Retour sur la portée de la destitution du cardinal Becciu (18/10/2020)

D'Elisabeth Voinier sur Commonweal Magazine via Smart Reading Press :

VATICAN : DE QUOI LA CHUTE DU CARDINAL BECCIU EST-ELLE LE SIGNE ?

Les curialistes s’attendaient à des cris et des paroles enflammées à travers la porte du bureau du pape. L’audience fut brève, calme et sereine. Quand le cardinal sortit de chez le pape, il n’était plus cardinal : il s’était dépouillé de ses insignes et de son titre cardinalice. Le pape accepta sa démission. Cette scène eut lieu le 13 septembre 1927, entre le cardinal Billot et le pape Pie XI1. Ce fut la seule fois qu’un tel événement se produisit dans l’histoire moderne… Jusqu’au 24 septembre 2020, où le pape François lors d’un court entretien avec lui, priva Mgr Giovanni Angelo Becciu, préfet de la Congrégation pour les causes des saints, de «tous les droits liés au cardinalat» en lui retirant sa confiance, ce que Le Monde désigna comme une «disgrâce aussi inattendue que spectaculaire».

La date du 24 septembre 2020 n’est pas fortuite : une visite imminente d’inspecteurs de l’Observatoire du blanchiment d’argent du Conseil européen et la publication également imminente d’un rapport d’enquête sur les finances du Vatican par l’hebdomadaire italien L’Espresso l’ont déterminée. Mgr Becciu est soupçonné d’avoir accordé des faveurs financières à sa famille et à ses amis. Bien qu’il ne fasse pas encore l’objet d’une enquête officielle, le pape a nommé le 28 septembre un procureur spécial par pour enquêter sur l’affaire.

Que signifie canoniquement cette démission ? Le cardinal américain Theodore McCarrick démissionna du collège des cardinaux le 28 juillet 2018 en raison des graves allégations d’abus sexuels portées contre lui ; le pape le suspendit de l’exercice de tout ministère public, lui ordonnant d’observer une vie de prière et de pénitence. Le cardinal écossais Keith O’Brien, qui, avant le conclave de 2013, reconnut avoir commis des fautes sexuelles en série, a vécu jusqu’à sa mort en 2018 dans des conditions similaires, mais il fut autorisé à conserver son titre de cardinal. Mgr Becciu n’a pas été suspendu de son ministère public, ni sanctionné par une vie de prière et de pénitence. À soixante-douze ans, c’est – selon les normes du Vatican – un homme encore jeune. Quel peut être l’avenir de celui qui fut l’une des figures les plus puissantes du Vatican en tant que substitut pour les Affaires générales de la Secrétairerie d’État du Saint-Siège et qui entretient de longue date des relations avec les dirigeants politiques italiens et les membres de l’establishment ?

Le cardinal Becciu
Diplomate par nature et par formation – il a été au service des nonciatures apostoliques en République centrafricaine, au Soudan, en Nouvelle Zélande, au Libéria, au Royaume Uni, en France et aux États-Unis, et Jean-Paul II le nomma nonce apostolique en Angola –, Mgr Becciu incarne le style discret de l’ancienne école diplomatique. Il n’a jamais fait preuve de l’extravagance d’un cardinal Bertone (connu pour son somptueux appartement au Vatican), ni de la «complaisance» d’un cardinal Sodano (qui a gardé un silence embarrassant sur des dictateurs comme Augusto Pinochet et sur des prédateurs en série comme Marcial Maciel). Mais certains membres de sa famille ont des intérêts commerciaux importants, et il semble qu’il les ait favorisés. Il se peut également qu’il ait personnellement utilisé l’argent du Vatican pour des transactions immobilières à Londres et ailleurs, voire qu’il ait tenté d’influencer la justice australienne au détriment du cardinal Pell, en agissant sur les médias du pays et en corrompant les accusateurs du cardinal Pell.

Si la liste est longue des hauts fonctionnaires que le pape François a déjà démis de leurs fonctions (le cardinal Mueller, le cardinal Burke, Mgr Georg Gaenswein, le rédacteur en chef de l’Osservatore Romano, les porte-parole du bureau de presse du Saint-Siège, etc.), la sanction qui frappe Mgr Becciu est sans comparaison, et elle envoie un message fort à tous les hauts responsables de la Curie, où la transparence n’existe guère, et où ont régulièrement lieu des licenciements et des arrestations liées aux finances du Vatican.

Quelle indication le licenciement de Mgr Becciu peut-il donner sur l’état d’avancement du pontificat réformateur de François environ huit ans après son début ? Les cardinaux nommés par Benoît XVI n’ont connu qu’une rotation minime, peut-être en raison de la proximité géographique de l’ancien pape avec son successeur. Les fréquents changements de personnel décidés par François peuvent être considérés comme un reflet de la distance qu’il a toujours voulu maintenir entre lui et la Curie. Sur les 88 nominations de cardinaux qu’il a faites depuis 2014, quelques-unes seulement l’ont été pour des postes à la Curie, et la plupart du temps pas dans les principales congrégations curiales.

Presque tous les cardinaux nommés par François viennent des régions les plus reculées de l’Église, leur nomination veut signifier la nouvelle géopolitique du catholicisme. Ceux qui, au début du pontificat, ont été les soutiens de François (les cardinaux Kasper et Marx, par exemple) ne sont plus aussi visibles ou actifs qu’ils l’ont été. Cela fait presque deux ans que le conseil de neuf cardinaux (C 9) chargé de la réforme de la Curie romaine a été réduit à six membres (C6), sans renouvellement ni nouvelle nomination. La réforme de la Curie a débuté en 2014, mais ses travaux ont été plusieurs fois retardés et à ce jour, l’on ne sait pas exactement ce qu’il en est.

On a pu remarquer, au cours de l’année dernière, une déconnexion croissante entre le message de François et celui des institutions du Vatican qui travaillent pour lui. Ainsi, les documents publiés par la Congrégation pour la Doctrine de la foi, ceux publiés par la Congrégation pour le culte divin sur la liturgie, ainsi que le document de la Congrégation pour le clergé sur «la conversion pastorale des paroisses», ne se situent pas dans la ligne de l’ecclésiologie du pape. Trois exceptions notables cependant à ce clivage : la nomination en décembre 2019 du cardinal Tagle de Manille à la Congrégation pour l’évangélisation, celle du jésuite Michael Czerny en octobre 2019 au Dicastère pour la promotion du développement humain intégral, et celle du cardinal Kevin Farrell comme préfet du Dicastère pour le laïcat, la famille et la vie.

D’autres changements sont peut-être encore à venir, sans compter la douzaine de nouvelles nominations à des postes de haut niveau que le pape pourrait effectuer cet automne. La nomination le 16 septembre 2020 de l’évêque maltais Mario Grech (63 ans) au poste de secrétaire du synode des évêques – un élément clé dans la vision pontificale d’une église synodale – pourrait en donner une idée.

Par ailleurs, l’annonce que la Secrétairerie d’État ne disposera plus d’un budget distinct et indépendant de l’autorité budgétaire centrale du Vatican témoigne de l’attention portée à la réforme de la Curie. C’est un pas vers la transparence et la responsabilité nécessaires pour que le Vatican soit inscrit sur la «liste blanche» des pays économiquement fiables de l’Union Européenne. En juin, le Vatican a mis en place de nouvelles procédures d’attribution des marchés publics, ce qui devrait également contribuer à changer la culture d’entreprise du Saint-Siège et de la Cité du Vatican. Le 1er octobre, le Vatican a publié un budget détaillé pour la première fois depuis 2016 – un des fruits de la nomination par François, en janvier 2020, du jésuite Juan Antonio Guerrero Alves à la tête du Secrétariat à l’économie du Vatican.

Depuis le début de l’année – depuis la décision de François de ne pas accepter certaines propositions de réforme institutionnelle approuvées lors du Synode de l’Amazonie – on relève certains infléchissements. Des critiques autrefois fiables, comme les cardinaux Burke, Mueller et Pell, ont fait taire leurs plaintes théologiques à l’égard du pape. Mgr Pell est revenu à Rome – officiellement pour vider son appartement –et vient d’être reçu par le pape. Bénéficiera-t-il d’une réhabilitation ecclésiastique suite à l’annulation de sa condamnation pour abus sexuels en Australie ? Cela dépendra en grande partie de la façon dont il se révélera avoir eu raison sur le sujet la corruption dans le domaine des finances du Vatican et de ce que la Commission royale australienne révélera sur son rôle dans la gestion de la crise des abus sexuels en Australie.

La chute de Mgr Becciu ne doit donc pas être considérée de manière isolée, mais plutôt dans le contexte des déconnexions entre François et la Curie, et de leurs effets sur son projet d’atteindre les périphéries auxquelles il fait si souvent référence. Elle reflète un problème plus général d’équilibre entre la réforme spirituelle et la bonne gouvernance, ainsi que la séparation malheureuse des dimensions institutionnelle et charismatique de l’Église.

Sur la rive droite du Tibre, où se trouve le lieu de sépulture de saint Pierre, la basilique Saint-Pierre symbolise l’Église du leadership institutionnel de Pierre et de ses successeurs, et sur la rive gauche la basilique Saint-Paul hors les murs symbolise l’Église charismatique de saint Paul. Le pontife (pontifex) suprême doit reconstruire les ponts entre ces deux rives.

Élisabeth Voinier

Photo : m. / Wikimedia Commons

Source : Commonweal Magazine


1 – Brillant théologien français appelé à enseigner à l’université grégorienne, l’abbé Louis Billot eut une influence importante sur le pape Pie X, en particulier pour la rédaction de l’encyclique Pascendi. Cela lui valut d’être créé cardinal en 1911. Monarchiste et ayant des sympathies pour l’Action française, qu’il exprima dans une note privée à Léon Daudet malgré la condamnation pontificale de 1926 (condamnation levée par Pie XII en 1939), le cardinal Billot fut convoqué par le pape Pie XI pour des explications ; il est reçu en audience le 13 septembre 1927. Les curialistes s’attendaient à des cris et des paroles enflammées à travers la porte du bureau du pape, mais l’audience fut brève, calme et sereine. Quand Billot sortit de chez le pape, il n’était plus cardinal : il s’était sans cérémonie dépouillé de ses insignes et de son titre cardinalice. Les insignes de l’ex-cardinal restèrent dans le bureau du pape, qui accepta officiellement sa démission le 21 octobre.

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