La foi de Dostoïevski, l'écrivain russe par excellence (19/02/2022)

D' sur le site du Figaro Vox :

«Dostoïevski était entré en guerre contre l'athéisme qui gagnait la jeunesse de son époque»

Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevski en 1863.
 
Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevski en 1863. Licence CC

FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN - Dans un essai sur le génial écrivain russe, Marguerite Souchon nous fait découvrir le rapport à Dieu du plus célèbre écrivain russe, essentiel à la compréhension de son œuvre.

Ancienne élève de l'École Normale Supérieure et agrégée de russe, Marguerite Souchon est enseignante en classes préparatoires. Elle publie Le Dieu de Dostoïevski aux éditions Première partie.


FIGAROVOX. - Vous avez publié Le Dieu de Dostoïevski aux éditions Première partie. Si Dostoïevski est l'écrivain russe le plus connu, est-il l'écrivain russe par excellence ?

Marguerite SOUCHON. - Absolument – ne serait-ce parce que tous les Européens qui referment un roman de Dostoïevski se disent que, décidément, il n'y a vraiment que les Russes pour écrire des choses pareilles ! Ce n'est pas pour rien que l'un de mes chapitres est intitulé : « Pourquoi les personnages sont-ils tous fous ? ».

Dostoïevski aurait sans doute été extrêmement marri d'apprendre que certains le considèrent comme un écrivain européen, alors que précisément il souhaitait éviter à la Russie le destin de l'Europe.

Marguerite Souchon

D'autre part, il était essentiellement préoccupé par l'avenir de la Russie et, du même coup, par les jeunes Russes – quasiment tous ses personnages principaux ont d'ailleurs entre dix-huit et vingt-huit ans – ce qui était typique de son époque : tout le milieu littéraire pétersbourgeois s'interrogeait sur la direction que devait prendre l'Empire russe, et voyait naître des courants de pensée nouveaux, importés d'Occident : le socialisme, le rationalisme, l'athéisme... Dostoïevski s'est justement battu contre ces courants, et aurait sans doute été extrêmement marri d'apprendre que certains le considèrent comme un écrivain européen, alors que précisément il souhaitait éviter à la Russie le destin de l'Europe. Pour ce qui est de son style, là aussi, je doute que l'on puisse faire plus russe : d'ailleurs, jusqu'à la fin du XXe siècle, nos traducteurs l'ont toujours « corrigé » et lissé, pour le rendre plus lisible aux Français.

Dostoïevski a connu la gloire assez tardivement, pourquoi ? Qui était-il avant d'être reconnu pour son art ?

Il a connu la gloire tôt… puis tard : il avait vingt-cinq ans lors de la publication de son premier roman, Les Pauvres gens, qui connut un succès immédiat. Un des plus grands critiques de l'époque a quand même débarqué chez lui en larmes à quatre heures du matin après l'avoir lu d'une traite ! Son séjour au bagne, puis son exil en Asie centrale l'éloignent dix ans durant de la vie littéraire de Saint-Pétersbourg. Il réussit quand même à se refaire un nom avec les Souvenirs de la maison morte, son récit de l'expérience pénitentiaire, mais il est vrai qu'à peine rentré à Saint-Pétersbourg, il se retrouve un peu sur le carreau : plus de quarante ans, ancien bagnard, militairement dégradé, veuf, orphelin, sans le sou, écrivain de l'ancienne génération en conflit avec les nouvelles idées. Les Souvenirs lui ont rouvert les premières portes : il a des colonnes dans les journaux, ouvre sa propre revue, donne des lectures publiques… Il publie dans des revues littéraires très lues, et ses œuvres sont accueillies tantôt avec enthousiasme (Crime et châtiment), tantôt de manière mitigée (L'Idiot). C'est ensuite le roman Les Démons qui vient pour de bon mettre le feu aux poudres dans la vie littéraire et intellectuelle de l'époque.

Obsédant, et paradoxal. J'ai récemment dédicacé un Dieu de Dostoïevski à quelqu'un qui m'a dit : « En tout cas, une chose est sûre, il croyait vraiment en Dieu ! » La personne suivante, pendant que j'écrivais sa dédicace, a quant à elle déclaré : « Très tourmenté, cet écrivain : il n'a jamais vraiment réussi à croire en Dieu. » L'anecdote dit tout : Dieu est la colonne vertébrale de ses romans, protéiforme certes, insaisissable, mais omniprésente. Depuis l'enfance, l'auteur ressent un appel à la transcendance, et a une intuition confuse des choses supérieures. En même temps, il est tourmenté par le problème du mal dans le monde, et avec lui par la question du libre arbitre, ce cadeau empoisonné que Dieu a fait à l'humanité. Ce n'est pas un hasard si le livre biblique qui le bouleverse le plus est celui de Job : Dieu et Satan pariant sur la foi du juste innocent, dont le cœur devient le terrain d'affrontement entre le Bien et le Mal.

La figure du Christ est au centre de sa foi. À sa sortie du bagne, Dostoïevski écrit une lettre qui se présente comme une sorte de testament spirituel : « Je suis (…) un enfant de l'incroyance ou du doute jusqu'à ce jour, et je le serai même jusqu'à la tombe. Que de souffrances... me coûte cette soif de croire. » Il ajoute plus loin : « Il n'est rien de plus beau, plus profond, plus sympathique, plus raisonnable, plus viril et plus parfait que le Christ. (…) Si on me prouvait que le Christ est hors de la vérité, et qu'il fût réel que la vérité soit hors du Christ, je voudrais plutôt rester avec le Christ qu'avec la vérité. » Il prend assez peu de risques avec cette dernière phrase, puisqu'il est convaincu que le Christ est la vérité, et que, s'il est effectivement « le chemin », il est celui que doit suivre l'homme : imparfait, frustré, privé de sa part de divin, celui-ci doit tendre vers le Dieu qui, en s'incarnant, est venu combler ce vide dont souffrent tous ses personnages. Ceux de ses héros qui persistent dans l'athéisme se suicident d'ailleurs presque tous.

Le peuple que Dostoïevski décrit dans ses romans est réel, et bien souvent il est rude, violent et vicié autant qu'il fait montre de compassion, de grandeur d'âme et de profondeur.

Marguerite Souchon

L'expérience du bagne l'a-t-elle transformé ?

Bien sûr ! Il a commencé par y perdre un certain rousseauisme de ses jeunes années, en découvrant que l'homme ne naît pas foncièrement bon. La lecture répétée des Évangiles, seul ouvrage autorisé, et le contact de bagnards sanguinaires lui ont donné matière à réflexion sur le mal en l'homme. Chez les Russes, les bagnards sont appelés des malheureux : ils sont « méchants » au sens étymologique du terme, c'est-à-dire qu'ils sont tombés, ils ont méchu - du vieux verbe méchoir. C'est tombé sur eux, mais ça aurait pu être n'importe qui d'autre, puisque tous les hommes portent le mal en eux – on renoue ici avec l'idée du péché originel.

L'expérience du bagne a aussi fait de Dostoïevski un écrivain unique en son genre : à son époque, tout le monde écrivait sur le peuple, mais qui le connaissait vraiment ? Ceux qui écrivaient appartenaient à la bonne société et s'en faisaient une idée qui manquait souvent d'exactitude. Le peuple que Dostoïevski décrit dans ses romans est réel, et bien souvent il est rude, violent et vicié autant qu'il fait montre de compassion, de grandeur d'âme et de profondeur.

Vous posez une question toute simple, mais cruciale pour comprendre l'œuvre de l'auteur : pourquoi les héros de Dostoïevski souffrent-ils tout le temps ?

Il est vrai que ça ne rigole pas beaucoup dans les romans dostoïevskiens, et on s'en rend compte avant même d'avoir lu une ligne, quand on doit choisir entre des titres comme Crime et châtiment ou Humiliés et offensés.

Surtout, en plus de souffrir tout le temps, bien souvent, les personnages se font souffrir eux-mêmes. Leurs raisons diffèrent, mais ont toujours du sens. Le premier personnage qui en fait étalage est le héros des Carnets du sous-sol, qui refuse en ricanant de se soigner alors qu'il a mal au foie. C'est sa manière à lui d'aller à contre-courant de l'univers étriqué, rationnel et matérialiste dans lequel on essaie de l'enfermer : la souffrance voulue, la folie, sont les garanties d'un esprit impossible à circonscrire et donc à dominer, et, par-là, gage de liberté. La souffrance est une sorte de besoin irrationnel de l'âme humaine, c'est une idée que l'on trouve dans la phrase qui donne son titre à Humiliés et offensés : « Ce besoin d'envenimer sa douleur, et la jouissance qu'on peut y trouver, étaient des choses compréhensibles pour moi : c'est la jouissance de beaucoup de cœurs humiliés et offensés, qui se sentent victimes du destin et qui ont conscience de son injustice. »

Un autre aspect de la souffrance voulue est l'objectif du rachat : c'est celui de Marmeladov dans Crime et châtiment, qui boit pour racheter, par la souffrance de sa déchéance, le mal qu'il cause à sa famille (justement par son alcoolisme). D'une autre manière, ce sera celui de Dimitri, qui accepte d'être condamné pour un crime qu'il n'a pas commis, afin de racheter, à la manière du Christ, le mal commis par les autres. Choisie librement en vue du bien d'autrui, la souffrance est paradoxalement signe de victoire sur le mal.

Tout le monde connaît la célèbre citation de Dostoïevski, à l'origine de l'existentialisme : « Si Dieu n'existait pas, tout serait permis. » Comment comprendre cette phrase ?

Ne m'en parlez pas, j'ai dû lui consacrer un chapitre entier ! Dostoïevski était entré en guerre contre l'athéisme qui gagnait la jeunesse de son époque. Cette phrase est une petite rengaine qui traverse les Frères Karamazov, roman marqué par la question de la culpabilité et la quête de la justice. Il est d'ailleurs significatif que seuls deux procès apparaissent dans l'œuvre de Dostoïevski : celui de Crime et châtiment, où l'on essaie de faire acquitter un coupable, et celui de Dimitri Karamazov, où l'on s'acharne à faire condamner un innocent.

Si Dieu n'existe pas, seule l'immanence et la nature comptent – or, la loi de la nature, c'est la loi du plus fort : tous les coups sont permis, et que le meilleur gagne. La loi de la nature, les lois de la nature, sont aussi celles du déterminisme : tout est déterminé, donc personne n'est responsable… sans bien ni mal, tout est permis. C'était l'objet du roman Que Faire ?, auquel répondaient les Carnets du sous-sol évoqués plus haut. Force est de constater qu'au final, tout n'est pas permis : même les nihilistes les plus forcenés des romans dostoïevskiens finissent, malgré eux, acculés dans une impasse métaphysique.

La beauté est ce qui sauvera le monde, car le dernier des criminels lui-même peut en être ému : elle est le signe que l'homme est naturellement attiré par ce qui est beau et bon, qu'il en a une intelligence innée.

Marguerite Souchon

Une autre citation bien connue lui est attribuée : « la beauté sauvera le monde ». Dostoïevski serait-il aujourd'hui une influenceuse Instagram ?

Là aussi, j'ai consacré tout un chapitre à débrouiller les tenants et aboutissants de cette phrase, pour prouver que Dostoïevski ne la destinait pas à être partagée sur Facebook sous des photos de filles en maillot de bain, et à rappeler qu'avant les photos de demoiselles, la beauté était le canon numéro un des icônes orthodoxes, et le signe d'une harmonie de l'autre monde qui se reflétait dans le nôtre.

La beauté touche le cœur de tous les hommes sans distinction. En ce sens, elle est ce qui sauvera le monde, car le dernier des criminels lui-même peut en être ému : elle est le signe que l'homme est naturellement attiré par ce qui est beau et bon, qu'il en a une intelligence innée. Parlant à l'âme, elle aide à mieux discerner le sens des choses. Ce n'est pas un hasard si Dostoïevski a écrit des romans et non des traités de philosophie, ou si Ivan choisit la forme du poème pour sa démonstration sur le Grand Inquisiteur, improprement connue chez nous sous le nom de « légende ». L'artiste voit plus loin car il incarne, et le propre de l'homme est d'être incarné. Par ailleurs, il ne vous aura pas échappé que, dans une phrase citée plus haut, Dostoïevski dit ne rien connaître de plus « beau » que… le Christ. Manifestation divine qui le fait connaître, la beauté montre l'idéal vers lequel tend l'humanité pour être sauvée.

 
Le Dieu de Dostoïevski, Marguerite Souchon, Première partie, octobre 2021, 156 p., 15€ Première partie

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