Inde : persécution des chrétiens (15/02/2022)

Varanasi-1-758x423.jpgLe nationalisme religieux de l’Inde s’est toujours méfié du Christianisme et, au lendemain même de l’indépendance (1947), les tracasseries administratives, - telles que l’organisation de quotas d’accès des Jésuites (florissants à l'époque) au sous-continent indien- n’ont pas manqué. Quoi d’étonnant à ce que, des années plus tard encore dans ce monde très identitaire, « depuis l’élection de Narendra Modi en 2014, les chrétiens subissent des pressions croissantes de la part de l’administration hindoue. Début 2022, les Missionnaires de la Charité, la Congrégation de Mère Teresa, en a fait les frais ». Point de la situation par Syvain Dorient dans le mensuel La Nef (février 2022) :

« Les Missionnaires de la Charité ont passé un triste Noël. Le gouvernement indien leur refusait le renouvellement de la licence qui leur permettait de recevoir des dons de l’étranger. Un coup dur pour cette Congrégation vieille de plus de 70 ans, comptant 5000 Sœurs, qui peut se mettre au service des plus pauvres grâce aux ressources financières apportées par les donateurs occidentaux. Le 24 décembre 2021, le ministre de l’Intérieur, Shri Amit Shah, affirma que la Congrégation ne remplissait plus les conditions pour que lui soit accordée la licence lui permettant de recevoir ces dons, la FCRA (Foreign Contributions Regulation Act).

La décision fut vivement critiquée internationalement en raison de la stature de sainte Teresa de Calcutta. Le gouvernement britannique s’est fendu d’une lettre demandant très diplomatiquement « de plus amples informations sur cette décision étonnante ». Lors d’un débat à la Chambre des Lords, Harries de Pentregarth s’étonnait : « Quelle raison pourrait invoquer le gouvernement pour entraver le travail des Missionnaires de la Charité, reconnu dans le monde entier ? […] Je crains qu’il ne répercute les pressions du nationalisme hindou, de peur que des gens n’entrent en contact avec des chrétiens et finissent par se convertir. »

Le 10 janvier 2022, les Missionnaires de la Charité retrouvaient leur licence, peut-être grâce aux pressions internationales. Mais près de 6000 autres Organisations non-gouvernementales (ONG) connaissent des difficultés comparables. L’administration indienne, puissante et tatillonne, exige que les ONG désirant recevoir des fonds de l’étranger renouvellent chaque année une demande de FCRA. Cette pratique, antérieure à l’élection de Narendra Modi, puisqu’elle a été instituée en 2010, s’est considérablement durcie en 2020. Le ministre de l’Intérieur, Shri Amit Shah, imposa un amendement qui permettait de surveiller les membres des ONG, en prenant leurs empreintes digitales, et en autorisant des enquêtes à leur sujet.

Les organisations humanitaires sous surveillance

En apparence, des œuvres comme les Missionnaires de la Charité n’avaient rien à craindre de ces mesures. Elles visaient des organisations qui cachaient un agenda politique derrière de « bonnes œuvres ». Au premier rang desquelles figuraient les organisations d’inspiration islamiques. Les 172 millions de musulmans indiens demeurent sous la surveillance attentive de l’administration hindoue. Le poids du passé et la présence de l’ennemi pakistanais aux frontières contribuent à rendre cette minorité suspecte.

D’autres organisations, comme Amnesty international, sont dans le collimateur. Elles sont soupçonnées – et l’accusation peut se soutenir – de constituer des relais d’opinion pour de riches donateurs. Ainsi, les ONG qui ont bénéficié des fonds de la très influente Fondation Open Society sont-elles scrutées avec la plus grande attention. Le créateur de cette fondation, George Soros, ne fait pas mystère de ses convictions mondialistes. Il avait par ailleurs publiquement déclaré en 2020 : « Le pire retour en arrière fut quand l’Inde a élu Narendra Modi, créant un État nationaliste indien. » Cette déclaration confortait les inquiétudes du gouvernement indien, qui, cohérent avec sa volonté de créer un État fort, construit autour du nationalisme hindou, entrave les entrées d’argent du milliardaire sur son territoire.

Face aux milliards d’un Soros ou à la menace islamique, incarnée par un Pakistan belliqueux et doté de la bombe atomique, les chrétiens indiens pourraient être considérés comme des alliés objectifs. Ils sont opposés à l’un et à l’autre. Dans la mesure où ils représentent à peine 2 % de la population, ils ne constituent pas une force politique bien dangereuse. Mais pour les extrémistes hindous du BJP, parti du Premier ministre Narendra Modi, les chrétiens représentent une menace existentielle sur le long terme. Le christianisme remet en cause l’un des fondements de la société indienne, à savoir le système des castes. Même si celui-ci n’est plus officiellement en vigueur, il imprègne profondément les mentalités. En proposant le même baptême à l’intouchable et au brahmane, qui trône en haut de la pyramide, le christianisme change la donne. Au moins théoriquement, il faut le préciser, car les castes sont si profondément entrées dans les consciences qu’elles ont des répercussions même dans l’Église catholique. À titre d’exemple, les anciens intouchables sont sous-représentés dans le haut clergé. Dans l’État de Tamil Nadu, au sud, la situation est caricaturale. Il n’y a qu’un évêque ex-intouchable sur 18 alors que les intouchables représentent 70 % de la population catholique de l’État !

Une vision à très long terme

Quelle que soit la prégnance de la culture indienne sur les chrétiens, les nationalistes hindous raisonnent à long terme. Ils ne peuvent pas supporter que des conversions, même en petit nombre à l’échelle du pays, remettent en cause leur vision dans le proche ou le lointain avenir. Les chrétiens sont dangereux, car ils sont attirants pour les castes inférieures, et encore plus pour les intouchables, en raison de l’amélioration de statut qu’entraîne pour eux l’accession au baptême. Plus profondément, le christianisme est dangereux car il offre une cosmologie radicalement différente de la leur, qui, historiquement, a prévalu sur beaucoup d’autres religions.

Les aspects exotiques, étranges – parfois même comiques – des manifestations de l’hindouisme masquent aux yeux des Occidentaux la prégnance de cette cosmologie sur les Indiens. On se souvient des commentaires amusés de la presse internationale lorsque Narendra Modi, peu après son élection en 2014, nomma un ministre du Yoga, Shripad Yesso Naik. Un peu comme si Xi-Jinping nommait un ministre de l’Acupuncture ! C’était oublier que le Yoga est à l’origine une pratique religieuse revendiquée par les hindous, et que cette nomination représentait un marqueur du cap pris par le Premier ministre : l’Inde aux hindous !

Comme lui, des hindous sont convaincus du bien-fondé de leur religion. Ils entendent modeler leur société sur les principes de leur religion. Sans faire de psychanalyse, il est tout de même possible d’avancer que ce désir correspond à une volonté de revanche sur l’histoire mouvementée du pays. Dès le VIIIe siècle, le pays fut soumis aux invasions musulmanes. L’esclavage, les massacres de masse qui ravagèrent le sous-continent se soldèrent par une animosité prononcée entre hindous et musulmans. La période de colonisation occidentale qui suivit constitue une humiliation pour cette civilisation millénaire.

Et la cosmologie hindoue colle à cette histoire tourmentée. Elle fixe comme idéal le Ramraj, venant après la fin du Kaliyuga, l’âge de décadence dans lequel l’humanité vit depuis des milliers d’années. Aux yeux des hindous, les dominations des religions étrangères, musulmane et chrétienne, constituent le fond de « l’âge de la décadence », dont ils sont appelés à sortir. Et sortir très concrètement, il ne s’agit pas d’un éveil spirituel éthéré : le Royaume des hindous est bien de ce monde. Les cadres du BJP se réjouissent de diriger un pays qui est une puissance nucléaire officielle, se montrent favorables à l’industrialisation et à la modernisation de leur pays. Dans ces conditions, armés de cette vision eschatologique, ils voient les minorités chrétiennes au mieux comme des reliquats d’un passé honni, au pire comme une menace.

Les musulmans comme les chrétiens ne seraient pas issus du socle commun de la majorité, celle dont ils s’estiment les porte-parole. Que leur vision soit largement construite sur un passé fantasmé, c’est évident pour des spécialistes de l’histoire de l’Inde comme Claude Markovits (CNRS). Dans son ouvrage Appropriation du passé et nationalisme hindou dans l’Inde contemporaine, il note avec un certain amusement : « Au cours des vingt dernières années, on a assisté à l’invention d’un nouvel artefact culturel, la civilisation de l’Indus-Sarasvati. » Du nom d’une rivière mythique mentionnée dans les textes sanscrits. Cet « artefact culturel » permet aux nationalistes de présenter leur religion comme strictement autochtone, au mépris des données archéologiques. « Cette version, bien qu’elle s’appuie sur des données manipulées, voire sur des falsifications ouvertes, commence à entrer dans les manuels scolaires et dans les présentations muséales en Inde », regrette le directeur de recherche du CNRS.

Et même au-delà, ce roman national indien exclusif déborde des pages des cahiers et des commentaires des musées pour se traduire, souvent de la pire façon, dans les rues indiennes. Ainsi, Dilip Kmekala, journaliste chrétien indien résidant à proximité de New Delhi, assure que : « Les rapports entre les communautés de différentes religions changent. » Il fit son apprentissage dans une école catholique durant les années 1990, et se souvient d’une ambiance inclusive, permettant à des élèves de différentes religions de partager les salles de classe. « Les catholiques étaient même légèrement minoritaires et le fait de côtoyer des hindous et des musulmans nous empêchait d’avoir des préjugés trop préconçus contre eux. Il en était de même dans l’autre sens, bien sûr. Je garde de cette scolarité de bons amis de toutes les religions, et c’est une chance que n’ont pas les élèves d’aujourd’hui. » Beaucoup d’écoles sont devenues moins inclusives, sous la pression d’une société dirigée de plus en plus ouvertement par des nationalistes qui souhaitent à toute force faire entrer leur pays dans les pages de leur roman.

Le malheur, c’est que ce roman fonctionne. Il parvient même à faire oublier les ratés du BJP. « Les gens ont la mémoire courte, dénonce le journaliste. Narendra Modi et son BJP ont fait des choses folles. La démonétisation, la carte d’identité biométrique et les problèmes de respect de la vie privée qu’elle pose… Mais le pire fut la libéralisation du secteur agricole, qui menace une large population. Il y a eu des manifestations gigantesques contre elles. » Le journaliste craint que ces mouvements de révolte soient oubliés lors des élections qui désigneront un nouveau Premier ministre, en 2024.

Une rumeur provoque la mise à sac d’une école

Un scénario catastrophe pour les chrétiens qui voient les extrémistes hindous plus virulents à chaque progrès réalisé par le BJP. Le Père Stevens, professeur à l’école Saint-Joseph de Ganj Basoda (Madhya Pradesh), précise : « Modi personnellement, n’aime pas que les gens s’attaquent aux minorités […] Mais le fait est que la violence est en hausse là où le BJP règne […] Chaque fois que nous rencontrons des dirigeants politiques, ils nous saluent cordialement mais parfois, ils ne sont pas en mesure de contrôler les foules et la violence. » Il a vu cette violence à l’œuvre le 6 décembre 2021 dans son école. À la suite d’une rumeur sur les réseaux sociaux, selon laquelle l’école aurait converti huit élèves hindous, une foule de 500 personnes en colère a ravagé les locaux et frappé un ecclésiastique. Il précise : « [Les chrétiens sont attaqués] parce que les hindous des castes supérieures veulent que les gens des castes inférieures les servent. Les missionnaires, quant à eux, enseignent aux gens que tout le monde est égal. Une partie des hindous veut que les pauvres deviennent encore plus pauvres et que les riches deviennent encore plus riches. […] Tant que le BJP [Bharatiya Janata Party] restera au gouvernement, les chrétiens subiront un haut degré d’injustice et de persécution. Ils ont peur des chrétiens en raison de leur engagement. »

« Les chrétiens ont subi 305 manifestations de violence au cours des neuf premiers mois de l’année [2021] », indique un rapport d’enquête publié le 21 octobre 2021 à New Delhi. Compilé par des groupes de défense des droits civils (United Against Hate, Association for Protection of Civil Rights et United Christian Forum), il indique que dans 21 des 28 États du pays, les chrétiens faisaient face à des persécutions. L’État relativement paisible du Karnataka, dans le sud, est devenu lui aussi hostile aux chrétiens, avec 32 incidents violents signalés à la suite de l’arrivée au pouvoir du BJP. Difficile de ne pas constater dans cet accroissement de violences une application par le peuple du « roman indien » porté par le parti au pouvoir.

Sylvain Dorient*

*Membre de l’Aide à l’Eglise en détresse (AED) et collaborateur de la revue de l’AED, L’Eglise dans le monde.

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