Découvrir Dieu dans sa fragilité
“Pour moi, Ignace est un homme qui a suivi un chemin particulier, qui l’a fait passer d’un désir mondain, pour reprendre les mots du pape François, à un désir spirituel de servir et suivre le Christ, en découvrant cette vocation particulière d’aider les âmes et d’accompagner la vie spirituelle. Il est l’auteur des Exercices spirituels, un cadeau pour toute l’Église”, assure Alain Jeunehomme, membre de la communauté vie chrétienne (CVX) depuis 28 ans, près de Valence. “Un homme de désir, un fougueux, un chercheur de Dieu pour qui la figure du Christ est centrale” sont les termes qui reviennent souvent pour caractériser Ignace de Loyola. Longtemps vu dans l’imaginaire de l’Église comme un guerrier ou un soldat du pape, Ignace est d’abord un jeune homme élevé à la cour du Trésorier payeur général du royaume d’Espagne. Son mentor tombé en disgrâce, il se met au service du vice-roi de Navarre. Il défend la forteresse de Pampelune contre les Français. Il s’imagine briller par ses hauts-faits et entraîne tout le monde dans la résistance. Mais un boulet de canon lui détruit la jambe en mai 1521 et il restera “ce boiteux au regard toujours joyeux”, selon les mots de son ami saint Philippe Néri, rencontré à Rome. Il fait l’expérience de la mort imminente. L’événement marque le début de sa conversion.
“En réalité, sa vie était déjà dans une forme d’impasse. C’était un coureur de jupons, à la vie dissolue comme les jeunes nobles de son époque. Que se passe-t-il dans son cœur à l’approche de la mort ? Après trente jours de douleur, d’épuisement, de nausée et de fièvre, il revient à la vie le jour la fête de saint Pierre et saint Paul. Dans le récit de sa conversion, nous retenons l’histoire du boulet, mais ce sont surtout les jours suivants qui l’ont sauvé”, raconte le P. Legavre. Pendant sa convalescence, il lit les seuls ouvrages disponibles à Loyola : la légende des saints et les Évangiles. Il se rêve chevalier, accomplissant des exploits tantôt pour la dame de son cœur, tantôt pour Dieu. Progressivement, il réalise que ses songes exaltés pour la dame le laissent « sec et mécontent » quand ceux pour Dieu le rendent “content et allègre”. Il décide de prendre la route jusqu’au pied de l’abbaye bénédictine de Montserrat, à Manresa se confesse, prie et vit de la mendicité. “Manresa reste le lieu de sa conversion. Il y a non seulement le boulet de canon, non seulement l’approche de la mort, mais il découvre là l’intériorité et les mouvements de l’Esprit : ce qu’il va vivre comme un long chemin de conversion. Il commence à comprendre comment Dieu agit. Il trouve une liberté intérieure et consent à être aimé dans sa pauvreté. Il vit une expérience spirituelle extrêmement forte, une forme d’illumination intérieure. Une sagesse lui est donnée pour aider les autres”, explique le P. Legavre. Puis, il réalise son dessein de rejoindre Jérusalem. Ne pouvant rester près des lieux saints, il décide sur le bateau du retour, de reprendre des études. “Je date la fin de sa conversion à ce moment-là : elle a duré, le temps du passage d’un homme de cour à ce qu’il appellera lui-même le Pèlerin. C’est-à-dire celui qui cherche Dieu et se laisse trouver par lui”, souligne le P. Legavre. Ignace, le combatif, découvre dans l’expérience de la fragilité, une promesse pour plus de vie. “Elle est le lieu, le cœur, de la rencontre avec Dieu. Consentir à cette fragilité, c’est croire en un Dieu qui croit fondamentalement en l’homme malgré ses fragilités, ses blessures”, révèle le P. Grandin.
Servir la croissance
À la Renaissance, l’esprit de la liberté, de tous les possibles souffle et amène chacun à mieux se déterminer. “Ignace a cette forme d’obsession de faire grandir les gens dans la rencontre. Il a l’intuition que servir Dieu, c’est servir les autres. C’est les aider à grandir du côté de la vie spirituelle, le plus librement possible, à trouver le fil conducteur de leur vie”, relève le P. Manuel Grandin. Il reprend : “Avec Ignace, nous sommes appelés à chercher et trouver Dieu en toute chose. Il n’y a à priori pas de sujets où Dieu n’est présent. Ce monde est à sauver et à aimer parce que Dieu l’aime. Rien ne peut empêcher la rencontre. À nous de chercher le domaine, d’être présent là où les gens sont pour les accompagner sur le chemin de vie et de foi”.
Avec génie, Ignace met en forme une dynamique de conversation universelle, un parcours à partir des médiations de l’Évangile, dans un suivi personnel : les Exercices spirituels. “Le désir d’aider les âmes est très marquant chez lui. Ni cours théorique, ni enseignement théologique, il s’agit découvrir la Parole de Dieu, de faire une expérience de la rencontre avec le Christ. De sentir et goûter intérieurement sa présence, quelle que soit sa situation, en partant de ce que chacun est et exprime. C’est ce qu’Ignace a reçu et vécu lui-même dans son itinéraire”, ponctue sœur Claire de Leffe. Elle développe : “l’intuition est assez incroyable, très actuelle. L’accompagnement des personnes se fait dans la dentelle, c’est-à-dire qu’il est marqué par la liberté individuelle et proposé comme du sur-mesure. Nous évoquons parfois le terme de coach spirituel tant la démarche est pertinente pour aujourd’hui. À chaque fois, c’est nouveau selon les personnes et ce qu’elles portent.” Ignace perçoit également que c’est tout l’être, cœur, corps et foi qui est au service du chemin vers Dieu. Soit un appel à une véritable unité de vie au quotidien et une aspiration encore toute contemporaine. Alain Jeunehomme d’ajouter : “je pense réellement qu’avec cette façon de discerner et de converser spirituellement, Ignace apporte quelque chose pour notre temps, même si ce n’est pas toujours simple de faire l’expérience de l’écoute de ses motions profondes. J’aime demander cette grâce de connaître intérieurement le Christ pour l’aimer et le servir. La relecture de vie proposée chaque jour permet aussi de voir Dieu à l’œuvre au quotidien : on en a tellement besoin ! Même les petites choses sont sources d’espérance !”
Dans la dynamique des Exercices, Ignace fait alliance avec la société de son époque en créant des collèges pour former dans le même mouvement les jeunes jésuites et les futures élites. “Les jésuites ne sont pas d’abord un ordre enseignant : nous avons fait alliance, au service du bien commun, pour faire grandir la société en humanité”, précise le P. Paul Legavre.
Choisir l’Église
“La disponibilité d’Ignace m’interpelle. Je reste frappé par le moment où il décide, vers 37 ans, de poursuivre ses études à Paris pour gagner en crédibilité. Il prend les moyens pour répondre à son désir d’aider les autres dans leur cheminement”, indique Alain Jeunehomme. Ignace rejoint Paris en 1528, il étudie la théologie, rencontre François-Xavier et Pierre Favre, compagnons de la première heure. “N’oublions pas que ce 400e anniversaire est aussi celui de la canonisation de saint François-Xavier. Ils vivaient en colocation ! Je suis touché de voir ces itinéraires personnels se transformer en une aventure collective. Il y a certes des intuitions, des personnalités plus fortes ou plus visibles, mais la sainteté est une aventure collective. C’est pour ça que nous allons à Montmartre ce 12 mars”, insiste le P. Manuel Grandin.
Autour d’Ignace, un groupe de jeunes étudiants se forme. Tous désirent mener une vie humble à la suite du Christ. Le 15 août 1534, en la chapelle Saint-Pierre de l’abbaye de Montmartre, au milieu des vignes, ils sont sept à prononcer des vœux de consécration à Dieu et se donnent rendez-vous à Venise pour partir ensemble en Terre sainte. Avec cette clause : si le voyage est impossible à cause de la guerre, ils se mettront à la disposition du pape. C’est ce qui se passe. Le souverain pontife les accueille comme un groupe de prêtres pauvres et instruits, qu’il met très vite au service des réformes de l’Église. Pour éviter leur dispersion dans le monde, la Compagnie de Jésus est fondée. C’est une forme de vie religieuse nouvelle, sans abbaye, ni couvent. Les jésuites vivent dans le monde, dans de simples maisons. Leur mission : annoncer l’Évangile et éduquer. Lorsque Ignace meurt, en 1556, la Compagnie compte plus d’un millier de membres. À ce moment-là l’ordre est devenu missionnaire. “À l’époque d’Ignace, l’Église n’est pas au meilleur de sa forme, traversée par divers courants réformateurs du côté de Luther et autre. Pourtant, il a l’intuition qu’elle est le lieu privilégié où Dieu rejoint le monde. Il la choisit, envers et contre tout. Pour lui, Dieu incarné passe par les communautés très concrètes : l’Église. Cette Église chevillée au corps continue de m’interroger et de me faire progresser”, confie le P. Manuel Grandin.
Le P. Paul Legavre de reconnaitre à son tour : “La figure d’Ignace n’est pas facile à apprivoiser. Je me suis senti longtemps plus proche de François-Xavier, patron des missions, et de Pierre Favre, homme d’une grande douceur, qui donnait le mieux les Exercices. Mais plus les années avancent, plus je comprends le chemin intérieur d’Ignace, un chemin qui me marque intérieurement. Ignace était très attentif au davantage, au magis : désirer aimer et servir davantage, c’est-à-dire, non pas en faire encore plus, mais faire tout plus profondément, pour laisser l’Esprit saint nous conduire, dans un grand amour de l’Église telle qu’elle est, dans sa misère et sa beauté, elle qui nous appelle tous à la sainteté.”