Le Pape en Irak : une visite qui vient trop tard ? (07/03/2021)

De Patricia KHODER sur le site de L'Orient - Le Jour :

« Si le pape veut rencontrer les chrétiens d’Irak, qu’il vienne dans les pays de l’exode ! »

« L’exil des chrétiens d’Irak est un avant-goût de la fin de tous les chrétiens d’Orient », estime Mgr Saliba.

Si la visite depuis hier du pape François en Irak est saluée par un dignitaire religieux comme l’acte héroïque d’un saint homme, elle est amèrement critiquée par des réfugiés chrétiens irakiens inconsolables, qui vivent dans la misère au Liban, sans aucun espoir de retourner dans leur patrie, ravagée par la guerre et les luttes intestines entre factions et communautés religieuses.

« Si le pape veut rencontrer les chrétiens d’Irak, qu’il vienne dans les pays de l’exode pour voir notre situation. Là où il va, il ne reste plus personne », lance une réfugiée à L’Orient-Le Jour. « Pourquoi veut-il aller en Irak ? Pour cautionner un fait accompli ? (…) Pour nous encourager à rentrer ? Nous n’y remettrons jamais les pieds », s’insurge une autre.

« Pour vouloir aller en Irak en ces temps et en ces circonstances, il est clair que le pape François est un saint homme, un héros », affirme, pour sa part, l’évêque syriaque-orthodoxe du Mont-Liban et de Tripoli, Mgr Georges Saliba. Cet hommage à l’initiative du pape n’empêche pas Mgr Saliba de se dire convaincu de la fin des chrétiens d’Orient, y compris ceux du Liban.

Les Syriaques-orthodoxes, tout comme les Syriaques-catholiques, les Assyriens (orthodoxes), Chaldéens (catholiques) et Arméniens font partie des chrétiens d’Irak, qui forment la minorité religieuse la plus importante du pays. Avec la chute de Saddam Hussein, en avril 2003, et l’invasion du groupe État islamique, en août 2014, le pays a perdu la majorité de ses chrétiens, dont plus d’un million ont été poussés à l’exode.

« Nous ne disposons pas de chiffres exacts sur les chrétiens qui restent aujourd’hui en Irak ou sur ceux qui sont rentrés. Mais la plupart d’entre eux se sont éparpillés dans le monde et très peu sont revenus chez eux. Certes, il reste nos églises et nos monastères, à Mossoul, Bagdad, ou dans la plaine de Ninive, avec un nombre suffisant de prêtres », affirme Mgr Saliba dans un entretien avec L’Orient-Le Jour. « Mais les chrétiens sont partis. Je dirais que 99 % d’entre eux ne sont plus rentrés après le départ du (groupe islamique) Daech. La plaine de Ninive, fief des chrétiens, est vide, sans parler de Mossoul et de Bagdad », ajoute-t-il rapidement. « Oubliez l’Irak. Le départ des chrétiens d’Irak est un avant-goût de la fin de tous les chrétiens d’Orient. Il n’y a plus aucun espoir de retour pour eux à moins d’un miracle », dit-il encore. Le prélat, connu pour son franc-parler durant la guerre du Liban, tient également à faire passer un message. « Le Liban aussi est un pays sans espoir pour les chrétiens et cela à cause des mauvais dirigeants maronites qui ont détruit le pays et ses chrétiens. Comme en Irak, en Palestine et en Syrie, c’est fini pour les chrétiens du Liban », martèle-t-il.

Citoyens de deuxième catégorie

Tout comme les évêchés chaldéens et assyriens au Liban, l’évêché syriaque s’occupe des chrétiens d’Irak venus au Liban pour s’inscrire auprès du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR) et trouver un pays d’accueil, qu’il s’agisse de l’Australie, des États-Unis, du Canada ou d’un État européen. Mais leur attente au Liban peut durer de très longs mois, voire des années.

La grande majorité d’entre eux a rapidement épuisé le peu d’économies qu’elle avait et survit au Liban grâce à de petits boulots en attendant de construire une nouvelle vie pour elle et pour ses enfants loin du Moyen-Orient. Mais avec la crise économique et la chute vertigineuse de la livre libanaise, la plupart d’entre eux sont désormais contraints de compter sur l’aumône pour survivre.

 

Les régions de Sabtieh, Raouda, Bauchrieh, Dékouané et Bourj Hammoud, dans le caza du Metn, Hazmieh et Hadath, dans le caza de Baabda, accueillent ces réfugiés chrétiens d’Irak qui ont trouvé refuge à côté de leurs églises. Les lieux de culte les aident notamment pour la scolarité des enfants dans des écoles paroissiales, ou encore avec des vivres provenant des aides envoyées par les membres des communautés établies à l’étranger. Aujourd’hui, la visite historique du pape en Irak ne les laisse pas indifférents et leurs sentiments sont un mélange de colère, de tristesse et de nostalgie.

« Ce n’est qu’une mauvaise pièce de théâtre et le pape en est l’un des acteurs », estime Nagham Kamel, 57 ans, assise sur le banc de l’église syriaque Saint-Jacob à Sabtieh. Originaire de Mossoul, Nagham est venue au Liban en 2014 après avoir séjourné à Dohuk, au nord de l’Irak, durant plusieurs mois. « Si le pape veut rencontrer les chrétiens d’Irak, qu’il vienne dans les pays de l’exode pour voir notre situation. Là où il va, il ne reste plus personne », lance-t-elle.

L’époux de Nagham, mère de quatre enfants, a succombé à un anévrisme alors qu’il venait d’être pris en otage dans sa forgerie, quelques mois avant l’invasion de Mossoul par le groupe État islamique. « Notre chemin de croix n’a pas commencé avec Daech, mais avec l’invasion américaine. Les sunnites nous ont pris pour les alliés des Américains et ont voulu se venger. Nous avons toujours été des citoyens de deuxième catégorie », estime-t-elle.

 

Aujourd’hui, Mme Kamel attend son départ pour l’Australie. « Il n’y a plus qu’un seul de mes enfants qui travaille, dans un atelier de Bourj Hammoud. Cela fait plus de six mois que je paie le loyer mensuel de 900 000 livres avec les meubles. C’est-à-dire que je demande au propriétaire d’estimer les meubles et je promets de les laisser dans l’appartement quand je partirai. Je travaille ici à l’église et souvent je reçois des caisses alimentaires. Parfois, certains paroissiens nantis me donnent 100 000 livres, mais j’ai tellement de choses à acheter que je ne sais plus comment diviser la somme pour bien l’utiliser. Si j’arrive à survivre avec ma famille, c’est grâce à la miséricorde », dit-elle en racontant son calvaire irakien, sa maison de deux étages vandalisée par ses voisins, les nombreux assassinats, enlèvements et voitures piégées qui ont visé les membres de sa communauté.

« Une visite qui vient trop tard »

Assise près d’elle, Linda Odiche, 43 ans, mère de deux enfants et originaire de Bagdad, est mariée à un chrétien de Bassorah. Elle est arrivée au Liban en 2014 et devrait partir, elle aussi, bientôt en Australie. « Pour les musulmans d’Irak, nous sommes des mécréants. Le pape va serrer la main de personnes qui le classent dans cette catégorie. Pourquoi voulait-il aller en Irak ? Pour cautionner un fait accompli ? Les chrétiens d’Irak ne sont plus là-bas ! Pour nous encourager à rentrer ? Nous n’y remettrons jamais les pieds », s’insurge-t-elle, ajoutant : « Depuis l’enfance, j’ai appris à vivre en faisant profil bas, parce que je suis chrétienne. Même sous Saddam Hussein, notre vie n’était pas facile. Cette visite vient trop tard, j’aurais tout donné pour le voir si j’étais encore chez moi en Irak, mais maintenant c’est fini. »

Mme Odiche avait échappé à une tentative d’enlèvement en 2006 à Bagdad. Relâchée, elle a vécu sous la menace de ses ravisseurs jusqu’à ce qu’elle parte vivre auprès de la famille de son mari à Bassorah. « De par mes arrière-grands-parents, je porte dans mon sang l’histoire des persécutions et des errances des chrétiens d’Orient, de l’Empire ottoman à l’Irak. Aujourd’hui, j’ai simplement envie de vivre en sécurité », soupire-t-elle. « J’étais enseignante, mon mari travaillait dans un ministère. Nous sommes partis avec l’arrivée de Daech. Aujourd’hui, nous savons que nous n’avons plus de place en Irak », dit-elle.

 

Elle et son mari sont au chômage, leurs enfants ne vont plus à l’école dans l’attente du départ en Australie. « Une amie enseignante leur donne des cours gracieusement. Je veux juste leur assurer un meilleur avenir, surtout la sécurité, et qu’ils se sentent un jour entièrement citoyens d’un pays, même si ce pays est à 10 000 lieues du Moyen-Orient », ajoute-t-elle.

Non loin de là, à Dekouané, se trouve une ONG irakienne tenue par une paroisse syriaque-catholique et financée par la mission pontificale. L’ONG avait été mise en place par le père Youssef Sakat, qui avait sauvé les vieux manuscrits du monastère Mar Bahnam et Sarah, l’un des plus anciens de la plaine de Ninive, en les emmurant lors de l’arrivée de Daech. (Voir article du 28 mars 2019, « Youssef Sakat, le prêtre qui a sauvé des manuscrits centenaires de la folie de Daech »).

Lieux de pèlerinage comme Jérusalem

Le père Sakat est rentré en Irak et c’est Alvera Tohi, 24 ans, de rite chaldéen, qui aide désormais à la gestion de l’ONG. « Je suis originaire de Tell Iskef dans la plaine de Ninive. Tous les habitants de la plaine qui sont rentrés se trouvent dans mon village. Avant l’invasion de Daech, Tell Iskef comptait 3 000 familles contre 1 000 aujourd’hui », raconte-t-elle. Alvera attend avec sa famille son départ pour les États-Unis. Elle y retrouvera des tantes et des cousins. Les autres, à l’instar de toutes les familles chrétiennes d’Irak, sont maintenant dans divers pays d’Europe, au Canada et en Australie.

« J’aurais aimé être en Irak pour voir le pape. Cette visite donne de l’importance à nos monastères et nos églises qui auraient dû être des lieux de pèlerinage comme ceux de Jérusalem et de Bethléem. Malheureusement, il ne nous reste plus que l’histoire. Nous appartenons aux plus vieilles civilisations et aux plus anciennes communautés chrétiennes du monde, regardez où nous en sommes, des réfugiés qui attendent de partir. »

Pour Alvera, il y a pire que le dénuement : « Le froid, on peut y parer en recevant des couvertures, pour la faim il y a les caisses alimentaires. Le plus dur est le déracinement, le fait de savoir que nous ne retournerons plus jamais chez nous. » Mais Alvera veut bien croire que les pays d’accueil leur offriront ce que l’Irak ne leur a pas donné, à savoir « la sécurité et le fait de se sentir des citoyens à part entière ».

Aoun et Hariri commentent la visite « historique » du pape
Quelques minutes après l’arrivée du pape François hier en Irak pour une visite « historique », le président de la République Michel Aoun lui a souhaité la bienvenue, disant espérer que cette visite « apportera l’élan nécessaire pour établir une paix réelle (...) entre les peuples de la région ». « Bienvenue à Sa Sainteté le pape François en Orient, terre de rencontre des civilisations, des religions et des cultures. Nous espérons que cette visite apportera l’élan nécessaire pour établir une paix réelle tant attendue par les Irakiens et les peuples de la région », a écrit le chef de l’État sur son compte Twitter personnel. À son tour, le Premier ministre désigné, Saad Hariri, a qualifié d’« historique » le déplacement du pape en Irak. Sur Twitter, M. Hariri a estimé qu’il s’agit d’une « visite historique sur le triple plan spirituel, culturel et humain ». « C’est un message à la région (du Moyen-Orient) dans son ensemble, articulé autour de l’importance du dialogue interreligieux et de la préservation du vivre-ensemble islamo-chrétien », a-t-il ajouté. « Nous aspirons à rencontrer le pape au Liban », a-t-il conclu.

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