Biden et Bergoglio : des "frères idéologiques" ? (12/11/2020)

De Jean-Pierre Denis (sur facebook) :

Pour un passionné de politique, la journée du samedi 7 novembre était particulièrement excitante. Après plus de 72 heures d’attente et de suspense, fini de se ronger les ongles ! Soudain, alors que Donald Trump jouait ostensiblement au golf, les principaux médias américains estimaient la victoire de Joe Biden clairement établie. Le vote de quelques dizaines de milliers d’électeurs de Pennsylvanie faisait la différence. J’avoue avoir éprouvé un profond soulagement. Car, pour moi, Donald Trump a entraîné les États-Unis au bord de la guerre civile et précipité les démocraties dans les eaux troubles de la « post vérité », où l’on peut affirmer n’importe quoi et croire n’importe qui. Quant à sa politique étrangère erratique, elle a rendu le monde plus instable. La victoire du vieux Biden ne me semblait peut-être pas enthousiasmante, mais au moins me paraissait-elle rassurante.

Un détail, en outre, attirait mon attention. Biden n’est pas seulement catholique. Il est catholique pratiquant. Il souvent insisté sur l’importance de la foi dans une vie personnelle marquée par des deuils très violents, d’abord la mort accidentelle de sa femme et de leur bébé, puis, alors qu’il était vice-président, la tumeur au cerveau qui emporta son fils Beau. Le 8 novembre, les médias américains et étrangers publiaient d’ailleurs une photo ou une vidéo du « president-elect » parmi les tombes. Sous un joli soleil d’automne, il se rendait à la messe dans sa paroisse, à l’église St Joseph, près de son domicile de Wilmington (Delaware). Une image assez surprenante en France, et peut-être même inenvisageable. Nous n’avons guère connu de chef de l’Etat pratiquant depuis De Gaulle, et dans notre vie publique les « cathos de gauche » sont devenu très minoritaires, en dehors des modestes Poissons roses ou de députés personnalistes comme Dominique Potier, fondateur d’Esprit civique.

Pour la première fois depuis Kennedy, il y a soixante ans (à l’époque de De Gaulle, justmenent), les États-Unis vont donc avoir un président catholique. Et comme avec JFK, il s’agira d’un démocrate. Mais les choses sont plus complexes qu’il n’y paraît. À la Cour Suprême, où les cathos ont un poids très supérieur à celui qu’ils ont dans le pays (6 juges sur 9 sont catholiques ou d’origine catholique), ils sont en général conservateurs ou très conservateurs. La plupart ont été nommés par des présidents républicains, notamment la dernière, Amy Coney Barret, propulsée par Trump à la fin de son mandat. Sur les réseaux sociaux, je publiais donc ce post qui me semblait factuel.

J’aurais pu ajouter ces données livrées par des sondages réalisés à la sortie des urnes : le vote des catholiques s’est partagé en deux moitiés, deux parts égales ou quasi-égales, l’une pour Trump, l’autre pour Biden. Mais ce n’était pas l’objet d’un si bref post.

Je n’imaginais pas, on s’en doute, susciter une telle polémique. 218 commentaires, des insultes… D’habitude calme et fort civile, ma page Facebook semblait devoir prendre feu, et aucun appel à la raison, à la modération ou à la charité fraternelle n’y faisait. « Un catholique qui ne respecte pas les vertus catholiques n’en est pas un », me dit l’un.

Sur Twitter, quelqu’un me rappelait qu’un prêtre catholique avait déjà refusé de donner la communion à Joe Biden, un geste il est vrai exceptionnel, et lourd de conséquences pour un fidèle. En atteste un article d’Arnaud Bevilacqua publié il y a un an dans La Croix. Pour ces opposants catholiques à Biden, le démocrate représente donc l’exemple même d’un hypocrite, et même un suppôt du diable, et les catholiques qui le soutiennent sont soit mal informés, soit de mauvaise foi, soit ne sont pas de vrais fidèles.

Quels sont les arguments ? Un petit voyage dans les médias de l’Amérique donne un éclairage. J’ai trouvé par exemple cet article du TennesseeStar. Pourquoi choisir le Tennessee. Parce qu’il est au cœur de l’Amérique républicaine et lambda. Dans cet État, on a soutenu à 60% Donald Trump. Seuls les comtés de Nashville et de Memphis ont voté « blue », c’est-à-dire démocrate. « L’ancien vice-président défend des politiques qui sont explicitement opposées à la doctrine catholique, comme l’avortement et le mariage entre personnes du même sexe », résume le site d’infos.

L’opposition catholique à Joe Biden repose essentiellement sur ces deux points. Le débat sur le mariage gay peut sembler clos, en particulier dans l’esprit des grands médias et dans les métropoles, mais il a laissé des traces dans les profondeurs de l’Amérique chrétienne. Quant à l’avortement, c’est un sujet politique très important aux Etats-Unis, parfois même déterminant en faveur des démocrates comme des républicains.

Qu’en est-il vraiment sur le fond ? En quelques clics, je constate que « Planned Parenthood », la branche américaine du Planning familial, soutient fortement Joe Biden. Le démocrate est « le bon choix », comme ils l’indiquent ici. Quant à sa vice-présidente Kamala Harris, elle est « A Hero for Reproductive Health and Rights ». Le mot « héros » n’est pas neutre et « reproductive rights » (droits reproductifs) est le terme employé par ce mouvement pour évoquer le droit à l’avortement, souvent conçu beaucoup plus extensivement qu’en France. Le « lobby pro-choice » met en avant sa participation au financement de la campagne Biden et invite ses sympathisants à l’aider dans la collecte de fonds.

« I strongly support Roe v. Wade », a déclaré Joe Biden en 2007. Il s’agit de l’arrêt de la Cour Suprême qui a constitutionnalisé le droit à l’avortement, un dispositif dont certains craignent, et d’autres espèrent, qu’il soit remis en cause par la nouvelle composition de la haute juridiction. Vice-président, Biden a bien évidemment soutenu l’Obamacare, la grande réforme de santé. Celle-ci a suscité la ferme opposition d’une congrégation religieuse qui, en France, ne fait jamais parler d’elle, et surtout pas pour des raisons politiques : les Petites sœurs des pauvres. Obligées par la nouvelle législation à financer l’accès à la contraception et éventuellement à l’IVG à travers la couverture santé due à leurs salariées, les religieuses avaient saisi la Cour Suprême, qui leur a donné raison au nom de la liberté religieuse. Sur cette longue vidéo, à partir de 2h36, on voit le futur président appeler entre autres à augmenter les subventions au Planning, inversant la politique de « defund » de Donald Trump, au nom de la justice sociale. En fait, Biden a évolué.

Mais l’avortement compte-t-il autant qu’on le prétend ? Ou compte-t-il seulement ? D’autres facteurs, plus impalpables, viennent sans doute s’ajouter. Ils ont été formulés par Donald Trump lui-même au cours de la campagne, le 6 août 2020. C’était en Ohio, un État que le Républicain a d’ailleurs emporté. Biden, disait-il alors, est « contre Dieu, contre les armes, contre l’énergie », c’est-à-dire l’exploitation du pétrole et le gaz de schiste.

Les réseaux sociaux se sont gaussés de cette liste, qui surprendra certainement nombre de catholiques. On peut la trouver bizarre, cocasse ou scandaleuse. Ce n’est pas le sujet de mon post qui n’est pas là pour juger les idées des autres mais pour essayer de comprendre et d’expliquer comment et pourquoi ils pensent ce qu’ils pensent. Le message de Trump, improvisé sur le tarmac d’un aéroport, semble probablement très clair à son électorat chrétien. Selon lui, Biden serait contre tout ce qui fait vivre l’Amérique populaire, depuis ses valeurs jusqu’à ses emplois.

Je ne vois pas tellement trace de ces arguments dans le débat politique au sein du monde catholique. Mais pour en avoir le cœur net, je me suis plongé dans la lecture de The American Spectator, un magazine plutôt intello, qui défend justement les « valeurs traditionnelles américaines, comme la liberté d’entreprendre, les libertés individuelles, l’autosuffisance et la limitation du rôle de l’État ». J’y ai lu en particulier les articles d’une plume vedette, George Neumayr, dont le dernier date du 8 novembre. Il est titré : « la présidence anti-catholique qui s’annonce ».

Selon Neumayr, qui le déplore vivement, « de très nombreux évêques ont dit aux catholiques qu’ils pouvaient voter Biden en toute conscience, et ils l’ont fait. Beaucoup d’évêques alignés sur le pape François ont découragé les catholiques de mettre l’accent sur les différences entre Trump et Biden à propos de l’avortement ». Ceci est exact, ainsique le montre cette déclaration de l’évêque de El Paso, un diocèse texan situé à la frontière mexicaine : « Le vote à enjeu unique corrompt le témoignage politique chrétien », estime Mgr Seitz, repris et traduit par le service Urbi et Orbi de La Croix.

Un détail de l’article cité de The American Spectator me semble important : la petite incise de l’auteur évoquant « beaucoup d’évêques alignés sur le pape François ». Le vrai sujet, en définitive, c’est peut-être le pape François, par opposition au double pontificat Jean Paul II/Benoît XVI.

Je suis ici obligé de faire un saut dans le temps. Un point important a trait à l’influence profonde des pontificats de Jean Paul II et Benoît XVI sur le catholicisme américain, durant donc une bonne trentaine d’années. En 2004, encore cardinal, Joseph Ratzinger avait rédigé une note doctrinale restée fameuse. Il y affirmait notamment que « les catholiques peuvent légitimement avoir des opinions différentes sur la guerre ou la peine de mort, mais en aucun cas sur l’avortement et l’euthanasie. »

On comprenait clairement qu’un homme politique catholique soutenant le droit à l’avortement devrait se voir refuser la communion. Devenu pape, Benoît XVI avait insisté. Le 16 avril 2008, devant les évêques américains réunis au sanctuaire de l’Immaculée conception à Washington, à deux pas de la Maison Blanche donc, il avait dénoncé « le scandale provoqué par les catholiques qui font la promotion d'un prétendu droit à l'avortement. » Néanmoins, des responsables politiques importants comme Nancy Pelosi, actuelle présidente démocrate de la chambre des représentants, et Rudy Giuliani, aujourd’hui principal avocat de Donald Trump, avaient pu communier au cours des messes célébrées par Benoît XVI, peut-être à l’insu du pape. Une polémique avait suivi.

La « note Razinger » de 2004 ajoutait toutefois une précision assez subtile, concernant cette fois les électeurs : « Un catholique serait indigne de se présenter à la sainte communion s’il votait délibérément pour un candidat en raison même des positions permissives de celui-ci sur l’avortement et/ou l’euthanasie. Quand un catholique ne partage pas la position d’un candidat en faveur de l’avortement et/ou de l’euthanasie mais vote pour lui pour d’autres raisons, cette coopération peut être permise pour des raisons proportionnées. » C’est ainsi qu’a raisonné, pour le coup, cette moitié de catholiques qui a voté Biden. Fidèles donc aussi à Ratzinger !

Mais revenons, pour finir, au pape François. Au-delà de l’avortement, l’opposition conservatrice porte sur les questions de doctrine ou des sujets de société, comme le réchauffement climatique évoqué dans l’encyclique Laudato Sii ou les migrants, l’un des thèmes de Frattelli Tutti. Mais l’immigration ayant été beaucoup moins présente qu’il y a quatre ans dans la campagne électorale, il me semble qu’elle n’apparaît pas ici en première ligne. En définitive, l’avortement semble avoir joué cette année aux États-Unis (et par réverbération en France) un rôle comparable à celui que les migrants occupent dans l’opposition de certains Européens au pape François.

Pour Neumayr, Biden et Bergoglio sont des « frères idéologiques ». Ce qui les rapproche : la peur du changement climatique, l’appel à ouvrir les frontières, l’opposition à la peine de mort, la promotion du multilatéralisme, la dénonciation du populisme, mais aussi le « capitalism-bashing » et le relativisme religieux, en d’autres termes « la réduction du catholicisme à des politiques progressistes trempées de quelques gouttes d’eau bénite ». La colère des catholiques conservateurs contre Biden recoupe assez largement les critiques faites au pape François, que Neumayr a dénoncé dans un livre au titre très politique, The Political Pope.

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