La saga des déboires judiciaires du Vatican (04/05/2021)

Un article de Sandro Magister, vaticaniste à L’Espresso (traduction de Diakonos.be) :

La justice du Vatican, ou la saga des déboires judiciaires

Au terme de son avant-dernière inspection, en 2017, Moneyval avait reproché à la magistrature du Vatican sa négligence, plus précisément de ne pas en faire assez sur les cas suspects identifiés et signalés par l’Autorité d’Information Financière, l’AIF, du Vatican lui-même.

Mais à présent qu’un nouveau rapport de Moneyval – le comité du Conseil de l’Europe qui évalue le respect des normes financières internationales des États qui en font partie – est censé arriver d’un jour à l’autre, sur base d’une inspection entamée le 30 septembre dernier qui a duré une dizaine de jours, on craint au Vatican que les critiques ne soient encore plus sévères.

S’il est pourtant vrai que la magistrature pontificale a mené à bien un long procès, celui qui a abouti le 21 janvier à la condamnation d’Angelo Caloia, l’ex-président de la « banque » du Vatican, l’IOR, l’Institut pour les œuvres de religion, il n’en demeure pas moins que le principal désastre de ces dernières années, c’est-à-dire l’acquisition douteuse par la Secrétairerie d’État du luxueux bâtiment du 60 Sloane Avenue à Londres, est non seulement encore loin d’arriver à la phase du procès mais a également connu une impitoyable suite de revers judiciaires.

La photo ci-dessus a été prise lors de la phase cruciale de cette affaire. Nous sommes alors le 26 décembre 2018 et, à côté du Pape François, à sainte Marthe, se tient Gianluigi Torzi, le principal financier auxquel la Secrétairerie d’État a fait confiance pour l’achat de l’immeuble londonien.

À cette date, l’achat a été conclu pour la somme de 350 millions de dollars, mais la Secrétairerie d’État ne peut disposer de l’immeuble qu’en se libérant au prix fort des intermédiaires et en particulier en récupérant auprès de Torzi lui-même les sommes importantes restées en sa possession.

Mais cette dernière opération à elle seule allait coûter 15 millions d’euros, une somme que la Secrétairerie d’État prétendra ensuite avoir été extorquée par Torzi lui-même, mais que ce dernier prétend avoir légalement négociée, dans une rencontre au Vatican entre lui, le substitut du Secrétaire d’État Edgar Peña Parra et le Pape François en personne.

Cette rencontre, au cours de laquelle le Pape a demandé que l’on trouve une solution et que l’on octroie à Torzi « un juste salaire », sera admise par la justice vaticane elle-même en février 2021. Mais ne brûlons pas les étapes et revenons en 2019.

Pour conclure l’affaire et entrer pleinement en possession de l’immeuble, le 4 juin de cette année, la Secrétairerie d’État demande à l’IOR un prêt de 150 millions. Dans un premier temps, l’IOR semble disposé à l’accorder mais ensuite, à l’improviste, il se rétracte. En fait, le directeur général de l’IOR, Gian Franco Mammi, très proche de Jorge Mario Bergoglio depuis l’époque où il était responsable des clients de la « banque » vaticane en Amérique latine, estime que l’opération toute entière est incorrecte et porte plainte au tribunal de Vatican, en impliquant également l’AIF, à l’époque présidée par le financier suisse René Brüelhart et dirigée par Tommaso Di Ruzza, le gendre de l’ex-gouverneur de la Banque d’Italie Antonio Fazio, pour défaut de vigilance.

Le Pape François s’implique totalement dans ce renversement de situation, comme il le déclarera lui-même dans une conférence de presse peu après les faits. C’est lui en personne qui signe – au nom des magistrats du Vatican – l’ordre de perquisitionner la Secrétairerie d’État et l’AIF. Le 1er octobre 2019, la gendarmerie du Vatican, sous les ordres du commandant Domenico Giani, fait irruption dans les bureaux et saisit des documents et des appareils électroniques. Le jour suivant, les noms et les photos de cinq fonctionnaires niveau intermédiaire et supérieur suspendus du service sont publiées. Et pour couronner cette opération de nettoyage effectuée au mépris de toute garantie judiciaire, le Pape François congédie le commandant Giani, comme si c’était lui le responsable de ce gâchis, alors qu’il n’avait fait qu’agir sur ordre du Pape.

Les cinq, puis six, fonctionnaires en question seront tous licenciés. Et bien vite, à l’AIF, ce sera au tour de Di Ruzza de sauter, ainsi que de Brüelhart, avec les démissions polémiques des deux membres du conseil de direction, le suisse Marc Odendall et l’américain Juan Carlos Zarate.

Mais entretemps, un premier orage s’est abattu sur le Vatican et sa magistrature. À cause de la perquisition du 1er octobre, qui a eu pour conséquence la violation d’informations confidentielles, l’Egmont Group – le réseau de renseignement de 164 États dont le Saint-Siège fait partie – exclut à l’unanimité l’AIF de ce circuit. Pour être réadmis, le Saint-Siège devra faire amende honorable et ratifier un « memorandum of understanding », c’est-à-dire offrir des garanties de fiabilité plus contraignantes.

Le soir du 5 juin 2020, au terme d’un long interrogatoire, les magistrats du Vatican enferment Torzi en cellule, l’accusant d’avoir extorqué les 15 millions mentionnés ci-dessus. Il sera libéré dix jours plus tard, en échange de 3 millions qui déposera sur des comptes en Suisse, une somme que les magistrats du Vatican découvriront ensuite ne pas pouvoir encaisser. Torzi se réfugie ensuite en Grande-Bretagne, poursuivi par une plainte du Vatican qui le conduira devant les tribunaux de Londres.

Le 24 septembre 2020, autre coup de théâtre retentissant. Le Pape François convoque en audience le cardinal Giovanni Angelo Becciu, qui était jusqu’en 2018 Substitut du Secrétaire d’État et, sans lui fournir la moindre explication, l’oblige à démissionner de ses fonctions de Préfet de la Congrégation pour la cause des saints et à renoncer à tous ses « droits » de cardinal, y compris la participation à un conclave. Le cardinal clame son innocence et, six mois plus tard, le soir du Jeudi saint, le Pape ira lui rendre une visite-surprise à domicile pour célébrer chez lui la messe « in coena Domini », mais toujours sans donner les raisons de sa défenestration. Parmi les accusations contre Becciu qui circulent dans les médias, il y a celles d’avoir été impliqué jusqu’au cou dans l’affaire de Londres, mais peu après, une autre tuile s’abat sur le cardinal.

Le 13 octobre 2020, alors que l’inspection de Moneyval vient à peine de s’achever, les magistrats du Vatican font arrêter à Milan Cecilia Marogna et réclament son extradition. Il s’agit d’une soi-disant experte en services secrets, recrutée quelques années plus tôt par Becciu parmi les « agents publics » de la Secrétairerie d’État qui est à présent inculpée d’abus de biens sociaux et d’avoir détourné l’argent du Vatican qui lui avait été confié. Mais après deux semaines de prison, la Cour de cassation italienne la remet en liberté et déclare la requête du Vatican « nulle et non avenue », pour vice de forme et de fond. Le 18 janvier suivant, les magistrats du Vatican jettent l’éponge : ils lèvent tous les mandats d’arrêt qui pèsent sur l’inculpée et l’assurent qu’elle pourra assister en liberté à son procès.

En novembre 2020, autre revers pour la justice du Saint-Siège. Après avoir fait perquisitionner en Italie le domicile de Fabrizio Tirabassi, un des fonctionnaires du Vatican licencié un an plus tôt, la justice italienne déclare « nulle et illégitime » le mandat de perquisition et ordonne la restitution de l’argent et des objets saisis.

Fin de l’année, le 28 décembre 2020, un « motu proprio » du Pape François contraint la Secrétairerie d’État à vider ses caisses et à transférer tous les fonds et les immeubles en sa possession à l’Administration du patrimoine du siège apostolique, l’APSA. Cette mesure ressemble fort à une opération de déclassement du plus grand organe de gouvernement du Vatican, une mesure qui était dans les cartons depuis longtemps mais qui prend pour prétexte l’opération malheureuse de Londres.

Mais c’est justement de Londres qu’arrive en mars 2021 le pire revers de tous. La justice britannique acquitte Torzi de l’accusation d’avoir extorqué les fameux 15 millions au Vatican. La justice du Vatican demande en vain que les motifs de ce jugement restent secrets. Le 24 mars, ils font le tour du monde et battent en brèche la version du Vatican. Aucune fraude, mais un accord tout ce qu’il y a de plus régulier entre les parties, remontant à l’époque où Torzi était reçu en ami par le Pape à Sainte-Marthe, pour les festivités de Noël 2018, et où il s’était ensuite mis d’accord, toujours avec la bénédiction du Pape, sur son « salaire ».

Et pourtant, envers et contre tout, le Vatican ne baisse pas les bras. Le promoteur de justice du Saint-Siège exige et obtient d’un juge d’instruction italien le lancement, le 12 avril dernier, d’un nouveau mandat d’arrêt pour Torzi, aujourd’hui en fuite au Royaume-Uni, cette fois pour la manière dont il aurait illégalement utilisé une partie de ces 15 millions reçus par le Vatican.

Mais ce qui est le plus surprenant, ce sont les motivations données par le Vatican pour justifier ce mandat d’arrêt. On peut, entre autres, y lire que s’il y a eu dès le départ une erreur dans le fait d’acheter l’immeuble de Londres, c’est parce que « les acquisitions d’immeubles à des fins d’investissement ne peuvent pas être effectuées par le Secrétairerie d’État, puisqu’elles sont réservées à l’Administration du patrimoine du siège apostolique » et que « la Secrétairerie d’État ne peut financer de telles opérations avec de l’argent reçu à des fins de bienfaisance, comme le Denier de Saint-Pierre ».

Mais ces deux motivations ne tiennent pas debout. Jusqu’en décembre 2020, la Secrétairerie d’État avait toute liberté de disposer de ses fonds et le Pape François en personne, lors de la conférence de presse du 29 novembre 2019, à bord du vol de retour du Japon, alors qu’il répondait à une question sur l’affaire de Londres, avait chaleureusement fait l’éloge de la « bonne administration » – « chez nous on dit ‘un placement de veuve’ » – qui consiste à « acheter une propriété, la louer et ensuite la vendre » pour faire de la sorte fructifier son argent, quel qu’il soit, y compris le Denier de Saint-Pierre.

Le 27 mars dernier, au Vatican, François a ouvert l’année judiciaire actuelle par un discours dans lequel il a laissé entrevoir des « modifications des normes » – rapidement mise en pratique dans un « motu proprio » du 30 avril – pour pouvoir juger indifféremment tous les membres de l’Église, « sans plus aucun privilège remontant dans le temps ». Comme pour dire que le cardinal Secrétaire d’État Pietro Parolin et le Substitut Peña Parra, qui n’ont jusqu’ici pas été inquiétés alors qu’ils sont notoirement impliqués dans cette affaire, pourraient eux aussi se retrouver devant les tribunaux dans un futur procès pour l’affaire de Londres.

Mais on est en droit de se demander comment il est possible que la justice du Vatican, après des années de réformes et de renouvellement du personnel, se trouve aujourd’hui dans un tel état de délabrement.

Les observateurs parmi les plus attentifs attribuent les erreurs de procédure sur lesquelles elle bute en permanence au fait qu’elle se compose dans sa quasi-totalité de magistrats italiens qui travaillent non pas à plein temps mais à temps partiel, tout en continuant d’effectuer leur travail d’avocats en Italie et donc avec une implication insuffisante pour les affaires les plus complexes.

Le seul à travailler à temps plein, c’est le président du tribunal du Vatican, Giuseppe Pignatone, en poste depuis le 3 octobre 2019. C’est un juge italien aujourd’hui en pension qui est célèbre pour avoir instruit il y a de nombreuses années à Rome le procès qu’il avait lui-même surnommé, de manière impropre, « Mafia Capitale ».

Mais curieusement, Pignatone continue à écrire dans le quotidien « La Stampa » qui appartient au groupe éditorial le plus actif dans la dénonciation de la mauvaise gouvernance du Vatican, souvent avec des documents inédits qui proviennent de là. Et dans son dernier article, du 12 avril dernier, il a admis qu’il y a pu il y avoir « des interventions impropres, des abus et des irrégularités de comportement de certains magistrats », mais il a surtout critiqué ce « journalisme qui est plus enclin à anticiper des condamnations futures (et purement hypothétiques), surtout si c’est au détriment d’un adversaire politique », au mépris du sacro-saint principe de la présomption d’innocence des inculpés avant leur procès.

Le Pape François n’est ni magistrat ni journaliste. Mais c’est lui le « dominus » suprême de la justice vaticane. Ce qui s’y passe, c’est également son œuvre.

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