On tue lentement, par principe, en mettant aux fers, des semaines entières, des hommes épuisés qui ne résistent pas au traitement.
On tue lentement, par principe, en mettant aux fers, des semaines entières, des hommes épuisés qui ne résistent pas au traitement. Tout est punissable : s’être plaint d’avoir trouvé des vers dans la nourriture, avoir réclamé à boire alors que l’on claque de fièvre, n’avoir pas obéi assez vite à un ordre ou l’avoir mal accompli, quand même on ne tiendrait plus debout, avoir cité la parole divine, bannie de cet enfer carcéral, adressé une pétition au district de Rochefort réclamant une amélioration des conditions de détention… Avariée, la nourriture parcimonieuse, répugnante, et l’eau croupie, provoquent des dysenteries, qui tuent, elles aussi, tandis que les malades sont laissés à fond de cale dans leurs déjections qui achèvent de contaminer l’air, et leurs codétenus.
Le mouroir de l’île Madame
Les conditions climatiques aggravent encore les souffrances des prisonniers : l’automne et l’hiver 1793-1794 sont humides et froids, le printemps pourri, de sorte que ces hommes, entassés en guenilles sur les ponts balayés par la pluie, le vent, le gel, contractent des maladies pulmonaires. Le retour de l’été n’améliore rien, car, sous un soleil torride, ils se déshydratent, font des insolations. Un médecin militaire, inquiet des problèmes sanitaires à bord, susceptibles de se communiquer aux troupes de la garnison puis à la population locale, recommande des améliorations à l’hygiène, le transport des malades et des agonisants ailleurs. Une goélette leur est affectée, mais les conditions de vie à bord sont pis encore, si possible. En guise de médecins, la République a nommé des étudiants chirurgiens débutants, qui ne savent rien et dont les « traitements » achèvent leurs patients, ce dont, au demeurant, ils se vantent comme d’une œuvre patriotique.
À chaque décès d’un prêtre, ce sont les mêmes scènes de liesse sur les navires en rade, les mêmes cris de « à bas les calotins ! ».
Bientôt, cet abominable « navire hôpital » ne suffit pas à la tâche et il faut se décider à débarquer les malades sur l’île Madame, îlot désert à l’embouchure de la Charente où l’on dresse des tentes de quarante lits de camp chacune. Très vite, ils sont tous occupés. Le nombre de décès est effarant : en moyenne 112 morts par mois en mai, juin, juillet 1794, 243 en août alors que la chute de Robespierre laisse espérer la fin du cauchemar. À chaque décès d’un prêtre, ce sont les mêmes scènes de liesse sur les navires en rade, les mêmes cris de « à bas les calotins ! ».
Messe interdite
Les premiers cadavres ont été jetés à la mer, comme des charognes qu’ils sont aux yeux de l’athéisme militant révolutionnaire, mais les courants de marée les ramènent vers le port et la ville, au grand effroi des habitants. Il faut se décider à les enterrer. Les prisonniers les moins affaiblis sont astreints à creuser les tombes de leurs infortunés confrères. Faute d’outils, et de forces, ces fosses sont peu profondes et dégagent une puanteur atroce. Il y en a partout : autour des bastions de Fort Lupin, Fort Vaseux, Port des Barques. D’où de nouvelles plaintes. Les cadavres sont donc transportés sur l’île d’Aix pour y être inhumés, tandis que les morts de l’île Madame y restent. On parle de 253 morts enterrés à Aix, entre 209 et 275 sur l’île Madame, que les prêtres ont rebaptisée « île Notre-Dame », la consacrant à la Sainte Vierge qui, seule, console leur agonie car, évidemment, nul n’est admis au chevet des mourants, pas même leurs amis ou parents. Un ecclésiastique de l’Allier se souviendra de sa détresse insondable après qu’on l’ait empêché d’assister son frère prêtre, lui aussi, dans ses dernières heures.
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Toute vie spirituelle est interdite. Aucune possibilité de dire la messe, chanter les offices, réciter le bréviaire ou le rosaire. Tout cela est défendu et sévèrement puni. Le chanoine Dumonet se souvient : « Il est interdit de s’édifier mutuellement par des conférences salutaires et relatives au salut. Si nous parlons en langue vernaculaire, nous exposons les choses saintes à une dérision révoltante, aux pires profanations des impies ; si nous parlons latin, nous sommes accusés de comploter, chercher des moyens de nous révolter et mis aux fers. »
Une résistance spirituelle héroïque
Néanmoins, les détenus parviennent à tourner au moins en partie ces interdictions. Privés de leurs bréviaires, ils s’en composent un de mémoire, qu’ils s’ingénient à réciter scrupuleusement. L’abbé Rousseau, un prêtre amiénois, en témoignera, tout comme de l’existence de petites conférences spirituelles improvisées par un ancien directeur de séminaire. Sur Les deux Associés, les captifs ont fondé une pieuse confrérie dont le but est de sanctifier leur emprisonnement et offrir leurs souffrances pour le salut des âmes et de la France. Les statuts demandent de n’exprimer aucun regret de la vie d’autrefois et son confort, ne garder aucune rancune contre ceux qui les ont dépouillés, spoliés, emprisonnés, n’émettre aucune plainte sur leurs conditions d’existence, ce serait se révolter contre la volonté divine, de ne pas chercher à s’informer des événements car ce serait fonder son espoir sur les hommes et non sur Dieu. Certains, qui estiment ne pas souffrir encore assez, s’imposent divers instruments de pénitence que l’on retrouvera sur leurs cadavres. Tout cela porte des fruits puisque quelques prêtres qui avaient prêté le serment constitutionnel, arrêtés lors de l’interdiction de tout culte fin 1793, au contact de leurs confrères fidèles, rétractent leurs erreurs et reviennent à la foi de Rome. Les survivants de ces bagnes choisiront de se souvenir des plus beaux exemples de ferveur, de dévouement, de générosité et de charité fraternelle, occultant les égoïsmes, les réactions viscérales qui poussent à écraser l’autre pour se donner une chance de survie ; il y en eut, évidemment, mais elles restèrent minoritaires.
Fin du cauchemar
La chute de Robespierre, le 9 thermidor, 27 juillet 1794, ne met pas un terme immédiat au calvaire des prêtres, même si elle améliore un tout petit peu leurs conditions d’existence, transférés sur un nouveau navire, l’Indien. On essaie, en décembre 1794, de faire partir des convois vers Cayenne mais le blocus anglais l’interdit encore. En janvier 1795, Laly, le terrible commandant des Deux Associés, se voit demander des comptes et s’enfuit aux cris de « À mort le tueur de prêtres ! » Il mourra, repentant et converti, en 1838. Le règlement qu’il avait imposé à bord est supprimé, les affaires personnelles des prêtres, quand elles n’ont pas été détruites, restituées à leurs propriétaires survivants, qui obtiennent le droit d’écrire à leurs familles. Les offices sont autorisés.
Sur les 829 malheureux qui ont transité par les pontons de Rochefort, 547 ont péri.
Enfin, le 6 février, ordre arrive de les transporter tous à terre. Débarqués à Tonnay, les captifs sont conduits soit à Saint-Porchaire, où on les enferme derechef dans l’église, soit à Saintes où la population s’ingénie à leur rendre la vie la plus douce possible et leur procure les moyens de dire la messe. Ce n’est cependant que le 16 avril qu’ils retrouveront légalement la liberté. Sur les 829 malheureux qui ont transité par les pontons de Rochefort, 547 ont péri.
En mémoire des bienheureux
En 1995, Rome béatifiera 64 des prêtres déportés, dont les dossiers étaient historiquement bien fondés. Parmi eux figurent le vicaire général clandestin du diocèse de La Rochelle, l’abbé Jean-Baptiste Souzy, un des aumôniers de la comtesse de Provence, l’abbé de Cardaillac, et deux moines de la trappe de Sept-Fons dans l’Allier, les frères Paul et Élie, coupables d’avoir voulu maintenir un semblant de vie religieuse et donné les sacrements. Il reviendra à Mgr Aupetit, archevêque de Paris et invité d’honneur, de présider les célébrations à la Croix des galets, emplacement de la sépulture de quatre prêtres martyrs retrouvée en 1913 et de célébrer la messe.