Pourquoi il faut prendre le projet antispéciste au sérieux (30/07/2021)

De  sur le site de la Revue des Deux Mondes :

Paul Sugy : « Il faut prendre le projet antispéciste au sérieux »

Dans « L'Extinction de l'Homme : Le projet fou des antispécistes » (Tallandier, 2021), Paul Sugy fait un tour d'horizon de la pensée antispéciste et alerte sur le péril anthropologique qu'elle constitue.

Paul Sugy : C’est une idéologie qui a été forgée par des militants afin de servir la cause de la libération animale. Cette idéologie s’oppose à ce qu’elle appelle le « spécisme », autre néologisme qui désigne la discrimination des espèces et la préférence accordée aux humains par rapport aux autres formes de vie. L’antispécisme s’oppose à cette discrimination, en se calquant sur le modèle de la lutte contre le racisme ou le sexisme, et considère que tous les animaux sensibles ont un intérêt vital à ne pas souffrir. Par conséquent, pour eux, faire souffrir des animaux pour notre bien-être, pour notre consommation personnelle, correspond à une forme d’injustice et à une discrimination. Pour eux, c’est parce que les cochons ne sont pas des humains que nous nous permettons de les tuer.

L’antispécisme prône une plus large inclusion des animaux sensibles dans notre société, pour mettre fin à ce qu’ils appellent « l’oppression spéciste ». On peine évidemment à mesurer les conséquences politiques et juridiques que cela pourrait avoir, puisque cela supposerait de changer du tout au tout notre rapport aux animaux.

Revue des Deux Mondes : Quelles sont les racines intellectuelles de ce mouvement ?

Paul Sugy : L’antispécisme prolonge la très longue histoire du végétarisme, qui a au fond toujours existé. Depuis que les civilisations humaines ont fait de la viande non seulement un objet de consommation mais aussi un objet culturel et parfois, à l’époque, un objet religieux, il y a eu des contestations de ces traditions. Par exemple, le végétarisme antique a poussé Pythagore à s’en prendre très violemment à la consommation de viande, quasiment de manière blasphématoire puisqu’il remettait en cause les sacrifices d’animaux. Plus récemment, on a retrouvé cette critique chez les Lumières, précisément chez Voltaire qui prônait la fin de l’anthropocentrisme. Ce décentrement prépare l’arrivée au XIXe siècle de penseurs moralistes qui vont opérer un tournant radical dans la morale en décrétant que le bien correspond au plaisir et au bien-être, tandis que le mal correspond à la souffrance : c’est l’utilitarisme de Jeremy Bentham.

Peter Singer, l’un des initiateurs de la cause antispéciste, reprend à son compte cette philosophie en 1975 dans son livre La Libération animale. Il en fait le fondement de ce qui deviendra le mouvement antispéciste. Et aujourd’hui, l’antispécisme, après le stade moral et philosophique qu’il a passé ces dernières décennies, est rentré dans un stade politique, c’est-à-dire qu’il veut faire aboutir sa réflexion dans un projet de société révolutionnaire qui mènerait à la libération animale et à un nouveau système qui serait « zoopolitique », dans lequel les droits et les devoirs des animaux seraient garantis par la loi.

Revue des Deux Mondes : Que répondre aux antispécistes qui croient que l’homme n’est qu’un animal parmi les autres ?

Paul Sugy : Cette question est très difficile. Là où l’antispécisme met le doigt sur quelque chose de très juste, c’est que l’avancée des découvertes scientifiques sur les animaux a plutôt tendance à remettre en cause l’idée qu’on se faisait d’une nature humaine très distincte de celle des animaux. On a sous-estimé l’intelligence sociale et même politique de certains animaux, et aujourd’hui on voit que beaucoup de comportements dont on se pensait les seuls détenteurs sont en fait visibles, d’une manière bien moins évoluée, chez un certain nombre d’espèces animales. Par conséquent, le propre de l’homme – au plan strictement biologique – n’est probablement plus de manier des outils, ni même d’avoir un langage articulé (ce qui est le cas de certains oiseaux). Plus on fait de découvertes sur les animaux, plus les frontières de l’humanité s’estompent.

« L’antispécisme propose une vision du monde qui n’a rien d’écologique. »

Mais la question fondamentale est : la biologie est-elle le seul discours capable de définir l’homme ? La réponse est non, et elle ne l’a jamais été. Nous ne nous sommes jamais définis comme un animal tellement supérieur qu’il ne pourrait avoir une différence de nature et non seulement de degré avec les animaux, en tout cas au niveau purement biologique. Nous avons toujours cherché en-dehors de notre animalité des raisons de penser que l’humanité était empreinte d’une forme de sacralité qui n’existe pas chez l’animal. Par conséquent, la biologie n’étant que l’étude du vivant et de l’animalité de l’homme, elle offre sur celui-ci un discours nécessaire, mais incomplet. C’est probablement la place trop grande qu’on accorde aujourd’hui aux points de vue scientifiques, au détriment d’autres formes de discours, qui nous fait avoir une vision de l’homme tronquée ou caricaturale. Il faut accepter qu’aucune équation mathématique ne viendra à bout du mystère de la nature humaine – même si c’est très décevant pour les esprits cartésiens que nous sommes. Mais le fait même d’avoir une histoire, de se transmettre un récit de vie collectif, et de chercher à faire survivre aux hommes le récit de leurs hauts faits et de leurs exploits, c’est une spécificité qu’aucun animal au monde ne peut nous disputer. On peut aussi aller chercher du côté de la psychologie, des sciences sociales, pour trouver les différentes pièces de ce puzzle qui est celui de la nature humaine.

Revue des Deux Mondes : L’antispécisme est-il écologique ?

Paul Sugy : Il y a de grandes différences entre la pensée antispéciste et l’écologie, et ça n’est pas évident à comprendre puisqu’on les voit souvent avancer ensemble, en menant main dans la main de nombreux combats communs. L’antispécisme propose pourtant une vision du monde qui n’a rien d’écologique. D’abord, l’écologie se réfère encore de manière plus ou moins confuse, à l’idée de nature, à l’idée qu’il y aurait de grands équilibres qui nous préexistent et que nous avons la responsabilité de préserver pour les transmettre aux générations futures. S’il s’agit bien d’une forme de décentrement des humains, mais non pas au nom des animaux, mais au nom d’autres humains, qui nous succèderont.

L’antispéciste ne raisonne pas du tout ainsi : il opère un décentrement radical par rapport à l’humain et il considère les intérêts de chaque individu vivant pris isolément les uns des autres, à plus forte raison pris isolément de leur espèce : ce qui veut dire que l’antispécisme est aveugle à la préservation des espèces et de leur biodiversité. Pour lui, peu importe que les espèces soient nombreuses ou peu nombreuses tant que les individus qui les composent mènent une vie agréable. La préservation de la diversité des espèces comme une fin en soi est parfaitement étrangère aux oreilles de l’antispéciste, qui ne va pas se battre pour qu’il y ait plusieurs espèces de papillons dans son jardin, mais pour que chacun de ces papillons soit heureux. Par ailleurs, l’antispécisme récuse l’idée de nature, et ne comprend pas le monde en-dehors des projections de notre intelligence : il considère que l’ensemble du vivant est au fond très malléable.

Revue des Deux Mondes : Les militants antispécistes mettent parfois le doigt sur des enjeux sérieux et réels comme la maltraitance animale. Comment y répondre sans adhérer à ce mouvement de pensée ?

Paul Sugy : Depuis une cinquantaine d’années, la production de viande s’est très hautement industrialisée. Dans beaucoup d’exploitations, c’est la machine qui a remplacé l’homme, réalisant les pires cauchemars de Bernanos puisque nous avons robotisé l’une des fonctions vitales et premières de notre économie : nourrir les hommes. Par conséquent, le lien intime et profond qui unissait jadis l’homme et la bête s’est parfois estompé au profit d’une gestion mécanique d’un certain nombre d’élevages dans lequel le lien entre l’éleveur et les bêtes est rendu secondaire par les machines. Cette industrialisation est plutôt bonne dans son principe, puisqu’elle a permis de nourrir davantage d’humains, et en cela elle est une bonne chose, mais elle a aussi déshumanisé notre rapport avec l’animal dans beaucoup d’exploitations. Elle a également conduit à mener à des conditions d’élevage qui sont profondément dégradantes, d’une part pour l’animal qui est souvent soumis à des souffrances qui pourraient lui être épargnées, et d’autres part pour l’homme qui blesse au fond sa propre vocation de gardien respectueux du vivant. En cela, il y a un scandale pour le cœur humain, et cette émotion collective qui nous saisit à la vue de certaines images diffusées par les antispécistes de L214 est, au fond, assez naturelle et juste.

« Il faut prendre leur projet au sérieux parce que c’est un courant qui prospère par les élites et qui est aujourd’hui en train de devenir hégémonique dans certains milieux. »

Cela dit, l’émotion ne doit pas servir à tout justifier. Bien sûr, il est nécessaire de mettre fin à ces conditions d’élevage, il y a énormément d’efforts qui doivent être faits. Il faut aussi saluer les initiatives prises par le législateur, notamment à Bruxelles, qui a beaucoup lutté contre l’élevage de poulets en batterie cette dernière décennie. Mais je crois que l’antispécisme ralentit ce mouvement, puisqu’il ne montre qu’une opposition très radicale alors qu’il faut justement des solutions intermédiaires et ajustées, qui ne remettraient pas en cause notre légitimité dans le fait d’élever et d’abattre des animaux. Ce n’est pas en remettant en cause notre propre place (c’est-à-dire aussi notre responsabilité à l’égard des animaux) qu’on va se donner les moyens de les protéger davantage.

Revue des Deux Mondes : Faut-il prendre le projet antispéciste au sérieux ?

Paul Sugy : Il faut prendre leur projet au sérieux parce que c’est un courant qui prospère par les élites et qui est aujourd’hui en train de devenir hégémonique dans certains milieux. Même si on n’en a pas encore conscience, chaque avancée de la cause animale fait bouger les lignes et porte des coups de bélier à notre souci de sauvegarder les frontières de l’humanité. Nous qui avons une sensibilité conservatrice, nous avons toujours eu à cœur de préserver notre édifice civilisationnel, mais nous avons toujours eu vingt ans de retard pour identifier les principaux dangers qui nous font évoluer d’une civilisation vers une autre, et qui nous font renoncer à la civilisation européenne. Au moment où nous avons laissé la French Theory ouvrir le débat de la déconstruction des genres, on s’est contenté de ricaner en disant qu’au fond, cela ne concernait que les discours de quelques sociologues, et que ça n’aurait sans doute pas de conséquence sur notre société. Aujourd’hui on ne peut que regretter amèrement de ne pas les avoir pris au sérieux plus tôt, et j’ai peur qu’on fasse la même erreur devant les défenseurs de la cause animale. Pourtant, tous les signes sont là : matraquage culturel, obsession médiatique, succès à grande échelle de campagnes sur les réseaux sociaux, entrisme politique, militantisme débridé, et complicité des milieux économiques qui flairent la piste du marché vegan. Nous avons donc toutes les raisons de nous en inquiéter et de lutter contre cela.

Pour lutter, on peut soulever les quelques apories parmi les arguments antispécistes : il y a d’abord une forme de mensonge éhonté de leur part lorsqu’ils prophétisent un monde qui serait plus juste pour les animaux sans qu’il y ait de conséquences négatives pour l’homme. Tout cela est rigoureusement impossible, puisque sans régulation des populations d’animaux sauvages ou nuisibles, on s’expose à ce que, par définition, ils nous nuisent davantage. Cela veut dire aussi qu’il faudrait un système égalitaire entre les hommes et les bêtes, avec une forme de protection sociale pour les animaux, qu’il ne faudrait pas, pour autant, faire travailler. On profiterait donc des efforts des humains pour servir les animaux. Pour des raisons évidentes et pratiques, le monde zoopolitique serait un monde où l’homme devra renoncer à beaucoup de privilèges et de confort. Les idées gouvernent le monde, alors gardons en tête que lorsque nous renoncerons à l’anthropologie classique, nous irons vers de graves crises qui ébranleront notre humanité et seront lourdes en conséquence. Parmi ces conséquences probables, l’euthanasie des personnes malades, ou l’avortement post-natal, c’est-à-dire l’infanticide, que défendait Peter Singer, père de l’antispécisme.

Propos recueillis par Robin Nitot


Paul Sugy est journaliste au Figaro. Ancien élève de l’École Normale Supérieure, il est l’auteur de L’Extinction de l’Homme : Le projet fou des antispécistes (Taillandier, 2021).

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