Du jamais vu depuis le début de l'humanité (03/11/2020)

De Damien Le Guay sur Atlantico.fr :

1er novembre 2020

FACE À LA MORT

Toussaint : l’année 2020 est-elle en train de changer notre rapport à la mort ?

L’Occident s’est ingénié à masquer le plus possible la mort et le tragique, voire à les nier. Mais le Covid-19 et le terrorisme font bouger les lignes.

Atlantico : Avec le coronavirus, les bilans des décès sont devenus quotidiens, affichés et communiqués. Est-ce un changement de paradigme qui s’annonce alors que la tendance en France, et plus largement en occident, semblait plutôt jusqu’alors de masquer la mort ? Est ce le début d’une tendance de long terme ?

Damien Le Guay : Changement de paradigme ? Oui, de toute évidence. Avant,ce genre de pandémie passait sous les radars médiatiques. Les virus passaient, tuaient des millions de personnes et (pour le dire vite) personne ne s’en apercevait, sinon après coup. Quant à l’idée d’arrêter quoi que ce soit, personne n’y pensait. La vie continuait avec son lot de tragédies – une de plus ou une de moins, l’humanité avait l’habitude. Certes, pour la peste, tout était différent. Mais, pour le reste, les hommes se savaient fort peu protégés, fragiles, entre les mains de Dieu, de la Fatalité ou de la Nature. Et même si on prend « la grippe espagnole » (qui n’est ni espagnole ni une grippette  ; pour être, nous dit Chloé Maurel1, d’origine chinoise et avoir une mortalité élevée) et qui fut cause de la mort de 50 millions de morts, en trois vagues, on est en droit de dire que son étendue, sa dangerosité de part le monde, ses vagues et sa mortalité, ne furent vus que bien des années plus tard, pour ne pas dire des décennies, au point d’avoir réévalué, dernièrement, le nombre de morts.

Et là, en 2020, tout change. Ce qui était acceptable ne l’est plus. Ce qui était ignoré ne l’est plus. Tout se sait, se voit, se vit en temps réel. Et cette sur-information, cette sur-visibilité, cette sur-sensiblité conduisent à une maximalisation du principe de précaution – avec le risque, aussi, inédit jusqu’alors, de procès contre les dirigeants pour défaillance et manque de réactions. Alors, il est permis de bloquer le temps social, d’arrêter l’économie, de suspendre les libertés publiques fondamentales, d’instaurer une méfiance vis-à-vis des autres. Tout cela est inédit. Cela ne s’est jamais vu depuis le début de l’humanité. N’ayons pas peur des mots.

Regrettons non pas cette attention puissante, mais une certaine mise en scène anxiogène : le décompte tous les soirs, des discussions à l’infini sur les chaînes d’information, une suspension de toutes les autres actualités. On avait l’impression d’être dans une mauvaise série de télé-réalité avec à chaque jour un nouveau rebondissement et des discussions oiseuses sans fin pour plomber encore plus le moral des Français.

Est-ce à dire, pour autant, que l’Occident ne masque plus la mort ? Non. Là est le paradoxe de la situation actuelle. Nos gouvernants veulent éviter la mort, et ce « à tout prix », mais, en même temps, ils ne font rien pour laisser les familles accompagner les morts, rien pour considérer les cérémonies funéraires comme « vitales », rien pour aider ceux qui sont là dans les derniers moments. La vie est préservée, mais celle des corps et non celle d’une vie en train de s’achever, d’une âme en train de se remettre aux autres, à l’avenir, à Dieu, aux familles.

Avec les morts liées au coronavirus et celles du terrorisme, la France est-elle d’avantage marquée par la mort qu’auparavant et qu’est-ce que cela change? Quel sens donner à la mort des victimes ?

Oui, en effet, nous avons une conjonction dramatique. Deux drames. Celui de cette épidémie du coronavirus. Celui de cette pandémie du virus de l’islamisme radical. Dans les deux cas, des morts. Dans les deux cas, des inquiétudes, des incertitudes quant à l’avenir.

Disons que nous ne sommes pas d’avantage « marqués » par la mort, mais que l’angoisse de la mort et d’une mort violente augmente chez nous. Nos sociétés tentent d’oublier la mort, de l’étouffer en quelque sorte en fin de vie (avec une pratique extensive de la sédation), de la rendre improbable et anonyme. Et même, nous voudrions encore plus, avec l’aspiration de nos concitoyens à l’euthanasie, au choix, à la primauté de la volonté sur l’abandon à plus fort que soi. Et là, la mort revient par deux mondialisations malheureuses – celle du coronovirus et celle des radicaux islamistes. Nous nous croyions à l’abri et nous voila confrontés à des causes mortifères venues de l’extérieur. Nos fausses certitudes sont fracassées. Nous entrons dans une période de confinement avec, pour le virus islamiste, la recherche des voies et moyens d’un confinement juste, adapté, pertinent, pour acclimater l’islam aux mœurs, uses et coutumes d’ici !

Espérons qu’une prise de conscience puisse naître quant à l’importance vitale, primordiale, indispensable à nos équilibres psychiques, d’un accompagnement collectif de qualité des mourants, des morts et des endeuillés.

En raison du respect des règles sanitaires, les enterrements ont été, un moment, interdits, puis restreints. Les proches n’ont pas toujours pu se rendre aux chevets des personnes en fin de vie ou leur rendre hommage. Dans quelle mesure cela peut-il avoir des conséquences sur le rapport à la mort ?

Le premier effet est un effet négatif sur les familles. A force de mépriser la mort, on en est venu à mépriser le grandiloquent autour des morts : les cérémonies qui suspendent le temps, les rituels qui viennent réorienter nos émotions, l’attention de tous qui vient entourer les endeuillés. Et là, avec le confinement, on a vu des situations tout à fait inacceptables : des morts à l’hôpital tout de suite enfermés dans des housses blanches (et donc soustraits à tous les regards), des familles interdites de venir pour accompagner les derniers moments d’un proche, des enterrements bâclés, des opérateurs de pompes funèbres peu coopératifs et pressés au-delà du raisonnable, des prêtres qui n’ont pas pu répondre aux demandes des malades en fin de vie, des gens qui n’ont pas pu assister à l’enterrement de leurs proches, des enterrements reportés à la saint glinglin, sans parler du grand frigidaire de Rungis.

Nombreuses sont ces situations de micros-catastrophes ! Nombreux les cataclysmes psychiques que les endeuillés de fraîche date portent en eux ! Nombreux sont les endeuillés qui n’ont pas pu, encore, entrer dans le grand processus de la séparation d’avec le mort pour avoir mauvaise conscience ! Nombreux aussi sont les morts qui, dans nos cimetières, ne sont pas assez en paix pour avoir traversé le fleuve et rejoint les pays des morts ! Car, contrairement à ce que l’on croit, le deuil est à double face. Il faut que les vivants quittent le mort mais aussi que les morts puissent s’en aller ailleurs. Et là, malheureusement, nous en sommes loin pour cette année 2020. Les endeuillés sont en souffrance ; et les derniers morts sont eux aussi en souffrance.

Le président Macron et le gouvernement ont annoncé que les célébrations de la Toussaint et les visites de cimetière à cette occasion serait autorisées et bénéficieraient d’une tolérance vis-à-vis du confinement, est-ce une manière d’essayer de garder un sentiment de normalité dans le rapport à la mort des Français ?

Même si on peut regretter que les lieux de culte soient fermés à partir de lundi (comme si nous étions là dans des lieux semblables à un supermarché), saluons la sage décision de ne fermer ni les cimetières ni les célébrations de la Toussaint. Le besoin est grand, cette année surtout, de redonner toute son importance aux retrouvailles entre les vivants et les morts. Souvenons-nous que, généralement, 35 millions de français se déplacent et que 25 millions de pots de fleurs ou de bouquets sont déposés à cette période sur les tombes. La Toussaint est le premier évènement social en France – généralement dans l’indifférence médiatique. Alors, on est en droit de penser que cette Toussaint aura une connotation particulière. Ce peut-être le temps du pardon mutuel : les vivants demandent pardon aux morts de les avoir, pour cause de pandémie, un peu délaissés ; les morts, soulagés, réconciliés avec ceux qui prennent leur place sur la terre, pouvant pardonner et être soulagés.

Ces mécanismes psychiques et spirituels des séparations funéraires sont tellement complexes et profonds qu’il ne faut ni les mépriser ni les rationaliser à l’extrême. L’affectif est à l’œuvre avec le sentiment puissant d’une dette éternelle – celle de la vie donnée, de l’éducation reçue, de l’amour partagé.

Alors espérons que cette Toussaint 2020 soit l’occasion de belles et bonnes retrouvailles avec nos morts. Et s’il faut repriser ce qui s’est déchiré (comme on fait un travail de couture), alors faisons-le. Espérons que cette grande migration des vivants jusqu’aux lieux de résidence des morts, soit l’occasion de retrouvailles pacifiées.

1 Chloé Maurel, « de la grippe espagnole de 1918 au coronavirus de 2020 – in Pandémie 2020, Ethique, société, Politique, Le Cerf, 2020, p. 32 – grosse somme passionnante qui vient de paraitre avec 131 contributeurs et 97 articles.

09:23 | Lien permanent | Commentaires (0) |  Facebook | |  Imprimer |