Ce principe de tolérance, qui structure la société libérale, exige aussi, pour être équitable, de ne pas imposer à une personne d’agir contre sa propre conscience. En effet, si ce dédoublement contradictoire de la morale est indolore pour la majorité des personnes, il ne l’est pas pour la minorité concernée directement par la réalisation de la pratique en cause ; car, pour prendre un exemple concret, c’est une chose de tolérer l’avortement, c’en est une autre de devoir le pratiquer soi-même. Pour les praticiens appelés à pratiquer l’avortement, les deux niveaux contradictoires de moralité se rencontrent, et se heurtent ; ce qui n’est pas le cas des députés et des électeurs lambda. S’il est possible de faire coexister deux niveaux de moralité au sein d’une société libérale, cela ne l’est pas au sein d’une même personne qui ne peut agir, sans violence, contre sa conscience.
C’est ici que se place le droit à l’objection de conscience par lequel la société libérale organise la coexistence du double niveau de moralités contradictoires ; la clause évite que la licence accordée aux uns ne s’exerce aux dépens de la liberté des autres. La reconnaissance de l’objection de conscience contribue ainsi au fonctionnement équitable des sociétés libérales.
G : Qu’est-ce qui différencie une objection pour motif moral ou religieux ?
GP : C’est là une distinction importante en fonction de la nature de la conviction qui la motive. Certaines convictions sont d’ordre religieux et d’autres moral. Ainsi, refuser de consommer certains aliments par obéissance à une prescription religieuse peut être à l’origine d’une objection de conscience fondée sur une prescription religieuse. Différemment, une personne qui refuse de pratiquer un avortement peut objecter pour un motif seulement moral. Dans le premier cas, l’objecteur invoque la liberté de conscience et de religion, il souhaite être toléré, tandis que dans le second cas, l’objecteur invoque la justice. Qui est opposable à tous. L’objection de nature morale, fondée sur la justice, a une plus grande force que l’objection exclusivement religieuse.
G : Est-ce qu’il y a des moments où l’objection de conscience n’est pas juste ?
GP : Bien sûr, il s’agit précisément des objections de nature seulement religieuse qui ne sont pas justes en elles-mêmes, mais seulement par rapport au respect éventuellement dû à la religion en question. Ainsi par exemple, il n’est pas injuste de travailler le dimanche, mais impie.
Il peut aussi arriver qu’une personne invoque un droit à l’objection de confiance sans motif légitime. Cela peut être le cas par exemple d’une personne qui refuse de payer l’impôt au motif qu’elle est antimilitariste. Dans ce cas, il y a trop de distance entre la conviction à l’origine de l’objection et l’acte refusé. Le lien entre les deux doit être suffisamment proche et direct.
G : Aujourd’hui, l’objection de conscience semble menacée, on parle en France de la supprimer pour l’avortement, elle n’a pas fait l’objet d’une mention spéciale au moment de la loi Claeys-Leonetti. Qu’est-ce qui est en jeu ?
GP : Il n’est question de supprimer l’objection de conscience qu’à propos de l’avortement. L’objectif est double : symbolique et pratique.
Selon les initiateurs de cette proposition de loi, « l’existence d’une telle clause de conscience spécifique conduit à une stigmatisation particulière de l’acte d’IVG, contribuant ainsi à en faire un acte médical à part et participe donc de la culpabilisation des femmes y recourant » ; la suppression de la clause « permettrait de faire progresser le droit à l’IVG et d’en finir avec une vision archaïque d’un acte médical spécifique » (rapport d’information 3343 de l’Assemblée nationale). Cette suppression a donc une finalité symbolique, en ce que l’existence légale de cette clause implique que l’avortement est un acte auquel il est légitime d’objecter. La suppression tend donc à la normalisation morale de l’IVG. Il s’agit d’effacer « la seule survivance » « des restrictions initiales » apportées à l’IVG en 1975, après la suppression de la condition de détresse, du délai de réflexion, du non-remboursement de l’IVG, de l’interdiction de sa publicité, etc.
La suppression de la clause de conscience a aussi une finalité pratique : garantir à long terme la pratique de l’avortement. En effet, de moins en moins de gynécologues acceptent de pratiquer l’avortement – ils ne sont plus que 27,5% et ont en moyenne 61 ans -, à mesure, sans doute, que l’imagerie médicale progresse, d’où la volonté de ces députés, non seulement de réduire le droit à l’objection de conscience, mais aussi de permettre aux sages-femmes de pratiquer des avortements médicamenteux et chirurgicaux à la place des médecins, et de les « revaloriser », c’est-à-dire d’en augmenter la rémunération.
G : Est-ce que la volonté de supprimer l’objection de conscience n’est pas le signe d’une société devenue intolérante ?
GP : Effectivement. Cette volonté marque un recul de l’organisation libérale de la société de la seconde moitié du 20e siècle. Il s’agit d’imposer une nouvelle normalité immorale en la matière. Lorsque l’avortement a été dépénalisé en 1975, il était bien clair dans les esprits que cette pratique est immorale même si elle devient dépénalisée. L’avortement était toléré. C’est ensuite l’objection de conscience qui fut tolérée, et qu’il est aujourd’hui question de supprimer, tandis que l’avortement est présenté comme un droit fondamental.
G : En quoi l’objection de conscience est-elle un droit fondamental ?
GP : Elle est un droit fondamental parce qu’elle est un devoir, et pour autant que la société veut bien respecter le devoir de toute personne d’obéir à sa conscience. La conscience, la capacité à reconnaître le bien et le juste, est avec l’âme ce qui nous rend humains. Elle est le seul témoin de la justice et du bien ; nous n’avons pas d’autre instrument pour guider notre action.
Juridiquement, l’objection de conscience découle de la liberté de conscience et de religion qui est un droit fondamental. Lors du débat sur l’avortement, Simone Veil déclarait qu’« il va de soi qu’aucun médecin ou auxiliaire médical ne sera jamais tenu d’y participer ». La clause de conscience était une condition essentielle de la dépénalisation de l’avortement, à tel point que le Conseil constitutionnel reconnut à cette clause une valeur constitutionnelle dans sa décision du 15 janvier 1975. Il jugea alors que la loi Veil « respecte la liberté des personnes appelées à recourir ou à participer à une interruption de grossesse, qu’il s’agisse d’une situation de détresse ou d’un motif thérapeutique ; [et] que, dès lors, elle ne porte pas atteinte au principe de liberté posé à l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ». L’expression « dès lors » indique que la garantie de la liberté de conscience est une condition de la constitutionnalité de la loi. Le Conseil constitutionnel a confirmé cette appréciation dans sa décision du 27 juin 2001.
Le droit à l’objection de conscience est aussi garanti par les traités internationaux, notamment par la Convention européenne des droits de l’homme, au titre de la liberté de conscience. Saisie du sujet, la CEDH reconnaît « l’exercice effectif de la liberté de conscience des professionnels de la santé dans le contexte de leurs fonctions » (R. R. c. Pologne, 2011).
L’Organisation Mondiale de la Santé reconnaît aussi que « chaque agent de santé a le droit d’objecter en conscience à la pratique de l’avortement » (2013). Il en est de même de l’Association médicale mondiale (AMM) et de la Fédération Internationale des Gynécologues et Obstétriciens (FIGO, 2015), laquelle déclare qu’aucun agent de santé « ne peut être contraint à conseiller ou pratiquer une IVG si cela s’inscrit à l’encontre de ses convictions personnelles ». Ainsi, le droit à l’objection de conscience à l’avortement est un droit fondamental, tant en droit français qu’international.
[1] Objection de conscience et droits de l’homme – Grégor Puppinck