Le degré zéro de la transmission de la foi (18/05/2021)

De l'abbé Claude Barthe sur Res Novae :

Le néo-christianisme, degré zéro de la transmission de la foi

L’aspect le plus ravageur de la crise de société des années soixante (Concile, Mai 68) a été l’interruption, ou en tout cas la réduction drastique de la transmission, en premier lieu dans le catholicisme. Une partie des jeunes catholiques ont cessé de l’être, puis une partie des enfants de ceux qui étaient restés catholiques (avec un bagage catéchétique dérisoire) sont demeurés sur le bord du chemin, et ainsi de suite, la succession des générations amplifiant le double phénomène de désertion et, pour ceux qui demeuraient dans l’Église, d’analphabétisme religieux. Un évêque qui fut auxiliaire de Rome nous racontait sa surprise de découvrir qu’un certain nombre d’enfants d’écoles catholiques de son secteur, dirigées par des religieuses, ne savaient ni les prières élémentaires, ni… faire le signe de croix. 

Nous parlions dans notre livraison 25 de janvier 2021, du reflet théorisé de cette situation par des théologies ultra-libérales, qui sont autant de versions du néo-catholicisme contemporain[1]. Nous remarquions qu’elles ne se satisfont pas des réformes que poursuit la tendance conciliaire la plus progressiste : « Ce n’est plus le temps des réformes, mais d’une rupture radicale », déclarait le P. José Maria Virgil[2].

Un dominicain belge, Dominique Collin, né en 1975, animateur de l’aumônerie des étudiants de Liège, doctorant et chercheur au Centre Sèvres, à Paris, très représentatif de ces théologies de la limite, développe le même thème : « Certes, on peut toujours modifier telle ou telle structure ecclésiastique, remédier à tel ou tel abus, réviser telle ou telle disposition canonique, restructurer la curie romaine : toutes ces « réformes », bien qu’elles paraissent à certains moments nécessaires, restent accessoires par rapport à la signification ultime du christianisme. Je pose la question : une réforme peut-elle aller au-delà d’un simple ravalement [3]»

L’avantage des penseurs catholiques de l’excès est qu’ils éclairent en les poussant au maximum les idéologies qui les ont précédés, en l’espèce toutes celles qui ont été libérées par le bouillonnement du concile Vatican II.

De la tradition, faisons table rase

Le projet de faire la table rase de la tradition, commun à tous les progressismes avancés, ne peut jamais être appliqué totalement, car il réduirait le message religieux qu’il délivre, lequel est par la force des choses d’essence traditionnelle, à l’insignifiance. Réduction à l’insignifiance vers laquelle il tend, malgré toutes les demi-mesures, comme on le voit dans la réforme liturgique de Vatican II.

La pensée du P. Collin, exposée dans ses nombreuses conférences et deux livres récents, Le christianisme n’existe pas encore[4]et L’Évangile inouï[5]s’inspire spécialement de la critique de Kierkegaard contre l’Église luthérienne établie du Danemark. Kierkegaard voulait en finir avec le « mensonge » que représentait la prédication du christianisme par cette Église, au point que, selon lui, la mission des prêtres ne consistait plus qu’à empêcher le christianisme d’exister.

Dans la même veine, moins violent que Kierkegaard dans le ton, mais plus anarchiste dans le fond, Dominique Collin explique que le christianisme historique et culturel, le christianisme « d’appartenance », continue certes de proclamer l’Évangile, mais en oubliant de le proclamer comme Évangile – euangélion, bonne nouvelle – au point qu’on serait en droit de remplacer le préfixe euphorique eû, bien, bon, par le préfixe dys, mauvais, difficile. Le christianisme d’appartenance prêcherait un « dyslangile », inintéressant pour notre époque.

Comme souvent, ce type de polémique comporte une part de vérité salutaire : il est bien vrai que le catholicisme bien-pensant a toujours tendu à mettre la bonne nouvelle sous le boisseau. Mais c’est le catholicisme lui-même que la radicalité du propos de Dominique Collin fait exploser. Aucune référence à la tradition, fut-elle vivante et évolutive, ne vaut pour lui : « Le christianisme ne peut être maître de sa tradition vivante ; il ne connaît que l’aujourd’hui du possible. […] Un exemple : l’Église catholique vit une crise de ses ministères parce qu’elle cherche à « remplir » un « cadre » qui lui est fourni par son histoire au lieu de se demander si le service du Royaume n’autorise pas de nouveaux ministères »[6]. Du coup, D. Collin préfère parler de « diaconie », sans s’aviser qu’il se réfère dès lors, bon gré mal gré, à une tradition de ministères. A fortiori lorsqu’il parle du Christ comme « évènement de parole », dont il dit au passage que l’existence historique a peu d’importance, mais dont il affirme qu’on a tout de même gardé « la mémoire vive »[7].

Les poncifs des théologies libérales

Le thème de la quasi disparition du christianisme, de son inexistence saluée comme une chance n’a rien de très neuf. Sauf que D. Collin écrit « inexistance », qui veut signifier que le christianisme n’a pas commencé et qu’il reste à accomplir. Chance parce qu’au lieu de s’épuiser par la mission à faire « rentrer » les non-chrétiens (ce qui est d’autant plus vain qu’il n’y a ni dedans, ni dehors), cette inexistance permet de s’employer à leur montrer, là où ils sont, « comment l’Évangile invente une manière d’exister autrement » ; chance parce qu’on n’a plus à se casser la tête pour moderniser le christianisme, puisqu’il est définitivement dépassé ; chance pour le mouvement œcuménique, car l’inexistance du christianisme rend « le chrétien indifférent aux formes dans lesquelles le christianisme s’institutionnalise. »

La parole chrétienne est devenue étrangère à nos contemporains ? Alléluia ! « Dorénavant, et parce que l’époque le rend inaudible, si l’Évangile parle, ce sera uniquement par l’écoute de son inouï », à savoir non par la connaissance surnaturelle qu’il délivre, mais par l’événement que constitue son écoute[8].

Classique est également l’évacuation de toute objectivité. Le religieux est la découverte du moi posé devant lui-même en Soi, découverte qui est thérapeutique et euphorisante, dans la mesure où le moi était jusque-là habité par l’angoisse d’exister (l’angoisse kierkegaardienne). « C’est ainsi que se présente l’Évangile : il est comme un un miroir donnant à voir le Soi, la plupart du temps invisible à notre regard, puisque nous ne voyons jamais notre double… […] Plus ce réfléchissement s’accomplit, plus la joie s’accroît en moi. Alors, non seulement je comprends que le texte me comprend – et c’est déjà la source de joie –, mais en plus j’arrive à me comprendre comme un Soi orienté vers la joie »[9]. Car le christianisme ne donne pas à chacun la possibilité de devenir meilleur, mais d’exister enfin. « Le mouvement qui rapporte ainsi le soi au soi qu’il est en Dieu, « tel que Dieu l’a voulu », est le mouvement par lequel l’individu reconnaît que soi lui est offert avec la condition de le recevoir ! »[10]. Qu’importe que saint Paul ait dit : « Car nous ne nous prêchons pas nous-mêmes, mais nous prêchons le Christ Jésus comme Seigneur (2 Co 4, 5).

On ne s’étonnera pas non plus de retrouver chez notre théologien, mais ici encore poussée au maximum, la relativisation du dogme et de la morale.

Relativisation du dogme, car « l’Évangile est libre de doctrine ». En effet, « même si notre époque ne connaît plus de certitudes théologiques, elle reste convaincue que l’Évangile n’avait d’utilité qu’à faire savoir de mystérieuses croyances religieuses, aujourd’hui largement périmées ». En fait, l’écoute du message évangélique a une toute autre fonction : il provoque l’extase devant l’inattendu et l’inouï. Ce message est tout à l’opposé de la réception d’un système dogmatique « clos et autoréférentiel qui, à la limite, peut se dispenser d’écouter l’Évangile », tout cet « endoctrinement » étant commandé « par une aspiration au néant », puisqu’il néglige l’écoute, la liberté.

Dominique Collin a d’ailleurs prévu notre objection naïve : « Mais vous me direz : l’Évangile ne nous révèle-t-il pas des croyances aussi fondamentales que la Trinité ou l’Incarnation ? Je réponds : ces croyances existent-elles comme telles dans le Nouveau Testament ? » Et de concéder à vingt siècles d’intelligence des Écritures que, somme toute, l’activité théologique qui a produit ces croyances est « au demeurant légitime ». Pour aussitôt ajouter que ce savoir (invérifiable !) ne nous apprend rien sur Dieu, ce qui est au reste sans importance dès lors que seule compte « la croyance qui procède de la confiance », puisqu’elle est confiance dans « une parole en laquelle je reconnais la vérité de mon désir d’être Soi »[11]. Et donc, il ne sert de rien de se poser la question de l’existence de Dieu. Dieu est Parole, une parole qui m’appelle à exister : il faut donc plutôt se poser la question de Dieu comme mon autorisation à exister. On pourrait ajouter : laquelle autorise Dieu à exister.

Quant à la relativisation de la morale, elle est comme une évidence, d’autant que le discours moral de l’Église est aujourd’hui discrédité : « La fin de la morale est une libération de l’Évangile puisque l’Évangile relève d’une éthique de la Vie (éthique qui n’est donc pas subordonnée à des préoccupations religieuses : en ce sens, il n’y a pas d’éthique chrétienne). […] L’éthique évangélique ne connaît pas d’autre perspective que celle qui, de la Vie, fait devenir vivant»[12]. Il n’y a pas de morale chrétienne, il y la Vie ! Nihil novi…

Jusqu’à l’insignifiance

On chercherait donc vainement dans une telle théologie un discours sur Dieu qui se révèle, ou sur les béatitudes évangéliques, autrement que dans des généralités religieuses les plus épurées. Tellement épurées qu’elles cessent d’être religieuses. « Le « Royaume » est, en raison de son caractère inobjectivable et indéfinissable (comme toute métaphore), le seul « objet » de la foi qui ne fait pas déchoir en croyance. Il faut donc dire que le « contenu » de la foi est le Royaume et que ce contenu ne peut être représenté. […Il est] non seulement le sens de la substance de la vie des chrétiens mais aussi de tous les êtres humains puisque le Royaume ne désigne rien de spécifiquement religieux »[13]. La dilution du christianisme dans un humanisme (« Nous aussi, plus que quiconque, nous avons le culte de l’homme », Paul VI clôturant Vatican II) est ici poussée le plus loin possible.

Inutile d’ailleurs de chercher le Royaume dans le second avènement du Christ, comme avenir, car il est a-venir, c’est-à-dire déjà donné et à seulement découvrir. Puisqu’il n’y a pas de péché, mais seulement des « ambiguïtés » vis-à-vis de la Vie, la découverte du Royaume consiste à passer de l’imaginaire que nous tenions pour la réalité au réel. Quid alors du Dieu qui se fait homme et qui meurt sur la Croix pour nos péchés ? « C’est quand le christianisme a commencé à oublier la réalité du Royaume qu’il a substitué le discours de la rédemption à celui de la manifestation (épiphanie) »[14].

En clair, la « bonne nouvelle » du néo-christianisme pour les hommes de ce temps est la disparition de l’annonce de la Rédemption.

Abbé Claude Barthe


[1] « Une plongée progressive du catholicisme dans le néant ».

[2] 8 octobre 2020, pp. 7-8.

[3] Le christianisme n’existe pas encore, ci-après, p 46.

[4] Salvator, 2018.

[5] Salvator, 2020.

[6] Le christianisme n’existe pas encore, op. cit., p. 48.

[7] Le christianisme n’existe pas encore, op. cit., p.34.

[8] L’Évangile inouï, op. cit., p. 14.

[9] L’Évangile inouï, op. cit., pp. 114, 116.

[10] Le christianisme n’existe pas encore, op. cit., p.149.

[11] Le christianisme n’existe pas encore, op. cit., pp.96, 97.

[12] L’Évangile inouï, op. cit., pp. 138,139.

[13] Le christianisme n’existe pas encore, op. cit., p. 174.

[14] Le christianisme n’existe pas encore, op. cit., p. 175.

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