In memoriam : retour sur la célébration du centenaire de la naissance de Jean-Paul II (1920-2005) (24/05/2020)

Mémoire et identité 51XZK3V2RGL._SX290_BO1,204,203,200_.jpgEn relisant « Mémoire et Identité » qui constitue le testament spirituel (l’ouvrage fut publié chez Flammarion en 2005) de ce grand pape, on comprend mieux encore ses affinités avec son proche collaborateur le futur Benoît XVI, et la distance qui les sépare, l’un et l’autre, des intellectuels post-modernes sévissant aujourd’hui, plus que jamais, en Europe. Extraits choisis d’une pensée qui fâche un monde qui a cessé d’être chrétien :

1.- Descartes et les Lumières : à la source de l’enracinement des idéologies du mal dans la pensée philosophique européenne (pp. 19 à 25).

« Je dois me référer ici, déclare le pape Jean-Paul II, à certains faits liés à l’histoire de l’Europe, et de manière particulière à l’histoire de sa culture dominante.

Quand fut publiée l’encyclique sur l’Esprit-Saint [« Dominum et vivificanten, en 1986] certains milieux en Occident ont réagi négativement, et cela d’une manière plutôt vive. D’où venait une telle réaction ? Elle provenait des mêmes origines que celles dont étaient nées, plus de deux cents ans auparavant, les Lumières européennes – en particulier françaises, sans pour autant exclure les Lumières anglaises, allemandes, espagnoles et italiennes. […]

Pour mieux illustrer un tel phénomène, il faut remonter à la période antérieure aux Lumières, en particulier à la révolution de la pensée philosophique opérée par Descartes.

Le « cogito, ergo sum » (« je pense, donc je suis ») apporta un bouleversement dans la manière de faire de la philosophie. Dans la période pré-cartésienne, la philosophie, et donc le « cogito », ou plutôt le « cognosco » (je connais), étaient subordonnés à l’« esse » (être) qui était considéré comme quelque chose de primordial. Pour Descartes, à l’inverse, l’« esse » apparaissait secondaire, tandis qu’il considérait le « cogito » comme primordial.

Ainsi, non seulement on opérait un changement de direction dans la façon de faire de la philosophie mais on abandonnait de manière décisive ce que la philosophie avait été jusque là, en particulier la philosophie de saint Thomas d’Aquin : la philosophie de l’ «esse». Auparavant, tout était interprété dans la perspective de l’ «esse» et on cherchait une explication de tout selon cette perspective. Dieu, comme Être pleinement autosuffisant (ens subsistens) était considéré comme le soutien indispensable pour tout « ens non subsistens », pour tout « ens participatum », c’est-à-dire pour tout être créé, et donc aussi pour l’homme.

Le « cogito, ergo sum » portait en lui la rupture avec cette ligne de pensée. L’« ens cogitans » (être pensant) devenait désormais primordial. Après Descartes, la philosophie devient une philosophie de la pure pensée : tout ce qui est « esse » -tout autant le monde créé que le créateur - se situe dans le champ du « cogito », en tant que contenu de la conscience humaine. La philosophie s’occupe des êtres en tant que contenus de la conscience, et non en tant qu’existants en dehors d’elle. […]

Dans la logique du « cogito, ergo sum », Dieu était réduit à un contenu de la conscience humaine : il ne pouvait plus être considéré comme Celui qui explique jusqu’au plus profond le « sum » humain. Il ne pouvait donc demeurer comme l’« ens subsistens », l’être autosuffisant, comme Créateur, Celui qui donne l’existence, ni même comme Celui qui se donne lui-même dans le mystère de l’Incarnation, de la Rédemption et de la Grâce. Le Dieu de la Révélation avait cessé d’exister comme « Dieu des philosophes » : seule demeurait l’idée de Dieu, comme thème d’une libre élaboration de la pensée humaine. […]

Dans la mentalité des Lumières, le grand drame de l’histoire du Salut avait disparu. L’homme était resté seul : seul comme créateur de sa propre histoire et de sa propre civilisation ; seul comme celui qui décide de ce qui est bon et de ce qui est mauvais, comme celui qui existerait et agirait etsi Deus non daretur- même si Dieu n’existait pas.

Si l’homme peut décider par lui-même, sans Dieu, de ce qui est bon et de ce qui est mauvais, il peut aussi disposer qu’un groupe d’hommes soit anéanti. Des décisions de ce genre furent prises par exemple sous le troisième Reich, par des personnes qui, étant arrivées au pouvoir par des voies démocratiques, s’en servirent pour mettre en œuvre les programmes pervers de l’idéologie national-socialiste qui s’inspirait de présupposés racistes, et des décisions analogues furent prises par le parti communiste de l’Union soviétique et de pays soumis à l’idéologie marxiste […].

Après la chute des régimes édifiés sur les « idéologies du mal », dans les pays concernés les formes d’extermination évoquées ci-dessus ont en fait cessé. Demeure toutefois l’extermination légale des êtres humains conçus et non encore nés. Il s’agit, encore une fois, d’une extermination décidée par des Parlements élus démocratiquement, dans lesquels on en appelle au progrès civil des sociétés et de l’humanité toute entière. D’autres formes de violation de la loi de Dieu ne manquent pas non plus. Je pense par exemples aux pressions du Parlement européen pour que soient reconnues les unions homosexuelles comme forme alternative de famille, à laquelle reviendrait aussi le droit d’adopter. On peut et même on doit se poser la question de savoir s’il ne s’agit pas, ici encore, d’une nouvelle « idéologie du mal », peut-être plus insidieuse et plus occulte, qui tente d’exploiter les droits de l’homme contre l’homme et contre la famille même.

Pourquoi tout cela est-il arrivé? Quelle est la racine de ces idéologies de l’après-Lumières? En définitive, la réponse est simple : cela est arrivé parce que Dieu en tant que Créateur a été rejeté, et du même coup la source de la détermination de ce qui est bien et de ce qui est mal. On a aussi rejeté la notion de ce qui, d’une manière plus profonde, nous constitue comme êtres humains, à savoir la notion de « nature humaine » comme un « donné réel », et à sa place on a mis un « produit de la pensée » librement formée et librement modifiable en fonction des circonstances […].

Grâce, par exemple, à la méthode de la phénoménologie, on peut examiner des expériences comme celle de la moralité, de la religion ou de l’être-homme, en tirant un enrichissement significatif pour nos connaissances. On ne peut cependant oublier que toutes ces analyses présupposent implicitement la réalité de l’être-homme, à savoir qu’il existe un être créé, et aussi un Être absolu : si l’on ne part pas de tels présupposés « réalistes », on finit par se mouvoir dans le vide ».  

2-. La loi démocratique ne peut pas franchir les limites fixées par la loi naturelle (pp. 158-163).

JP 2image (1).jpg«  L’éthique sociale catholique appuie, en règle générale, la voie démocratique parce que, comme je l’ai déjà noté, elle répond davantage à la nature rationnelle et sociale de l’homme. Toutefois, on est loin - il est bon de le préciser - de « canoniser » ce système. En effet, il reste vrai que chacune de solutions envisageables – la monarchie, l’aristocratie et la démocratie – peut, à des conditions déterminées, contribuer à la réalisation de ce qui est le but essentiel du pouvoir, à savoir le bien commun : le respect des normes éthiques fondamentales est en tout cas le présupposé indispensable à chacune des solutions […].

Après le déclin des idéologies du XXe siècle, et plus spécialement après la chute du communisme, les espérances des différentes nations se sont accrochées à la démocratie et on entend souvent répéter l’affirmation selon laquelle avec la démocratie se réalise le véritable Etat de droit : une société de citoyens libres qui poursuivent ensemble le bien commun.

Cela dit, il peut cependant être utile de nous reporter, une fois encore, à l’histoire d’Israël. J’ai déjà parlé d’Abraham comme l’homme qui eut foi dans la promesse de Dieu. Les musulmans se réfèrent aussi à lui. Il convient, néanmoins, de préciser immédiatement qu’à la base de l’Etat d’Israël, comme société organisée, il n’y a pas Abraham mais Moïse : c’est Moïse qui conduit ses compatriotes hors de la terre d’Egypte, devenant -durant la marche dans le désert- l’authentique artisan d’un Etat de droit dans le sens biblique du terme. Et c’est un sujet qui mérite d’être mis en évidence : Israël, en tant que peuple élu de Dieu, était une société théocratique, dont Moïse n’était pas seulement le chef charismatique mais encore le Prophète : sa mission était d’établir, au nom de Dieu, les bases juridiques et religieuses de l’existence du peuple : au pied du Sinaï sur base de la Loi donnée  par Dieu à Moïse.

La Loi était essentiellement constituée par le Décalogue : les dix paroles, les dix principes de conduite sans lesquels aucune communauté humaine, aucune nation ni même la société internationale ne peut se réaliser : si on met en doute cette Loi, le vivre ensemble humain devient impossible et l’existence morale même de l’homme est mise en péril […].

Le Christ a confirmé les commandements du Décalogue comme fondement de la morale chrétienne, en en présentant la synthèse dans les préceptes de l’amour de Dieu et du prochain : parce que l’homme est un être personnel, il n’est possible de remplir ses devoirs envers lui qu’en l’aimant. De même que l’amour est le principe suprême à l’égard du Dieu Personne, de même le devoir fondamental envers la personne humaine, créée à l’image et à la ressemblance de Dieu, ne peut être que l’amour.

Ce code moral provenant de Dieu, code ratifié dans l’Ancienne et dans la Nouvelle Alliance, est aussi la base intangible de toute législation humaine dans n’importe quel système, en particulier dans le système démocratique : la loi établie par l’homme, par les parlements et par toute autre instance législative humaine ne peut être en contradiction avec la loi naturelle, c’est-à-dire, en définitive, avec la loi éternelle de Dieu.

Arrivé à ce point, nous touchons une question d’importance essentielle pour l’histoire de l’Europe au XXe siècle. C’est un parlement régulièrement élu qui accepta d’appeler Hitler au pouvoir et lui ouvrit la route pour sa politique d’invasion de l’Europe, pour l’organisation des camps de concentration et pour la mise en œuvre de ce qu’on appelle la « solution finale » de la question juive […].

Il suffit de se rappeler ces quelques événements, qui nous sont proches dans le temps, pour voir clairement que la loi établie par l’homme a des limites précises, que l’on ne peut franchir. Ce sont des limites fixées par la loi naturelle, par laquelle c’est Dieu lui-même qui protège les biens fondamentaux de l’homme.

Les crimes hitlériens ont eu leur Nuremberg, où les responsables ont été jugés et punis par la justice humaine. Nombreux sont toutefois les cas où une telle issue fait défaut, bien que le jugement suprême du Législateur divin demeure toujours : un profond mystère entoure la manière dont la Justice et la Miséricorde se rencontrent en Dieu dans le jugement des hommes et de l’histoire de l’humanité.

C’est bien dans cette perspective […] que l’on doit s’interroger à propos de certains choix législatifs effectués dans les parlements des régimes démocratiques actuels. On peut se référer plus immédiatement aux lois de l’avortement […]. Les parlements qui approuvent et promulguent de telles lois doivent être conscients qu’ils outrepassent leurs compétences et qu’ils se mettent en conflit manifeste avec la loi de Dieu : la loi naturelle. »

JPSC

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