« Heiliger Vater », « Querido hermano » : le duel épistolaire entre Rome et l’Église d’Allemagne (17/06/2021)

Un article de Sandro Magister, vaticaniste à L’Espresso, en traduction française sur Diakonos.be :

16 juin 2021

« Heiliger Vater », « Querido hermano ». Duel épistolaire entre Rome et l’Église d’Allemagne

Les jours passent, mais quant à savoir où mènera cet échange de lettres entre le cardinal Reinhard Marx et le Pape, cela reste une énigme.

Un historique de cette affaire peut nous aider à comprendre, mais il faut avant tout garder en tête le contexte, celui du « Chemin synodal » que l’Église d’Allemagne a lancé il y a trois ans et dont les grandes orientations sont déjà écrites, et réclamées à corps et à cris par une majorité écrasante d’évêques et de laïcs : des charges électives, la fin du célibat des prêtres, les ordres sacrés pour les femmes, une révolution de la morale sexuelle. Un cauchemar même pour le Pape François, qui a essayé en vain dans une lettre du 29 juin 2019 « au peuple de Dieu qui est en chemin en Allemagne », de freiner cette dérive. Et il essayera peut-être encore une fois, justement dans sa réponse à la lettre de Marx.

Le premier acte de cet échange épistolaire se trouve précisément dans la lettre que le cardinal Marx envoie au pape le 21 mai.

Dans cette lettre, Marx insiste exagérément sur le poids des abus sexuels sur le destin de l’Église. Il affirme qu’on est arrivé à « un échec institutionnel et systémique », dont tous sont « coresponsables ». Mais « le point de basculement pour sortir de cette crise » existe, écrit-il, « et c’est uniquement le ‘Chemin synodal’ ». Et dans ce but, il présente sa démission de ses fonctions d’archevêque de Munich et de Freising, comme « un signal personnel pour un nouveau départ de l’Église et pas seulement en Allemagne ».

Dans un premier temps, personne ne sait rien de cette lettre, mais le 4 juin, Marx, affirmant en avoir reçu l’autorisation du Pape, la publie le même jour.

Le lendemain, le 5 juin, le président de la conférence épiscopale allemande, Georg Bätzing, évêque du Limbourg soutient ouvertement dans une interview à la chaîne de télévision Ardmediathek la thèse exprimée par Marx :

« On a ressenti dans l’Église un tel échec systémique qu’il ne peut il y avoir que des réponses systémiques, et ces réponses doivent être fondamentales. Tel est le message que le cardinal Marx dit avec clarté et qui nous renforce dans notre volonté d’aller de l’avant avec le ‘Chemin synodal’ ».

Mais ensuite, le 8 juin, en première page de « L’Osservatore Romano », apparaît quelque chose d’inhabituel : une lettre au directeur du journal du Vatican signée par un vieux cardinal jouissant d’une grande estime, Julian Herranz, grand canoniste et, en cette qualité, co-auteur des réformes juridiques des deux derniers pontificats en matière d’abus sexuels.

Le cardinal Herranz ne fait pas la moindre allusion explicite à la lettre du cardinal Marx, mais il en conteste la thèse principale, celle du caractère « systémique » de la crise. Ce n’est pas tout le monde qui est responsable des abus, ce n’est pas toute l’Église, mais il s’agit de la responsabilité personnelle de celui qui les commet. L’Église peut être entachée des péchés de ses membres et discréditée par les « puissants » de ce monde, mais elle n’en reste pas moins toujours sainte et salvatrice, et c’est pour cela qu’il faut la défendre d’autant plus.

« On n’abandonne pas sa Mère quand elle est blessée », conclut Herranz en citant François. Difficile d’imaginer qu’il ait publié cette lettre, à ce point en évidence dans « L’Osservatore Romano », sans l’accord du Pape.

Le 8 juin, un autre cardinal entre en piste, Walter Kasper, 88 ans, allemand, un théologien à la valeur reconnue, classé comme progressiste depuis toujours, et dont le Pape François a indiqué à plusieurs reprises, depuis le début de son pontificat, qu’il était son premier théologien de référence, bien qu’il soit lui aussi très critique au sujet du « Chemin synodal » en cours en Allemagne.

Le cardinal Kasper non plus ne fait explicitement allusion à la lettre de Marx, mais il démolit la thèse selon laquelle le « Chemin synodal » – tel qu’il est conçu et mené – puisse regénérer l’Église allemande. Cette dernière devrait au contraire prêter la plus grande attention aux avertissements du Pape François dans sa dernière lettre de juin 2019.

Kasper a fait part de ses positions dans une interview au « Passauer Bistumsblatt », l’hebdomadaire du diocèse de Passau. Et curieusement, l’évêque de ce diocèse de Bavière, Stefano Oster, l’un des rares opposants au « Chemin synodal », a été reçu au Vatican par le Pape François le 4 juin, le jour même de la publication de la lettre du cardinal Marx.

Le 10 juin, la réponse du Pape à Marx tombe enfin, et elle est publiée le jour même.

Le Pape François refuse sa démission, s’épanche lui aussi longuement sur la « catastrophe » des abus sexuels, et admet lui aussi « qu’on nous demande une réforme ». Mais il ne fait pas la moindre allusion au « Chemin synodal » allemand. La vraie réforme, écrit-il, « commence par soi-même ». « Ce ne sont pas les enquêtes ni le pouvoir des institutions qui nous sauveront ; pas plus que le pouvoir de l’argent ou l’opinion des médias ».

Et nous voici aujourd’hui. Marx, le boss suprême du « Chemin synodal » allemand, était celui qui disait : « Nous ne sommes pas une filiale de Rome ». Mais aujourd’hui que sa démission est rejetée, il reste archevêque de Munich sous une tutelle plus étroite du Pape François. Ce dernier tablant peut-être sur le fait que de cette manière, il pourra davantage jouer sur le frein du « Chemin synodal », que Marx ne mentionne d’ailleurs plus dans la déclaration où il reconnaît avoir pris acte de la réponse du pape.

En outre, le Pape François estime qu’il pourra noyer le synode allemand dans le « mare magnum » du synode mondial sur la synodalité qu’il a prévu en 2023, dont le vaste agenda planétaire est déjà prêt à être lancé.

Quant à savoir si cette opération de confinement a des chances d’aboutir, cela reste à voir. Parce qu’entretemps, la rébellion ouverte, en premier lieu allemande, au « Responsum » de la Congrégation pour la Doctrine de la foi qui interdit la bénédiction des couples homosexuels – l’un des étendards du synode d’Allemagne – montre que le convoi, une fois lancé, ne s’arrêtera plus. Dans ce cas précis, notamment à cause de l’ambiguïté énigmatique du Pape François, qui un jour fait mine d’approuve le « Responsum » et le lendemain non.

Pour revenir aux deux lettres du cardinal Marx et du Pape, voici ci-dessous une analyse plus approfondie, signée par le professeur Pietro De Marco.

*

Entre Marx et Bergoglio

de Pietro De Marco

1. Je n’entends rien ôter à la sincérité de la peine dont est empreinte la lettre dans laquelle le cardinal Reinhard Marx présente sa démission. Si je m’en tiens à mon style de jugement personnel, la vérité de l’individu mérite toujours le respect ; mais cette dernière n’épuise jamais le sens, la portée, des événements dans laquelle elle s’inscrit et qui souvent en altèrent la compréhension.

Le « mea culpa » appuyé et public de la part du parti ecclésiastique réformateur dont le cardinal est l’un des représentants, à propos du scandale de la pédophilie dans le clergé catholique est en train de prendre des formes et des profils insidieux et incontrôlables par ceux-là mêmes qui s’en prévalent. Le « mea culpa » agit en fait comme une arme intra-ecclésiale, parce qu’il n’y a pas, à proprement parler, au sein du parti réformateur, d’intention de purifier l’existant (le saint ordonnancement de l’Église) mais bien de liquider.

À l’erreur des pasteurs qui n’ont pas tenu compte – sinon trop tard – des possibles « dégâts sur les personnes » et de la possibilité d’être tenus civilement responsable des abus, et de s’être limités à sanctionner le délit de « sollicitatio » dans le chef du prêtre coupable, on répond trop souvent aujourd’hui par une auto-culpabilisation indiscriminée dont les déclarations de Marx sont sans doute un cas d’école. Si elles ont peut-être pour effet d’apaiser l’opinion publique et l’agressivité des médias – ainsi que de freiner les nombreuses politiques antichrétiennes – elles amplifient cependant la dimension et la pertinence de ce phénomène, allant jusqu’à y engloutir la réalité toute entière de l’Église.

Cet acharnement sans distinction (cependant dicté par des critères athées) de l’Église sur le péché de ses membres individuels, qui est une conséquence de l’oubli de la réalité humano-divine de l’Église et des baptisés, s’exerce depuis longtemps dans deux directions, qu’il convient de rappeler :

L’une consiste à renforcer, de la part de l’Église, cette délégation objective à l’opinion publique (et non au « monde », comme on l’entend souvent, qui est un autre concept) d’une autorité sur l’Église elle-même. Il s’agit d’une antique stratégie de toutes les instances anti-institutionnelles à laquelle Rome s’est toujours opposée ; enfin légitimée de manière confuse et acritique – grâce au recours aux « laïcs » désormais devenus « laïcité » hostile – à l’époque conciliaire, sous prétexte de la laïcité du chrétien et de l’écoute de l’homme moderne.

L’autre, bien connue et diagnostiquée depuis longtemps, accentue par compensation du sentiment de culpabilité l’autoreprésentation de l’Église en termes de fonction ou de présence auxiliaire, en tant qu’institution solidaire et communauté morale, susceptible d’habiter la fable post-moderne d’un « autre monde possible » de bons et de justes.

Dans cette autoprésentation et cette pratique, elle agit – après les scandales des abus – comme le parent gravement culpabilisé qui cesse d’exercer sa responsabilité et son autorité. Et il est facile de comprendre qu’on ne pourrait pas faire pire. En effet, si la seconde tendance a désormais envahi la vie et la spiritualité actuelle des communautés chrétiennes, catholiques et autres, en les infantilisant, la première est bien plus grave, parce qu’elle fait dépendre l’institution, l’autorité et la dignité même de l’Église du jugement des cultures inconsistantes de l’ouverture et de la déconstruction, de leur utopisme et de leur moralisme qui n’est que politique.

L’Église, ou plus concrètement les hiérarchies et les élites laïques, qui pratiquent à tout bout de champ la stratégie du « demander pardon » supportent ainsi, dans les faits, la plus grossière des thèses anticléricales, en renonçant à la véritable œuvre de gouvernement et d’autocorrection interne et publique. Je dis « véritable » parce que la ligne allemande du « Chemin synodal » en constitue une version fausse, en ce que les actes de gouvernement et d’autocorrection qu’elle prévoit consistent en la constitution d’alternatives « acceptables » de l’institution et de la forme catholique.

Les origines de cette dérive sont elles aussi lointaines. Une réflexion profonde du grand bibliste luthérien Heinrich Schlier, qui s’est ensuite rallié au catholicisme, soulevait, déjà dans les lointaines années cinquante, la corrélation entre une perte de la certitude du fondement surnaturel de l’Église (réel et subsistant dans le Christ) et une hypertrophie substitutive d’organisations et de structures, plus ou moins réformatrices ou issues d’en bas.

Les « révolutions », on le sait, produisent des bureaucraties. Dans le « Bref compte-rendu » de son propre parcours vers l’Église catholique – « où même les hommes s’agenouillent » -, le grand exégète écrivait que désormais (1953) dans l’Église évangélique « sur le dogme, en termes de discipline, c’est une bureaucratie ecclésiale qui décide ». Et il mettait en garde que cela, que je qualifierais d’extrinsécisme réformiste, tentait également l’Église catholique qu’il aimait tant. Et c’est en effet non seulement l’aboutissement prévisible du « Chemin synodal » d’Allemagne, c’est déjà sa manière de faire.

La démarche du cardinal Marx, qu’il en soit conscient ou pas, s’inscrit dans ces aléas de l’Église allemande et les encourage.

2. C’est ce que j’écrivais d’abord sur la lettre papale en réponse à Marx du 10 juin dernier. À son sujet, on peut tout de suite observer trois choses : (a) le Pape, prenant à la lettre l’argumentation du cardinal de Munich, amplifie le thème de la catastrophe ecclésiale (« la triste histoire des abus sexuel ») et en sature même son propre texte ; (b) il semble également dire à son confrère : puisque tu n’es pas le seul dans l’Église à en souffrir, aie comme les autres le courage de résister, de faire front ; et il lui dit encore (c) d’aller de l’avant, en tant que pasteur, dans le désert de la consolation et de la croix, parce « ce ne sont pas les enquêtes qui nous sauveront » (les coûteuses « Untersuchungen » sur la pédophilie commandées par l’Église allemande et des experts externes) ni « le pouvoir des institutions ».

La réponse du Pape, en refusant sa démission, s’inscrit donc dans un parcours de changement non pas institutionnel mais personnel. Aux préoccupations de Marx, François répond par l’invitation à « mettre en jeu sa propre chair », à ne pas succomber aux « idéologies de réformes ».

Des paroles judicieuses, étant donné qu’à Rome, on est à court d’idées pour faire face aux évêques allemands et à leur inquiétant « Chemin synodal ». Mais nous devons êtres en désaccord quand le Pape lui-même, comme le cardinal Marx, insiste sur l’idée que « l’Église ne plus faire un pas en avant sans accepter cette crise ». Non seulement parce qu’elle est solidement fondée en Christ mais parce que d’infinies âmes vivent dans la Communion des saints sur la terre et sans trouver d’obstacle à la charité dans le péché de certains prêtres.

La « confession de la nudité » – « j’ai péché ! » – telle qu’elle s’exprime avec des images justes dans la lettre du Pape, appartient à toutes les âmes qui portent leur croix. Mais il est infécond et mensonger de salir le corps tout entier de la sainte Église dans un « mea culpa » théâtral, pour parer les coups d’une idéologie mondiale qui n’a aucune dignité de jugement mais qui a la force du Calomniateur. Voir à ce sujet l’affaire récente des dénonciations lancées contre l’école catholique canadienne d’il y a plus d’un siècle (le cas des Indian Residential Schools), considérées à la légère comme crédibles.

Le Saint-Père doit se protéger de la naïveté de ceux qui, dans l’Église, confondent cette agressive culture anticatholique avec « les vastes domaines de l’expérience et du savoir humain » dont la foi et l’Église devraient apprendre.

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