencontre entre celui-ci et des intellectuels que «non seulement l'ancienne règle du jeu est obsolète» et il faut en promouvoir une autre, mais surtout, il faut se méfier des «mouvements contre-révolutionnaire» et des «crispations identitaires».

En face, ceux qui s'opposent à cette légalisation, les médecins, les accompagnants de soins palliatifs, tous ceux qui sont tous les jours au bord du lit des patients en fin de vie, disent que cette «liberté individuelle» a de nombreux effets collectifs qui finissent, d'une manière ou d'une autre, par restreindre les demandes d'aide, d'assistance, de soutien et de dialogue. Proposer un «soin euthanasique» atténue la force de résistance des patients, dès lors qu'existe une solution à leurs souffrances, la plus évidente de toutes, une «mort douce» qui arrangerait tout le monde. Nous passons d'un dialogue constructif à une impasse thérapeutique.

Selon plusieurs études menées en Belgique au Centre fédéral d'expertise des soins de santé, 40 % des Belges estiment que pour ne pas alourdir le budget de la sécurité sociale, il ne faut plus administrer de traitements coûteux qui prolongent la vie des personnes âgées de plus de 85 ans. On le voit: l'euthanasie, qui est présentée comme une «liberté individuelle» finit, de fil en aiguille, avec le temps et l'habitude, par devenir une solution économique pour soulager un État-providence qui mutualise toutes les dépenses des plus malades.

40 % des Belges estiment que pour ne pas alourdir le budget de la sécurité sociale, il ne faut plus administrer de traitements coûteux qui prolongent la vie des personnes âgées de plus de 85 ans.

Mais bien entendu, il est plus facile de considérer qu'il y a un «complot des curés et des médecins» pour faire souffrir toujours plus, comme ne cesse de le dire M. Romero, qui milite en faveur de l'euthanasie. Il est plus facile de pratiquer une sorte de militance médiatique, avec l'affaire Anne Bert et maintenant l'affaire Anne Ratier, loin des débats contradictoires, de la discussion argumentative.

 

Par facilité aussi, on reçoit bien plus rarement dans les médias les femmes et les hommes travaillant dans les soins palliatifs, et qui viendraient apporter un bémol à l'éloge sans nuances de l'euthanasie. 

Frédéric Worms, philosophe, membre du CCNE (qui, tenté dernièrement par d'autres bouleversements bioéthiques, s'est toujours refusé, et encore dernièrement, à légaliser l'euthanasie), disait, dans ladite réunion des intellectuels avec le Président: «apporter des limites, c'est le vrai progrès». Comment, dès lors, trouver l'équilibre entre la liberté nécessaire et les limites indispensables, entre ce qui apporte des droits aux uns et ce qui retire des droits aux autres?

Le passage entre une euthanasie motivée par la liberté individuelle et l'euthanasie pour des raisons économiques est donc considéré comme impossible par les partisans de l'euthanasie. Ils le disent depuis des années. Et cette certitude constituerait dans le débat public une sécurité: il n'y aurait pas «d'effet de contagion».

Or, après des années et des années d'euthanasie et de multiples changements quant au périmètre de la loi, le sondage réalisé en Belgique vient mettre à mal cette certitude. Dans cette même enquête d'opinion, on apprend que si 69 % des Belges estiment légitime de dépenser 50 000 euros pour un traitement vital, ils ne sont plus que 28 % à conserver cette opinion pour des patients de plus de 85 ans. Une immense majorité (72 %) est donc favorable à un «arrêt des traitements» pour les plus de 85 ans.

Que penser de cette preuve par la Belgique? Le glissement, dans les têtes, d'une liberté pour moi à un programme collectif d'élimination des «bouches inutiles» vient d'être prouvé. L'euthanasie n'est donc pas un acte singulier choisi par une personne particulière, elle est une manière insidieuse de décider de sa mort et, par effet de ricochet, de la mort des autres. Ce que je me suis autorisé à faire pour moi, je m'autorise à le faire pour les autres. Ce glissement euthanasique, dans la tête des Belges, fait froid dans le dos tant il semble aussi logique que barbare. Il est une nouvelle version de la «ballade de Narayama» - ce film japonais de 1983 où, dans un village, il fallait, quand la communauté l'avait décidé, abandonner en haut de la montagne, seul, son parent trop vieux, trop grabataire, trop inutile. Maintenant, la démocratie providentielle souhaite faire des économies budgétaires, ce qui se conçoit aisément, et considère désormais qu'il faut juste pousser un peu plus loin la logique euthanasique.

Il y a donc continuité entre les deux euthanasies.

Il y a donc continuité entre les deux euthanasies. Et la conscience d'un changement de nature entre les deux ne semble plus retenir les citoyens belges, après des années et des années d'euthanasie pratiquées dans les hôpitaux! La vie n'est plus ce qui «résiste à la mort», elle devient un choix de dignité. Non plus une dignité a priori, sur laquelle nous n'avons pas la main, mais une dignité à géométrie variable. Et cette définition des critères de la dignité finit par s'appliquer non plus à ceux qui le décident eux-mêmes mais à ceux qui, par catégorie, devraient ne plus pouvoir bénéficier de l'assistance de tous.

Alors de grâce, que tous les décideurs publics prennent le temps de réfléchir quand ils croient défendre une «ultime liberté» et déclenchent, sans bien s'en rendre compte, un mécanisme euthanasique qui, d'années en années, s'étend dans les esprits. L'enfer des programmes d'élimination des vieux est pavé des bonnes intentions euthanasiques.

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