Russie-Ukraine : aux sources du conflit (02/04/2022)

Le 24 février dernier, la Russie a lancé une grande offensive sur l’Ukraine. Une surprise pour beaucoup d’observateurs. Alexandre Del Valle, géopolitologue, avait alerté sur ce risque dans son dernier livre, La Mondialisation dangereuse (L’Artilleur, 2021). Il répond ici, dans une synthèse claire et précise, aux questions d’Odon de Cacqueray  le 22 mars 2022 dans l’ International , sur le site web du périodique « L’Homme Nouveau »

Les rapprochements de l’Ukraine avec l’Otan et l’Union européenne constituaient-ils réellement un danger pour la Russie ?

Il n’est pas certain que ce rapprochement soit une menace existentielle pour la Russie. mais pour le « système Pou­tine » au pouvoir, certainement. Beaucoup disent que c’est un prétexte, car Poutine voit dans ­l’occidentalisation-otanisation de l’Ukraine une plate-forme de projection de puissance américaine et démocratique-libérale qui menace existentiellement son pouvoir, avec le « syndrome des révolutions de couleur », qu’il ne veut pas voir se reproduire en Russie et qui causerait sa perte. Cependant, comme le rappelle l’école française de géopolitique d’Yves Lacoste, ce qui compte ce n’est pas uniquement le réel : c’est la représentation. Or, pour le pouvoir russe, en dehors même de Poutine, bien avant son accession au pouvoir, il y a une ligne très claire selon laquelle ces rapprochements sont des casus belli. Une constante rappelée depuis les années 1997-2000. Hélas, cette vision, également chère aux généraux et stratèges russes, n’a jamais été assez prise au sérieux en Occident.

Quelle différence entre le conflit actuel et la crise de Crimée ?

Le problème du Donbass est beaucoup plus difficile à régler. Le territoire est très différent, ce n’est pas une presqu’île comme la Crimée. Il y a une concentration de bataillons d’extrême droite néo-nazis (le bataillon Azov par exemple) qui depuis des années tuent là-bas des russophones malgré le fait qu’ils n’ont pas voulu ou obtenu, comme en Crimée, un rattachement immédiat à la Russie. En Russie, le meurtre de ces habitants du Donbass par l’armée ukrainienne et le groupe Azov a été monté en épingle par le clan Poutine et les plus radicaux comme un casus belli, d’où la grossière désinformation de la « dénazification » promise par Poutine, qui repose sur le fait que les néo-nazis d’Azov sont issus de partis néo-nazis qui ont fait l’Euromaïdan en 2014. Ces soldats sont beaucoup plus durs sous le président Zelensky, qui a souhaité reprendre le Donbass par la force, que sous l’ancien président Porochenko. Élu, Zelensky a porté une volonté de rupture totale avec la Russie, en complexifiant les négociations et en laissant les milices les plus violentes harceler le Donbass afin de reprendre le territoire. Du point de vue du droit international, l’armée ukrainienne a le droit de chercher à reprendre une région sécessionniste. Malheureusement il n’y a pas que le droit, il y a aussi les rapports de forces. Les Russes avaient averti qu’en cas de non-respect des accords de Minsk, ils iraient au « secours de leurs frères ». Les Ukrainiens reprochent aux sécessionnistes d’avoir violé les accords et les Russes font les mêmes reproches aux Ukrainiens. En parallèle, Zelensky ne s’est pas caché de vouloir adhérer à l’Otan et a même parlé de devenir un jour une puissance nucléaire. Les Russes ont demandé aux Occidentaux une redéfinition des rapports sécuritaires en Europe avec notamment le retrait de missiles de plusieurs pays. Des demandes trop ambitieuses et inaccessibles pour les Occidentaux. Nous sommes donc arrivés à un point de non-retour et au déclenchement de cette guerre.

Au regard des différends séparatistes, existe-t-il une identité ukrainienne distincte de l’identité russe ?

Oui, il existe une identité ukrainienne, spécialement dans l’ouest du pays. La langue jouit d’une grande importance avec encore une majorité de russophones. Mais il est possible d’être russophone et plutôt pro-ukrainien. Poutine a sous-estimé le fait que même s’il y a une part importante d’Ukrainiens russifiés (russophones), la majorité des Ukrainiens n’est pas nécessairement prorusse. Il est resté dans un monde où, longtemps, l’Ukraine a fait partie de l’Empire russe, avant d’en être séparée en 1922 par Lénine. Poutine ne veut pas admettre qu’une identité puisse changer. Depuis 2004, les révolutions successives et les conflits ont renforcé l’identité ukrainienne contre l’identité russe. Para­doxalement, Poutine a accéléré la naissance d’une identité ukrainienne plus large, jadis cantonnée à l’est, et maintenant générale, à part le Donbass et la Crimée.

Quelle place pour les religions dans la montée des tensions ?

L’islam joue assez peu dans le conflit interne même si des deux côtés des musulmans ont été recrutés. Depuis 2014, le gouvernement ukrainien a accueilli des jihadistes ukrainiens qui étaient partis en Syrie ou des Tchétchènes de la diaspora du Caucase (les Tchétchènes anti-Poutine sont généralement en dehors de Tchétchénie, en Ingouchie ou dans la Vallée de Pankissi) très antirusses et extrémistes. L’Ukraine est réputée pour faire partie des pays non musulmans où il fait bon vivre pour les jihadistes. Il y a eu par ailleurs une convergence islamo-nazie avec l’intégration de ces islamistes (certains venus de Syrie) dans les bataillons Azov.

Mais il y a une opposition historique entre les catholiques uniates de l’ouest (bastion du nationalisme ukrainien) et les orthodoxes de l’est, ces derniers étant dans certains cas très prorusses. Depuis quelques années nous assistons également à une scission entre l’orthodoxie ukrainienne prorusse, qui reste dans le patriarcat russe, et celle qui s’est émancipée de celui-ci pour devenir autonome avec le soutien du patriarcat de Constantinople.

Quant au judaïsme, il est traditionnellement très mal vu dans le nationalisme ukrainien, l’Ukraine demeurant un des pays d’Europe où la banalisation du nazisme est la plus présente : les grands collaborateurs de la Seconde Guerre mondiale ont des rues à leurs noms en Ukraine (comme Stephan Bandera à Kiev). Mais depuis 2015, cette présence néo-nazie est de plus en plus marginalisée, et le récent bombardement du mémorial de la Shoah à Kiev (cinq pèlerins juifs tués par un missile russe à Babi Yar), puis la judéité médiatisée de Zelensky, ont contribué à changer les représentations collectives.

Ref. Russie-Ukraine : aux sources du conflit

Propos recueillis par Odon de Cacqueray, Alexandre Del Valle et Jacques Soppelsa, La Mondialisation dangereuse. Vers le déclassement de l’Occident ?, éd. L’Artilleur, 520 p., 23 e.

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