Je passe à quelque chose de plus personnel, à savoir ma propre expérience missionnaire de 25 ans en Afrique, en Angola. À la fin de la guerre civile, en 2002, j’ai pu visiter des communautés chrétiennes qui depuis 30 ans n’avaient pas eu l’eucharistie ni vu de prêtre mais qui étaient restées fermes dans la foi et il s’agissait de communautés dynamiques, guidées par le catéchiste, un ministère fondamental en Afrique, et par d’autres ministres : évangélisateurs, animateurs de la prière, une pastorale avec les femmes, un service aux plus pauvres. Une Église vivante et laïque en absence de prêtre.
En Amérique latine, les exemples positifs ne manquent pas, comme parmi les Quetchi du Guatemala central (Verapaz) où, malgré l’absence de prêtres dans certaines communautés, les ministres laïcs dirigent des communautés vivantes, riches en ministères, des liturgies, des itinéraires catéchétiques, des missions et parmi lesquelles les groupes évangéliques ont très peu pu pénétrer. Malgré le manque de prêtres pour toutes les communautés, c’est une Église locale riche en vocations sacerdotales indigènes, où on a même fondé des congrégations religieuses féminines et masculines d’origine entièrement locale.
Mais en Amazonie, c’est tout le contraire
Le manque de vocations sacerdotales et religieuses en Amazonie est-il un défi pastoral ou s’agit-il plutôt de la conséquence de choix théologico-pastoraux qui n’ont pas donné les résultats escomptés ou des résultats seulement partiels ? A mon avis, la proposition des « viri probati » comme solution à l’évangélisation est une proposition illusoire, quasi magique, qui n’aborde pas le vrai fond du problème.
Le Pape François écrit au n°107 d’ « Evangelii gaudium » : « En de nombreux endroits les vocations au sacerdoce et à la vie consacrée deviennent rares. Souvent, dans les communautés cela est dû à l’absence d’une ferveur apostolique contagieuse, et pour cette raison elles n’enthousiasment pas et ne suscitent pas d’attirance. Là où il y a vie, ferveur, envie de porter le Christ aux autres, surgissent des vocations authentiques. » […]
Le pape touche là au nœud du problème. Ce n’est pas le manque de vocations mais la proposition insuffisante, le manque de ferveur apostolique, le manque de fraternité et de prière ; le manque d’itinéraires d’évangélisation profonds et sérieux. […]
Deux autres exemples, l’Inde et le Congo
Dans le Nord-Est de l’Inde, l’évangélisation progresse de manière décisive à partir de 1923, du fait d’une petite communauté catholique comptant moins de mille baptisés. Selon les données de 2018, cette région compte aujourd’hui 1.647.765 catholiques, avec 3.756 religieux et 1.621 prêtres, dont la moitié appartiennent aux minorités ethniques locales et le reste sont des missionnaires issus d’autres régions d’Inde. Il y a 15 diocèses enracinés dans les minorités ethniques avec environ 220 langues locales : Naga, Khasi, Wancho, Nocte, Jaintia, Apatani, Goro, Ahom, War, Bodo… Ces populations, comme celles de l’Amazonie, sont restées pendant des siècles isolées de l’hindouisme, de l’islamisme et du bouddhisme, réfugiées entre les montagnes et les forêts de l’Himalaya, en vivant leurs coutumes ancestrales. Mais en l’espace de quatre-vingt-dix ans, un changement impressionnant s’est produit. Le rapport entre fidèles et prêtres catholiques est aujourd’hui de 1/1000, ce qui est excellent. De nombreux chrétiens de ces minorités tribales ont occupé des postes importants dans la politique locale et nationale de l’Inde.
L’autre « biome », c’est le fleuve Congo, avec les pays environnants : plus de 500 peuplades et langues. Là-bas, le christianisme a traversé de nombreuses difficultés, les mêmes qu’ailleurs, avec en plus la complication d’être considéré comme la religion du colonialisme pendant la période de décolonisation, dans les années 60 et 70. Malgré cela, la floraison des Églises africaines est évidente et prometteuse. Dans ce « biome », les vocations sacerdotales ont augmenté de 32% au cours des dix dernières années et la tendance semble se poursuivre.
Nous pourrions encore citer les exemples du Vietnam, de l’Indonésie (le pays le plus musulman au monde), du Timor Oriental, de l’Océanie… mais certainement pas celui de l’Europe sécularisée. Dans toutes les régions du monde, les communautés chrétiennes rencontrent des épreuves et des difficultés mais l’on constate que là où il y a une action d’évangélisation sérieuse, authentique et continue, les vocations au sacerdoce ne manquent pas.
Pourquoi l’Amazonie est-elle aussi stérile ?
La question qu’on ne peut manque de se poser est celle-ci : comment est-il possible que des peuples avec de telles ressemblances anthropologico-culturelles avec les peuplades amazoniennes, au niveau des rites, des mythes, d’un sens puissant d’appartenance à une communauté, d’une communion avec le cosmos, d’une profonde ouverture religieuse… aient fait fleurir des communautés chrétiennes et des vocations sacerdotales alors que dans certaines parties de l’Amazonie, après 200, 400 ans, nous faisons face à une stérilité ecclésiale et vocationnelle ? Il y a des diocèses et des congrégations qui sont présentes depuis plus d’un siècle et qui n’ont pas une seule vocation indigène locale. Y a-t-il un gène en plus ou en moins ou le problème se situe-t-il ailleurs ? […]
Je pense que dans plusieurs régions d’Amérique latine, et en particulier en Amazonie, l’un des problèmes pastoraux réside dans l’insistance sur les « vieux parcours ». Il existe un grand conservatisme dans plusieurs Églises et structures ecclésiales. Je ne me réfère pas uniquement aux traditionnalistes préconciliaires mais aux lignes pastorales et aux mentalités qui sont enracinées dans mai 68 et dans la décennie 1970-80. […]
À mon avis, il y a trois types d’Alzheimer pastoraux qui influencent la stérilité évangélisatrice de l’Amazonie.
1. L’anthropologisme culturel
En 1971, un groupe de 12 anthropologues a rédigé la fameuse Déclaration de La Barbade affirmant que la Bonne Nouvelle de Jésus était une mauvaise nouvelle pour les populations indigènes. Sans aucun doute, cette provocation a permis d’ouvrir en divers endroits un dialogue fécond et un enrichissement mutuel entre anthropologues et missionnaires. Mais ailleurs, on est tombé dans une autocensure, en perdant la « joie d’évangéliser » (« Evangelii gaudium » 1-13). Je me rappelle le cas de religieuses qui ont décidé de ne plus annoncer Jésus Christ et d’arrêter la catéchèse « par respect pour la culture indigène ». Il fallait se limiter au témoignage et au service. […]
Parfois, l’insistance sur le témoignage est tel qu’il prétend se substituer à l’annonce. À ce sujet, Paul VI, dans le document fondamental sur l’évangélisation « Evangelii nuntiandi », au n°22, nous dit : « Et cependant cela reste toujours insuffisant, car le plus beau témoignage se révélera à la longue impuissant s’il n’est pas éclairé, justifié — ce que Pierre appelait donner “ les raisons de son espérance ”[52] —, explicité par une annonce claire, sans équivoque, du Seigneur Jésus. La Bonne Nouvelle proclamée par le témoignage de vie devra donc être tôt ou tard proclamée par la parole de vie. Il n’y a pas d’évangélisation vraie si le nom, l’enseignement, la vie, les promesses, le Règne, le mystère de Jésus de Nazareth Fils de Dieu ne sont pas annoncés. »
2. Le moralisme social
En plusieurs endroits, j’ai entendu des expressions similaires de la part d’agents pastoraux : « Quand les gens ont besoin d’aide ils viennent nous voir, mais quand ils cherchent un sens à leur vie, ils vont ailleurs, chez les évangéliques, chez les pentecôtistes ». Il est manifeste et indéniable qu’en voulant être une « Église samaritaine », l’Église a oublié d’être une « Église Madeleine » : une Église qui fournir des services mais qui n’annonce plus la joie de la résurrection du Seigneur.
L’engagement social de l’Eglise dans l’option évangélique pour les plus pauvres […] a été sans aucun doute et continue à être un aspect constitutif du processus d’évangélisation, qui exprime la dimension « diaconale » de l’Église. Un tel engagement a constitué une richesse non seulement pour l’Église latino-américaine mais également pour l’Église universelle.
Le problème commence à apparaître quand ce genre d’activité absorbe le reste de la vie et du dynamisme de l’Église, en laissant dans l’ombre, en réduisant au silence ou en négligeant les autres dimensions : kérygmatique, catéchétique, liturgique, la koinonia… Nous nous trouvons alors dans une tension irrésolue entre Marthe et Marie. […]
Grâce à Dieu, si les programmes pastoraux savants oublient parfois la « spiritualité incarnée dans la culture des simples », c’est la Vierge Marie elle-même qui prend soin de ses enfants et qui touche le cœur des gens ordinaires, non pas à partir de grandes réflexions mais à partir de la simple piété populaire : riche, simple, directe, pleine d’affection, que les « petits » perçoivent si bien. Il suffit de rappeler la grande dévotion amazonienne à la Vierge de Nazareth quand, en octobre, de Belém à Pará, environ deux millions de pèlerins ont accompagné la procession du « Círio de Nazaré », une image de la Vierge de Nazareth.
Dans l’Église latino-américaine, l’énorme hémorragie de catholiques vers la constellation d’Églises évangéliques et néo-pentecôtistes est sans aucun doute due à plusieurs facteurs, c’est pourquoi on ne peut pas être simpliste mais il ne fait aucun doute que l’absence d’une pastorale plus religieuse et moins sociologisée a lourdement pesé sur une émigration vers les Églises évangéliques et les nouveaux mouvements religieux, où par la Parole de Dieu, par un accueil fraternel et chaleureux, par une présence constante, par un fort sentiment d’appartenance, ils ont trouvé un sens et une compagnie pour leur vie. […]
J’ai visité un diocèse où au début des années 1980, 95% de la population était catholique ; aujourd’hui ils ne sont plus que 20%. Je me rappelle le commentaire d’un des missionnaires européens qui ont systématiquement « désévangélisé » la région : « Nous ne privilégions pas la superstition mais la dignité humaine ». Je pense que tout est dit.
Dans certains endroits, l’Église s’est transformée en un grand gestionnaire de soins de santé, de services éducatifs, promotionnels, voire en consultant mais très peu en mère de la foi […].
3. La sécularisation
La sécularisation est le troisième Alzheimer. […] Une Église se sécularise quand ses agents pastoraux intériorisent les dynamiques d’une mentalité sécularisées : l’absence ou une manifestation très timide de la foi, presque en s’excusant.
Les conséquences de ces choix et de ces influences pastorales se reflète sans aucun doute dans la stérilité vocationnelle ou dans le manque de persévérance dans le parcours entrepris, à cause de l’absence de motivations profondes. Personne ne laisse tout tomber pour devenir un animateur social ; personne n’offre sa propre vie à une « opinion » ; personne n’offre l’absolu de toute sa vie à quelque chose de relatif mais uniquement à l’Absolu de Dieu. Quand cette dimension théologique et religieuse n’est plus évidente, claire et vivante dans la mission, on n’optera jamais pour ce radicalisme évangélique qui est l’un des indices que l’évangélisation a touché l’âme d’une communauté chrétienne.
Une communauté chrétienne qui ne suscite pas de vocations sacerdotales et religieuses est une communauté qui est affligée par une maladie spirituelle. On pourra bien ordonner des « viri probati » ou que sais-je mais les problèmes de fond demeureront : une évangélisation sans l’Évangile, un christianisme sans le Christ, une spiritualité sans l’Esprit Saint.
En toute logique, une vision horizontale de la culture dominante dans laquelle Dieu est absent, ou réduit à des concepts symboliques, culturels ou moraux, ne conduira jamais à apprécier la valeur spirituelle féconde et pastorale du célibat sacerdotal en tant que don précieux de Dieu et de la totale et sublime disposition d’amour et de service à l’Église et à l’humanité.
Il n’y aura de vocations sacerdotales authentiques que quand on nouera une relation authentique, exigence, libre et personnelle avec la personne du Christ. Cela peut sembler très simpliste mais, à mes yeux, le « nouveau chemin » pour l’évangélisation de l’Amazonie, c’est la nouveauté du Christ.
Commentaires
Excellent! Entièrement d'accord. Si ce n'est pas évident pour toutes les personnes participant à ce synode, c'est qu'elles sont bien malades et déchristianisées. Leur point de vue n'a donc pas sa place dans ces discussions synodales.
Écrit par : I. P. | 13/10/2019
Une remarque :
A propos de la christianisation du Congo par la Belgique, l’article affirme que ce fait aurait été un handicap pour l’expansion de l’Eglise au Congo dans les années 1960-1970. Est-ce vrai ?
Le catholicisme était la religion du colonisateur (péché mortel ?) mais au moment de l’octroi de l’indépendance, les structures du pilier constitué par l’Eglise étaient déjà, à la différence de celles de l’administration coloniale et des grandes sociétés, largement africanisées et elles ont subsisté (contrairement aux deux autres) sans aucune solution de continuité.
L’efflorescence du catholicisme se fit, contrairement à ce que suggère cet article, sans rupture avec son passé colonial : par une osmose réussie entre la culture indigène dans ce qu’elle a de positif (au premier chef la croyance au Dieu unique) et l’apport de la foi catholique traditionnelle.
A aucun moment ce processus ne fut fondamentalement remis en cause, ni par les massacres perpétrés (sans distinction de couleur de peau) par les rebelles mulélistes ou maï-maï, ni par la « révolution » (très artificielle) du « recours à l’authenticité » identitaire de la nation congolaise comme instrument de pouvoir, sous le règne de Mobutu.
Écrit par : JPSC | 13/10/2019