Ne dites plus : "Journées du Patrimoine"; c'est trop "genré"! (26/08/2021)
De Thierry Boutte et Bosco d'Otreppe sur le site de la Libre :
Pascal Smet a-t-il eu raison de rebaptiser les Journées du patrimoine en Heritage Days ?
Considéré trop genré, le label "les Journées du patrimoine" a été changé en “Heritage Days”. De plus, l’utilisation de l’anglais veut placer la région de Bruxelles sur la scène internationale. Une bonne idée ?
25-08-2021
Contexte
Les 18 et 19 septembre 2021 se dérouleront les Heritage Days, nouvelle appellation pour les journées du Patrimoine en Région de Bruxelles-Capitale.Pourquoi Pascal Smet, le secrétaire d'État chargé de l'Urbanisme et du Patrimoine, a-t-il changé pour un nouveau vocable anglais ? L'anglais pour offrir une vitrine internationale au patrimoine bruxellois, glisse Marc Debont, son porte-parole. Après Washington, Bruxelles est la 2e ville la plus cosmopolite au monde. Aussi parce que le terme Heritage dépasse ce qui est communément inclus - des visites de bâtiment - dans le mot patrimoine ou openmonumentdag. Enfin, pour sortir de la dichotomie patrimoine-matrimoine avec un terme inclusif et neutre. Trop genré le mot patrimoine. Matrimoine l'est autant et devrait disparaître pour être englobé bientôt dans le Heritage Days.
L'avis d'Apolline Vranken Initiatrice des Journées du matrimoine: "C'est un signe positif"
Les Journées du patrimoine sont rebaptisées "Heritage Days". Qu’en pensez-vous ?
C’est une belle nouvelle. Le choix des mots est important. Notre langue est chargée de concepts et véhicule des idées, notamment et malheureusement inhérentes au patriarcat. Ainsi, quand on utilise le terme de patrimoine, qui signifie "héritage du père", on tend à considérer que le masculin est universel. L’inverse n’est pas toujours vrai. Voir que la Région bruxelloise opte pour un mot plus inclusif, plus englobant, est un signe positif.
Exit les Journées du patrimoine, trop genrées, mais vous organisez depuis les 24, 25 et 26 septembre 2021, les Journées du matrimoine, pourquoi ?
Le terme matrimoine existe depuis le Moyen Âge ! L’une des missions de l’événement est de remettre en lumière tous les héritages laissés par les femmes à travers l’Histoire ayant contribué à façonner une ville et une société plus égalitaires. Les Journées du matrimoine s’inscrivent en réponse à une thématique complexe qui est l’invisibilisation des femmes à travers l’Histoire et l’espace public urbain. Elles célèbrent l’héritage historique dans différents domaines - architectural, sculptural, urbanistique, social - en repartant sur les traces des femmes et personnes minorisées de notre passé. C’est aussi l’occasion de découvrir le matrimoine contemporain - artistique, politique et féministe, des femmes et personnes minorisées qui œuvrent à construire une ville juste.
Les Journées du matrimoine n’ont-elles paradoxalement pas aussi une vision idéologique, genrée, voire sexiste ?
Idéologique, pas dans un sens péjoratif, mais idéologique dans le sens de défendre un idéal et de tendre vers plus d’égalité, oui. J’ai le sentiment que, en tant que société, on y travaille toutes et tous. Et sexiste, sûrement pas. Féministe n’est pas un mot sexiste. Avec les Journées du matrimoine, nous cherchons simplement à identifier de qui et de quoi on parle, à savoir de l’héritage de femmes.
L'avis de Guillaume Dos Santos, coordinateur du Forum Logia: "Un changement linguistique vain et illusoire"
Rien n’est plus étranger à la notion de patrimoine que cette obsession lexicale contemporaine visant à redéfinir le passé à l’aune des prismes de pensée actuels.
Le langage dit certes quelque chose de nous, de qui nous sommes, et du monde dans lequel on le parle. En extirper les éléments dont l’étymologie nous incommode - tel que le mot patrimoine - ne change pourtant rien au passé lui-même : tout au plus ce révisionnisme linguistique nous rend-il sourd à ce que celui-ci a à nous dire.
Qu’est-ce que le "patrimoine" ? Aux yeux de l’Unesco, rien de moins que "l’héritage du passé dont nous profitons aujourd’hui et que nous transmettons aux générations à venir. Nos patrimoines culturel et naturel sont deux sources irremplaçables de vie et d’inspiration." À l’instar de ce que Hannah Arendt nomme les "œuvres culturelles", le patrimoine traverse les siècles pour nous interroger, ébranler nos certitudes : il possède ce pouvoir spécifique "d’arrêter notre attention et de nous émouvoir".
Proposer ce patrimoine dans un nouvel emballage plus "inclusif" et plus smart - l'anglais étant de mise - est certes plus commode pour notre sensibilité postmoderne, mais cela n'a pas grand-chose à voir avec cette cultura animi qu'évoque Arendt dans ses écrits : "une attitude qui sait prendre soin, préserver, et admirer les choses du monde", qui nécessite de savoir "prendre distance", de s'effacer soi-même face à la beauté.
Tout autre est en effet l’attitude du politique qui ne voit le monde qu’à travers le prisme biaisé de son idéologie et qui importe ses combats jusque dans la langue qu’il parle. Continuer à traquer inlassablement et à bannir du langage la trace sémantique du père et du masculin, sous le prétexte de la lutte - légitime - contre le sexisme est une quête à laisser à ceux qui ont du temps à y consacrer en cette période mouvementée. Mais c’est une quête illusoire et vaine, qui révèle davantage sur ceux qui la mènent et leur aspiration radicale à une hypothétique pureté idéologique, qu’elle ne produira d’effets réels pour les victimes de sexisme.
L'avis de Philippe Van Parijs, Président du Conseil bruxellois pour le multilinguisme: "Dans notre ville multilingue, l’anglais est la deuxième langue"
Renommer les Journées du patrimoine en "Heritage Days", passer du français et du néerlandais pour nommer en anglais un événement bruxellois, est-ce une bonne idée ?
Faire systématiquement place à l’anglais est certainement une bonne idée. Grâce au travail exemplaire - par sa rigueur et son intégrité - de Rudi Janssens (VUB), prématurément décédé samedi dernier, nous savons que l’anglais est désormais de loin la deuxième langue à Bruxelles, comme il l’est dans les deux autres régions. De plus, dans une ville dont les habitants sont à trois quarts étrangers ou d’origine étrangère récente, faire place à l’anglais, c’est une main tendue à tous les Bruxellois qui ne se sentent appartenir ni à la Communauté flamande ni à la Communauté française.
Certains (à la N-VA et chez Defi) s’y opposent, dénonçant une "absurde anglomanie". Que leur répondez-vous ?
Qu’ils ont bien raison de continuer à chérir nos deux langues et à revendiquer pour elles la place qui leur revient. Dans notre ville irréversiblement multilingue, plus personne ne rêve aujourd’hui d’une "épuration linguistique" au profit du français ni d’une "reconquête" par le néerlandais. Mais il est hors de question de remplacer nos deux langues officielles par l’anglais. La connaissance du français et du néerlandais est en forte diminution depuis 2000 au sein de la population bruxelloise. L’effort pour rendre celle-ci multilingue doit continuer à accorder la priorité à l’apprentissage de la première langue de la région et de celle du pays. Mais cela n’empêche pas, pour communiquer des messages simples sans devoir les répéter, d’utiliser parfois l’anglais, qui a l’avantage de la "neutralité". L’usage exclusif de l’anglais peut irriter certains, mais l’usage exclusif du français ou du néerlandais en scandaliserait beaucoup.
Et donc, dans ce cas, "Heritage Days" ?
Il me semble que dans ce cas, il ne doit pas être trop coûteux d’utiliser les trois versions linguistiques dans l’appellation, comme nous le faisons par exemple pour la Journée bruxelloise du multilinguisme du 25 septembre.
L'avis de Bernard Hennebert, Président de la Ligue des usagers culturels : "L’anglais n’est pas une langue de remplacement"
Une réflexion publique a abouti à la décision de changer l’appellation pour Bruxelles des "Journées du patrimoine". Par contre, je n’ai découvert aucun argument précis justifiant le fait de lui choisir en remplacement un nom uniquement en anglais :" Heritage Days".
Je pense qu’il faut le plus souvent possible encourager le multilinguisme. Ici, c’est l’inverse qui se pratique. C’est d’autant plus regrettable que cela se produit dans le domaine culturel, la maison des langues et des littératures.
Le français et le néerlandais sont pour Bruxelles les deux langues officielles. Bien entendu, on en utilise beaucoup d’autres, ici et là dans la capitale.
Pour mieux se faire comprendre, il suffit d’ajouter sur les sites internet ou dans la communication (affiches, visuels, etc.) l’une ou (et) l’autre parmi ces autres langues, selon le public ou le territoire visé plus précisément.
Vivre dans une ville où plusieurs langues coexistent peut devenir un atout. Un seul exemple culturel : le sous-titrage des films est ici plus fréquent et plus suivi qu’en France. Cette réalité favorise l’apprentissage des langues, si important dans une civilisation de plus en plus mondialisée.
Des dérives existent. Un titre uniquement en anglais d’une exposition peut tromper énormément. L’affiche à Bozar (tiens, tiens… Bozar) de "Beyond Klimt" comportant la reproduction d’une œuvre de Klimt a laissé imaginer à divers bonnets d’âne en anglais qu’il s’agissait d’une rétrospective de cet artiste. Il n’en était rien.
Et de telles dérives peuvent se lire un peu partout dans notre vie quotidienne. L’anglais peut même s’insinuer seul sur les tickets du Musée Magritte. Certes, un long texte de communication y remercie les visiteurs en français, néerlandais et anglais, mais l’avis concret qui détaille comment introduire une réclamation est, lui, imprimé tout en bas, en tout petit… et uniquement en anglais. Pourquoi ?
Les habitants qui ne maîtrisent pas l’anglais à Bruxelles doivent être respectés, et tout particulièrement par les services publics (la Stib diffuse dans ses véhicules des avis sonores en trois langues) ou pour les activités culturelles subsidiées.
L’usage de l’anglais est un complément particulièrement utile et non une langue de remplacement.
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