Euthanasie : quand l’émotion tue la raison (17/03/2022)

L’euthanasie avance ses pions en jouant sur les sentiments à l’occasion de cas extrêmes fort médiatisés qui s’apparentent à une manipulation de l’opinion. Explications dans le mensuel « La Nef » (mars 2022) par Tugdual Derville (*) :

Derville-2022©VITA-620x330.jpgDepuis des dizaines d’années, l’offensive de l’euthanasie exploite des « cas » choisis et manipulés. Des noms enflamment les ondes, occupent la Une, puis s’effacent et s’oublient. Entretemps, ils ont dopé l’audimat et forgé l’opinion. Notons la complicité systémique entre le spectaculaire des situations et une industrie médiatique avide de se nourrir d’émotion, pour nous tenir en haleine le plus longtemps possible, sans craindre voyeurisme et superficialité.

Pour les promoteurs de l’euthanasie, l’exploitation des cas a un but : noyer la raison dans l’émotion. Pour cela, il faut présenter une situation « terrible », sous un angle tel que l’inéluctabilité de l’euthanasie ou du suicide fasse vaciller les indécis, tout en éteignant chez les opposants toute velléité de contestation. Pour ne pas paraître inhumains, ils doivent s’autocensurer. Leur refus de l’euthanasie serait assimilé à une cruelle approbation de la souffrance.

Tactique imparable ? Non, car, derrière tout meurtre, se cache un mensonge. Il se découvre dès que l’on creuse honnêtement la situation. Pour décrypter, il y a dix ans, sept affaires d’euthanasie qui avaient bouleversé la France (1), j’ai rencontré des proches ou des soignants de « victimes » emblématiques de l’euthanasie ou du suicide assisté. Vincent Humbert et Chantal Sébire furent les plus médiatisés. À chaque fois, leur situation n’était pas celle que les médias avaient décrite.

Certains se souviendront du jeune Vincent Humbert, devenu ultra-dépendant après un accident de la route. Trois ans, jour pour jour, après ce drame, sa mère tenta de mettre fin aux jours de son fils, dans sa chambre de Berk-sur-Mer. Deux jours plus tard, le 26 avril 2003, alors qu’il était en train de se réveiller, un médecin lui donnait la mort. La France semblait unanime pour l’exonérer. Mais le kinésithérapeute du jeune homme osa affirmer : « Vincent ne voulait pas mourir ! » Et de révéler le « pot aux roses », en Une du Parisien-Aujourd’hui en France : on avait exagéré le handicap du jeune homme ; on en avait « rajouté pour faire pleurer dans les chaumières » ; il n’avait pas écrit le livre « Je vous demande le droit de mourir », publié sous son nom ; on avait surtout occulté la relation fusionnelle avec sa mère. Vivant seule, elle ne voulait pas voir son enfant orienté vers une institution.

Des cas « emblématiques »

Que l’affaire Humbert n’ait pas entraîné la légalisation de l’euthanasie a surpris. Cinq ans plus tard, le 19 mars 2008, Chantal Sébire se suicidait chez elle, dans une maison cernée de journalistes. La pauvre femme souffrait d’un spectaculaire cancer des sinus. Elle exigeait l’euthanasie depuis des mois, actions en justice à l’appui. À sa demande, son visage, déformé par la tumeur, était diffusé partout ; elle disait souffrir atrocement, se prétendait « allergique à la morphine »… Tableau épouvantable. En réalité, elle avait d’abord refusé toute intervention chirurgicale, puis récusé les traitements antidouleur (dont la morphine, à laquelle elle n’était en rien allergique). Et voilà donc qu’une femme – certes souffrante et tenace – demande à la médecine dont elle refuse tout secours, tant curatif que palliatif, de lui administrer la mort ! Là encore, les ressorts psychologiques, de l’ordre du déni et de la toute-puissance, auraient dû être décryptés. Ses proches en étaient conscients. Mais comme le jeune Vincent Humbert et sa mère, la malheureuse Chantal Sébire a été utilisée par un lobby puissant, comme moyen de déverrouiller l’interdit de tuer.

D’autres situations « emblématiques » ont suivi, année après année. On ne les compte plus. Chaque affaire ébranle l’opinion. Nous constatons à Alliance VITA qu’à chaque fois qu’un « cas » défraye la chronique, des personnes fragilisées sont tentées par le suicide…

Comment, avec pareille avalanche, avons-nous pu résister ? D’abord, la presse écrite, grâce à son recul, finit toujours par donner la parole à « une autre voix » venue courageusement rompre l’unanimité idéologique. Ensuite, les responsables politiques ont appris à prendre de la hauteur. On critique la création de commissions pour « enterrer un problème ». Mais n’est-ce pas sage, quand il faut se protéger d’une pression émotionnelle orchestrée, puissante et bruyante, mais toujours éphémère et superficielle ? Les affaires d’euthanasie ont paradoxalement provoqué des travaux parlementaires féconds.

L’exploitation de l’émotion est facile : l’opposition politique s’y complaît volontiers, car cela ne lui coûte rien. Mais il en va autrement des gouvernants et des magistrats, qui ont à prendre les décisions. Les politiques au pouvoir ont donc résisté, vague après vague, même quand leur fréquence a fini par happer l’opinion. En parade, ils disent : « On ne légifère pas sous le coup de l’émotion, ni à partir de cas particuliers. » Soulignons que des parlementaires qui ont pu s’illustrer dans la promotion irréfléchie de l’euthanasie, ont pour le moment renoncé à sa légalisation, une fois au gouvernement. Ainsi, Manuel Valls, qui portait comme député la plus transgressive des propositions de loi, ne l’a pas reprise à son compte comme Premier ministre. L’habit fait – plus qu’on ne le dit – le moine : la responsabilité vient avec le poste. Qui peut ignorer le basculement ontologique que l’euthanasie légale ferait subir à la relation soignant-soigné, ni le dangereux bouleversement induit pour notre système de santé ?

Enfin, la Justice joue aussi son rôle. Son approche des sujets – à distance dans le temps, parfois, à distance géographique de l’évènement – permet en général une approche plus objective. Contradictoire, méthodique, sereine, elle échappe aux approximations du traitement audio-visuel. Là aussi s’exprime une sagesse. En 2005, une mère épuisée mit fin aux jours de son enfant handicapé. En 2008, elle fut acquittée en première instance, mais condamnée en appel, à une peine symbolique, afin que soit honorée la vie de son enfant. Entretemps, des personnalités avaient protesté au nom des personnes concernées par le handicap.

Une nouvelle affaire, celle de Vincent Lambert, s’est étalée de 2013 à 2019. Elle a conduit à l’érosion du dispositif législatif et judiciaire jusqu’ici protecteur des personnes vulnérables. Cet homme était en situation neuro-végétative ou pauci-relationnelle, incapable de s’exprimer de façon intelligible. Sa mort provoquée a semblé légitimer certaines euthanasies masquées, par arrêt d’alimentation et d’hydratation. Heureusement, la contamination aux autres patients dans son état semble avoir été enrayée. Mais la digue s’est craquelée.

Une des maximes favorites du pape François peut aider à contrer l’orchestration des affaires : « La réalité est supérieure à l’idée. » Face à la dialectique mensongère, tout débatteur doit agir selon trois étapes : repérer la manipulation, la dénoncer et revenir au réel.

Comment revenir au réel ?

En 2017, maints médias ont encensé le courage d’Anne Bert, romancière souffrant de SLA, une grave maladie évolutive invalidante. Elle partait en Belgique pour y être euthanasiée. Comment revenir au réel ? En dénonçant l’impact d’une telle médiatisation sur les patients victimes de la même maladie, leurs proches et leurs soignants. Eux affrontent la maladie jusqu’à la mort naturelle, avec un accompagnement aussi adapté que possible. Manqueraient-ils de courage ? Et quel message leur envoie l’approbation du recours à l’euthanasie par une patiente en phase non avancée de la même maladie ? Cependant, les contre-exemples de morts scandaleuses par euthanasie en Belgique et suicide assisté en Suisse ne manquent pas, le livre d’Henri de Soos le montre (2).

Seul le réel peut contredire l’idéologie. Un célèbre constat, posé en 1974 par le pape Paul VI devant le Conseil des laïcs, nous y encourage : « Les hommes d’aujourd’hui ont plus besoin de témoins que de maîtres. » Le pape avait-il pressenti qu’à la dictature de l’émotion, il fallait répondre, non pas par des « idées » – mêmes justes – mais par un surcroît de témoignage authentique ? La suite des propos du même pape mérite l’attention : « Et lorsqu’ils suivent des maîtres, c’est parce que leurs maîtres sont devenus des témoins. » Osons compléter : comme le constatent soignants ou volontaires en soins palliatifs, bien des témoins souffrants deviennent aussi des maîtres, à la parole incontestable. Comme Philippe Pozzo di Borgo, tétraplégique, parrain de « Soulager mais pas tuer », qui exhorte les décideurs à ne prendre personne au mot de sa désespérance, mais à témoigner à chacun que sa vie est « intouchable ».

Tugdual Derville

Porte-parole d’Alliance VITA

(1) La Bataille de l’euthanasie, Salvator 2012.

(2) L’impasse de l’euthanasie, Salvator 2022.

Ref. Euthanasie : quand l’émotion tue la raison

(*) Tugdual Derville, fondateur d’A bras ouverts, délégué général, d’Alliance VITA et co-initiateur du Courant pour une écologie humaine, a notamment publié L'aventure à bras ouverts (Editions de l'Emmanuel, 2017) et Le temps de l’homme. Pour une révolution de l’écologie humaine (Plon, 2016).

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