"Le christianisme n'est pas là pour décorer !" (30/03/2019)

De Paul Sugy sur le site du Figaro Vox :

Jean-Pierre Denis: «Le christianisme n'est pas là pour décorer!»

FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN - Dans un essai très intime, le directeur de la rédaction de La Vie plaide en faveur d'un catholicisme «attestataire» ; c'est-à-dire sans fausses pudeurs et prêt à renouer avec l'apostolat. Quitte à parler davantage de foi chrétienne, et un peu moins de politique ou de morale.

Jean-Pierre Denis est «un catholique libéré»: dans son dernier essai*, il raconte comment il a peu à peu pris conscience que le discours de l'Église perdait parfois de vue l'essentiel. Si la culture chrétienne est selon lui indissociable de la culture française, il appelle toutefois les chrétiens à regarder davantage vers l'avenir que vers le passé. Devenus aujourd'hui minoritaires, affaiblis qui plus est par la terrible crise des abus sexuels dans l'Église, les croyants peinent parfois à trouver leur place dans une société qui paraît n'avoir plus besoin d'eux. Faux, répond le journaliste: si le christianisme s'attache à répondre aux questions les plus essentielles, alors le sens et l'espoir qu'il peut apporter aux hommes de son temps sont plus que jamais nécessaires. Et de joindre le geste à la parole, car dans un texte magnifiquement illustré par les peintures de François-Xavier de Boissoudy, le journaliste se fait aussi poète et propose une belle méditation du chemin de croix (éd. Corlevour, mars 2019).

*Un catholique s'est échappé , éditions du Cerf, 192 p., 18 €.

 
FIGAROVOX.- Votre livre s'ouvre sur des funérailles, celles de votre père. Après ce jour, vous décidez de ne plus taire votre foi: «j'ai retrouvé la parole», écrivez-vous. Par ailleurs, beaucoup de gens n'entrent plus dans les églises que pour l'enterrement de leurs proches: la mort est-elle le dernier lieu où la foi a encore son importance?

Jean-Pierre DENIS.- Je me souviens en effet d'un vieux prêtre des Pyrénées qui m'avait dit un jour: «heureusement que les gens meurent encore, ça me permet de les voir!» Cela me semble logique: l'ensevelissement des morts et le culte qui leur est rendu sont la marque l'hominisation et de l'humanisation: l'homme est un animal spirituel qui accompagne vers le grand passage les défunts. La mort pose aujourd'hui encore à tous les hommes une question essentielle et existentielle, car en réalité elle les interroge sur le sens de la vie. Et la seule vraie question qui compte devient alors celle que m'a posée mon père sur son lit de mort: «quel est le chemin?» Le christianisme n'a pas à répondre à grand-chose d'autre! Quel est le chemin? Où est l'amour? Pourquoi la mort? Ce sont des questions toutes simples, mais l'Église touche le cœur des hommes quand elle y répond, bien plus que quand elle fait la morale ou qu'elle parle de politique. Non qu'elle ne doive pas le faire aussi ; mais ce n'est pas là qu'elle atteint le cœur des gens.

 

Vous évoquez des auteurs, comme Éric Zemmour ou Emmanuel Todd notamment, qui décrivent un «catholicisme zombie» ou la permanence d'un christianisme sans Dieu qui aujourd'hui encore conserve une pertinence heuristique, en sociologie ou en géographie par exemple. Que reprochez-vous à ces travaux?

La foi chrétienne n'est pas là pour décorer !

Je reproche à de nombreux intellectuels ou politiques leur incapacité à comprendre ce qu'est véritablement la foi chrétienne. Cette incompréhension les conduit à ramener le christianisme à des grilles de lecture sommaires, sociologique ou politique par exemple: on veut savoir «qui sont les cathos» et s'ils votent plutôt à droite ou à gauche, mais on ignore profondément ce qu'est vraiment le christianisme et ce qu'il représente dans la fabrique de notre pays. Je peux à la rigueur comprendre le vieux fond antichrétien, de ceux qui connaissent avec précision le christianisme et qui le combattent de toutes leurs forces ; mais hélas cet anticléricalisme-là a disparu au profit d'une ignorance qui finalement est bien plus accablante, surtout pour ceux qui en font montre. Que des responsables politiques puissent évoquer le serre-tête des petites filles comme étant un signe catholique en est la manifestation flagrante. Et au-delà de cet exemple cocasse, je crois que la culture chrétienne est de plus en plus méconnue, et avec elle l'ensemble de la culture française car les deux ont partie liée. Or il faut comprendre que la force du christianisme, c'est d'abord sa dimension spirituelle: la foi chrétienne n'est pas là pour décorer! Bien sûr que c'est joli quand même, une cathédrale. Mais cela fait deux-mille ans que le christianisme nous parle de bien autre chose, et aujourd'hui nous ne voulons plus écouter le mystère dont parle la foi chrétienne.

Votre titre, «un catholique s'est échappé», est le récit d'une décision personnelle: vous avez choisi d'assumer votre foi de manière plus visible, sans vous cacher. Qu'est-ce qui vous a poussé à vous «affranchir» de la «prison» dans laquelle vous étiez?

 

J'ai éprouvé de plus en plus un sentiment d'urgence: malgré l'épaisse couche de déni avec laquelle l'ensemble des catholiques essaient de recouvrir l'état réel de l'Église, nous découvrons, notamment avec la crise des abus sexuels que nous traversons aujourd'hui, que notre christianisme est vermoulu. La transmission de la foi s'est éteinte. Les jeunes catholiques ont beau être formidables, ils ne sont qu'une petite minorité de leur génération. Il y a urgence. Je n'ai certes pas tout reçu de l'Église, car je suis un enfant de la République et je dois beaucoup à l'école laïque ; mais j'ai néanmoins une dette immense à l'égard du catholicisme et j'arrive à un moment de ma vie où l'idée que ce que j'ai eu la chance de recevoir ne puisse donné à d'autres me devient insupportable.

Le problème est que les chrétiens parlent très fort de sexe ou de questions de société, et qu'ils chuchotent lorsqu'ils évoquent leur expérience de la foi.

Or nous partons bien souvent d'une hypothèse qui me paraît de jour en jour un peu plus discutable: celle que la société française n'attendrait plus rien des chrétiens. Mon expérience, et je l'évoque dans mon livre à travers plusieurs rencontres inattendues (avec un grand-maître franc-maçon, avec un chauffeur de taxi musulman…), est que bien au contraire le christianisme est attendu. Le problème est que les chrétiens parlent très fort de sexe ou de questions de société, et qu'ils chuchotent lorsqu'ils évoquent leur expérience de la foi ou les questions existentielles: or ce devrait être l'inverse! Mais ils n'osent pas et s'emmurent peu à peu dans le silence. En me décidant à parler de l'essentiel, j'ai eu le sentiment de franchir la porte d'une prison mentale, en même temps que je me rendais compte qu'elle n'était pas gardée. Certes, on rencontre parfois de l'hostilité plus ou moins insidieuse, mais tout de même, nous ne vivons pas dans un pays où les chrétiens sont jetés aux lions à cause de leur foi. Il y a eu des grandes périodes de persécution au cours de l'histoire de France, et les villes de notre pays sont nombreuses à porter le nom de ces martyrs, mais ce n'est pas le cas aujourd'hui. Pourquoi donc les catholiques ne seraient pas plus nombreux à pousser la porte, et à oser dire leur espérance? Certes, ce livre paraît dans un moment singulier, alors que les catholiques sont déboussolés. Mais cela ne fait que renforcer mon sentiment d'urgence. Je souhaiterais que mon livre puisse les aider à tourner la page, pour vivre un catholicisme libéré, «attestataire».

Qu'est-ce qu'un «catholicisme attestataire»?

Chaque époque apporte ses propres inflexions sémantiques pour dire en réalité la même chose. Le fondateur de La Vie, Georges Hourdin, vers qui d'ailleurs mon livre est un petit clin d'œil car il avait écrit un jour un «Dieu en liberté», parlait à la Libération des «œuvres d'apostolat» ; comme il y avait eu également avant-guerre un livre beaucoup lu qui s'intitulait «France, terre de mission». À l'époque de Jean-Paul II on a parlé de «nouvelle évangélisation», mot qui a fait scandale car beaucoup se sont étonné qu'il faille tout recommencer à zéro. Mais c'est pourtant dans l'évangile: la mission est consubstantielle à la foi chrétienne. «Allez, dit le Christ, et de toutes les nations faites des disciples!» Ceci met en insécurité les croyants car ils ne peuvent se contenter «d'avoir» la foi, encore faut-il la partager. Un être humain qui ne trouve pas de réponse aux questions fondamentales est en danger spirituel, et ne pas «attester» des réponses que propose l'évangile est pour un chrétien une attitude irresponsable. Les «appartenants» doivent redevenir des témoins, surtout dans une époque où l'on se méfie des systèmes et où plus que jamais le témoignage personnel a une grande importance. Les catholiques ont beaucoup à apprendre des évangéliques à ce niveau.

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Mais bien souvent, le message chrétien indiffère: comme vous le dites, les chrétiens ne sont plus persécutés en France, on ne les écoute tout simplement pas… Alors que les pays où la foi chrétienne renaît sont ceux où elle est menacée!

C'est vrai. Récemment le père abbé d'un monastère vietnamien qui est en pointe de la résistance spirituelle dans ce pays me disait que face à un régime de persécutions, on a une conscience aiguë de ce qu'apporte la foi chrétienne, même si le prix à payer est élevé… et peut-être plus encore lorsque ce prix est élevé. Il est vrai que l'indifférence fait mal aux chrétiens car elle leur donne l'impression d'être inutile. On a republié récemment [Odile Jacob, janvier 2019, NDLR] un article de François Roustang, initialement paru en 1966 dans la revue jésuite Christus et intitulé «Le troisième homme»: selon lui, la bataille entre progressistes et conservateurs est vaine, car il existe en plus de l'homme progressiste et de l'homme conservateur un troisième homme, absolument indifférent à ces questions, qui rend leur querelle sans intérêt. L'article avait fait scandale à l'époque de Vatican II, mais je crois qu'il conserve aujourd'hui encore sa pertinence: on ne fait pas boire un âne qui n'a pas soif, dit le proverbe. Mais il y a aussi, pour parler comme l'écrivain Fernando Pessoa, une «indifférence intranquille»: une méconnaissance du christianisme qui voit surgir, par moments, de grands moments d'anxiété face aux difficiles épreuves de la vie. Cette indifférence-là, mue parfois par de la déception ou de la légitime colère contre l'Église, doit être pour les chrétiens une invitation à témoigner. Faute de quoi ils se rendent coupables de non-assistance à personne en danger.

Le christianisme est aussi menacé selon vous par plusieurs tentations internes, qui traversent tous les croyants. Vous prônez, contre notamment la «tentation identitaire», la défense des «valeurs faibles» du christianisme, mais ne pensez-vous pas que les ennemis spirituels du christianisme, comme l'islam ou comme le relativisme des sociétés modernes se nourrissent de cette faiblesse?

Ce ne sont pas les musulmans, ni même les francs-maçons, qui empêchent les catholiques aujourd'hui d'être catholiques !

Il y a en effet, face au christianisme, des valeurs très fortes qui entrent en concurrence. Mais hélas nous ne pouvons faire comme si le christianisme n'était pas chrétien, et cette faiblesse est au cœur du christianisme. «Quand je suis faible, c'est alors que je suis fort» disait Saint Paul! Jésus lui-même meurt sur la Croix. Le christianisme renverse les valeurs. Si l'on ne veut pas de cette religion qui fait de la faiblesse une force, alors on pourra faire son marché ailleurs, mais on ne sera plus chrétien!

Les valeurs, je m'en méfie car à la Bourse elles ne cessent de fluctuer et on peut aisément faire de mauvais placements. Le discours sur les valeurs est dangereux, car on est rarement à la hauteur de ce que l'on professe! Je parle en conséquence de «valeurs faibles», assumant la contradiction qu'il y a dans les termes. Mais la charité, la fidélité, la chasteté… ne sont pas des valeurs de conquête! Elles sont des valeurs de rencontre. Et ceux qui vivent ces valeurs ne sont pas des mous: la charité, la fidélité, ça coûte cher et ce n'est jamais facile!

Quant aux tentations qui menacent le christianisme de l'intérieur: tentation identitaire, tentation du découragement, tentation du déni… je les comprends toutes car je peux les éprouver moi-même. Je ne les juge pas de haut. Mais elles n'offrent pas une réponse à la crise du christianisme en France, elles sont des impasses. Ceux qui ont cru par exemple, dans les années 1970, qu'il fallait effacer les signes chrétiens pour mieux s'intégrer au reste de la société, ont fini par se noyer dans la civilisation et cesser de transmettre leur foi! Ce fut le destin de nombreux chrétiens de gauche, tentés par le syndicalisme ou la politique. Il y a aujourd'hui une tentation inverse, des chrétiens de droite, qui serait celle d'une affirmation identitaire en réaction à la sécularisation ou à l'essor de l'islam. Mais elle me semble vaine en réalité car ce ne sont pas les musulmans, ni même les francs-maçons, qui empêchent les catholiques aujourd'hui d'être catholiques! Ce n'est pas de leur faute si les églises sont vides: les fidèles les ont désertées eux-mêmes! La seule réponse qui vaille, c'est la foi et c'est l'évangile.

Une jeune génération catholique émerge en revanche, et vous l'évoquez aussi dans votre livre, qui fonde sa foi sur l'exigence d'une grande radicalité. Y voyez-vous un espoir pour l'Église?

Au sens propre du terme, éviter la radicalité, c'est vouloir se déraciner.

Cette radicalité est nécessaire en effet: au sens propre du terme, éviter la radicalité, c'est vouloir se déraciner. Il faut revenir aux racines, ou plutôt à la source, et en cela cette génération, qui l'a très bien compris, a quelque chose de prophétique! Je crois aussi qu'il faut comprendre que les générations qui nous précèdent ont vécu dans un monde saturé de signes religieux, et ont vécu dans une ritualité très forte et parfois pesante. Au point d'avoir besoin de s'en défaire. La génération de jeunes catholiques vit dans un monde de signes, mais de signes commerciaux et publicitaires ; elle aspire à retrouver les signes véritables, ceux qui la nourrissent. C'est pour cela qu'elle se met à genoux à la messe! Ces signes de reconnaissance deviendront les signes de la renaissance. On observe chez ces jeunes une pratique religieuse de plus en plus forte: les participants des JMJ sont des urbains qui vont parfois à la messe tous les jours. On les retrouve ensuite qui fondent des colocations solidaires avec des personnes de la rue, qui créent une revue d'écologie intégrale, qui accompagne les handicapés ou qui organisent des maraudes auprès des personnes de la rue! Ce qui m'enthousiasme, c'est que cette génération ne fait pas le tri: elle est mystique, écolo, sociale, rituelle…

Votre livre est-il une manière de répondre à Rod Dreher, qui propose au contraire un «pari bénédictin» fondé sur l'exemple de la vie monastique?

Ce n'est pas une réponse à Rod Dreher car j'ai commencé à écrire mon livre avant la sortie du sien, mais il y a des éléments de réponse. Je prône une «contre-culture» catholique, sur le modèle de celles des gauchistes hippies des années 60, qui sont allés dans le Larzac et ailleurs fonder de nouvelles sociétés, en tournant leurs yeux vers l'avenir et non le passé. Beaucoup ont échoué ; mais certains ont tellement bien réussi que les contre-cultures d'hier sont devenues la culture d'aujourd'hui. Je dirais, avec Benoît XVI, que l'avenir appartient aux «minorités créatives»: qu'il s'agisse des familles, des monastères, des communautés, des paroisses… peu importe, tant que ces minorités savent regarder vers l'avant pour continuer de répandre l'évangile.

Je dirais, avec Benoît XVI, que l'avenir appartient aux « minorités créatives ».

Vous avez dit tout à l'heure qu'il est faux de penser que la société n'attend rien des chrétiens. Qu'est-ce qui vous porte à croire l'inverse?

Je vous retourne la question: essayez d'imaginer la société française sans les chrétiens… c'est presque impossible. Car en réalité beaucoup de gens attendent des chrétiens au moins une consolation, parfois un espoir, au moment d'un deuil, d'une épreuve, d'une période de doute... Peu de gens croient encore, mais beaucoup attendent que l'on croie à leur place.

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