Nicolás Gómez Dávila : un penseur antimoderne authentique (15/07/2021)

De Denis Sureau sur le site de La Nef :

Nicolás Gómez Dávila, antimoderne authentique

Nicolás Gómez Dávila (1913-1994), écrivain, philosophe et moraliste colombien est un esprit puissant peu connu en France. Deux parutions récentes sont l’occasion de découvrir ce penseur antimoderne original.

Le penseur colombien Nicolás Gómez Dávila (1913-1994) est de la lignée des moralistes français qu’il appréciait tant – La Rochefoucauld, La Bruyère ou Rivarol –, alliant acuité de la réflexion et beauté du style.

Si son œuvre est magistrale, le récit de sa vie n’a rien d’éclatant. Sa riche famille de Bogota vivant du commerce du tissu décide en 1919 de s’installer à Paris pour donner au jeune Nicolás une bonne éducation à la française. En 1929, alité deux ans suite à une grave pneumonie, il se forme aux humanités grâce à un précepteur et se passionne pour la littérature classique. Outre le latin et le grec, il pratiquera le français, l’anglais, l’allemand, l’italien, le portugais, le russe et le danois afin de lire les œuvres dans leur langue originale. Son amour pour la France et sa langue égale son mépris hautain pour la culture hispanique.

De retour en Colombie en 1936, il se marie avec une jeune fille de bonne famille qui lui donnera trois enfants. Après un périple automobile en Europe, il passera le reste de son existence dans sa bibliothèque de 30 000 volumes – souvent beaux et précieux – qu’il ne cessera pas d’étudier ; sa fille rapportera : « Sa bibliothèque était son monde. Il y vivait, lisait, écrivait, s’y réunissait avec ses amis. Lorsqu’il est tombé malade nous avons descendu son lit dans la bibliothèque. » Il était entouré d’un cercle d’amis qui admiraient ses réflexions. Ses activités mondaines se limitèrent principalement à des réunions d’administrateurs. Il aurait refusé d’être ambassadeur à Londres et candidat du Parti conservateur à la présidence de la République. Son idéal d’humaniste au sens classique était de « vivre avec lucidité une vie simple, silencieuse, discrète, parmi les livres intelligents, aimant quelques êtres chers ».

Ses nombreuses lectures lui inspirèrent plus de 13 000 aphorismes qu’il intitulait mystérieusement « scolies pour un texte implicite », peut-être parce qu’il les considérait comme des notes en marge des grandes œuvres qu’il lisait et méditait. Ses amis l’incitèrent à publier ces formules brèves mais percutantes, ce qu’il fit, sans avoir le souci de la célébrité, alors qu’il avait déjà dépassé la soixantaine : sept livres qui sont le fruit d’une vie intellectuelle et spirituelle. Des traductions suivirent en allemand, puis en français (1), en italien, en polonais et en anglais, remarquées par des personnalités aussi différentes que Robert Spaemann, Martin Mosebach, Ernst Jünger, Jean Raspail ou Alain Finkielkraut.

Deux récentes publications

Le Bogotain est encore peu connu en France. C’est pourquoi il faut saluer deux parutions de nature à attirer l’attention. D’une part la publication d’un petit livre qui se présente comme un petit traité et non la succession d’aphorismes : la traduction de son De Iure sous le titre de Critique du droit, de la justice et de la démocratie (2) – qui manifeste une convergence avec la pensée de Michel Villey, qu’il n’a pourtant pas lu. Et d’autre part la sortie de la thèse de Michaël Rabier, Nicolás Gómez Dávila, penseur de l’antimodernité (3), qui montre les diverses faces d’un auteur dont le mode d’expression même pourrait décourager toute systématisation. Il était en effet hostile à tous les systèmes, qu’il s’agisse de constructions telles que celle de Kant ou de Hegel, mais aussi d’une scolastique trop aristotélicienne ou du « droit-naturalisme néothomiste ». Dans ses derniers écrits, il va jusqu’à déclarer : « J’ai vu la philosophie s’évanouir peu à peu entre mon scepticisme et ma foi ». Plus précisément : « Qu’est la philosophie pour le catholique sinon la manière dont son intelligence vit sa foi ? » Le choix de la scolie n’est pas innocent pour un philosophe « antiphilosophe » qui pense que la philosophie ne devrait s’écrire que sous une forme littéraire : « La littérature est la plus subtile et, peut-être, la seule philosophie exacte. »

« Ma patrie, c’est le catholicisme » et « Ce qui n’est pas religieux n’est pas intéressant » : ces déclarations sont au cœur d’une pensée insolente ou insolite. L’autre titre qu’il se donnait volontiers était celui de « réactionnaire authentique », exprimant le rejet du progressisme libéral ou radical, le témoignage d’un « écœurement » face au monde moderne. Réactionnaire et non conservateur, car pour lui les conservateurs ne sont que des « libéraux maltraités par la démocratie ». Nicolás Gómez Dávila entend s’inscrire dans une tradition dont le modèle est Platon et qui passe par l’humanisme italien, le classicisme français, le romantisme politique allemand (ici il s’oppose à Maurras, qu’il a pourtant lu) et des poètes tels que Baudelaire ou T.S. Eliot. Il est fasciné par le Moyen Âge « comme paradigme de l’antimodernité ». Au rebours de la quasi-totalité de ses contemporains (contre-révolutionnaires inclus), il exalte l’organisation politique médiévale : « La féodalité a été construite sur des sentiments nobles : loyauté, protection, service. Les autres systèmes politiques se fondent sur des sentiments méprisables : égoïsme, convoitise, jalousie, lâcheté. » Son amour pour les libertés concrètes le conduit à rejeter radicalement l’État s’amorçant avec Philippe Le Bel et ses légistes, et devenu un appareil despotique autonome. « La sagesse politique, c’est l’art de fortifier la société et d’affaiblir l’État. » Préférant l’idéal du Saint-Empire romain germanique comme confédération de peuples libres, il rejette le nationalisme né de la Révolution et limite son patriotisme à « l’adhésion charnelle à des paysages concrets ».

Modernité et religion

En amont de ces affirmations, on trouve une critique du monde moderne abîmé par l’effacement de toute vision religieuse (le paganisme étant pour lui préférable au nihilisme), l’invasion de la technique, le capitalisme, l’autodivinisation de l’homme et des idéologies létales produites par un nouveau gnosticisme. « La démocratie est une religion anthropothéiste », elle assimile l’homme à Dieu, et repose donc sur l’athéisme. Son origine peut être repérée dans les dualismes gnostiques des Bogomiles et des Cathares, fusionnés avec le messianisme judéo-chrétien – le Messie attendu étant l’homme. Son évolution s’articule en trois temps : l’invention de la souveraineté étatique (Bodin, la monarchie « absolue »), la proclamation de la souveraineté populaire (Rousseau, la démocratie libérale « bourgeoise »), la tentation de la souveraineté universelle (Marx, la démocratie collectiviste « populaire »). Trois entités : le roi, le peuple, l’humanité. Comme pour d’autres penseurs antilibéraux, pour lui l’État totalitaire moderne est le fruit du libéralisme qui détruit la société en l’atomisant : « l’individualisme n’est pas l’antithèse du totalitarisme, mais sa condition. » Il oppose une société hiérarchique avec sa pyramide d’« inégalités protectrices » et une vision aristocratique de l’homme aux démocraties avec leurs masses grégaires.

Un réactionnaire assumé

On comprendra que l’humaniste colombien ait peu apprécié l’évolution de l’Église autour de Vatican II. « Définitivement, la liturgie ne peut parler qu’en latin. En langue vulgaire, elle est vulgaire. » Et encore : « L’Église a trop de curés et pas assez de croisés. » Il dénonce fortement les catholiques progressistes qui sont « en train de convertir le christianisme en un agnosticisme pourvu d’un vocabulaire chrétien », qui oublient « que nous ne mettons pas notre foi dans le Christ parce qu’il est un homme, mais parce qu’il est Dieu ». Pourtant, sa posture n’est pas simplement celle de l’intégrisme. Il écrit joliment : « Dans le sein de l’Église actuelle, sont “intégristes” ceux qui n’ont pas compris que le christianisme a besoin d’une nouvelle théologie, et “progressistes” ceux qui n’ont pas compris que la nouvelle théologie doit être chrétienne. »

Le réactionnaire gomezdavilien ne met son espoir ni dans les élections ni dans les révolutions (sauf intérieures) : « Le réactionnaire qui tente de gouverner dans les temps démocratiques avilit ses principes en les imposant avec des procédés jacobins. Le réactionnaire ne doit pas se fier aux aventures, mais attendre une mutation de l’esprit. » Ultime espérance : « Le monde moderne n’est pas une calamité définitive. Il y a des dépôts d’armes clandestins. » Il reste à souhaiter qu’un éditeur français publie la totalité des œuvres de don Nicolás.

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(1) Les horreurs de la démocratie, Éditions du Rocher, 2003 ; Le Réactionnaire authentique, Éditions du Rocher, 2005 ; Carnets d’un vaincu, L’Arche, 2009.
(2) Herodios, 2021, 80 pages, 12 €.
(3) L’Harmattan, 2020, 380 pages, 38 €.

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