Un "annus horribilis" pour l'Eglise de France ? (12/07/2022)

De Jean-Marie Guénois sur le site du Figaro (Dieu seul le sait, n°36) via Il Sismografo :

Pourquoi cette année a mis l'Église en crise?

C'est la pire année pour l'Église catholique de France. Et depuis longtemps. Même l'an 2019 et l'incendie de Notre-Dame-de-Paris ne fut pas aussi rude. « Annus horibilis » dirait-on pour les douze mois écoulés. L'expression latine est inquiétante et rassurante à la fois. Elle montre, comme un vieux vestige, qu'une « année horrible » n'est pas la première, ni la dernière. 

Prenons un calendrier depuis juillet 2021. La saturation des tensions ecclésiales est évidente. Ce sujet s'impose donc pour cette dernière lettre avant la pause de l'été que je vous souhaite serein !

Commençons par nous remémorer les faits, sans trop nous y attarder car nous les avons déjà traités.

LITURGIE. Le 18 juillet 2021, le pape François publie un Motu Proprio, « Traditionis Custodes » (le texte n'est toujours pas traduit en français sur le site du Vatican) qui met un terme à l'expérience ouverte par Benoît XVI, en 2007, de permettre l'usage de la messe selon le rite tridentin, à titre « extraordinaire ». Le 29 juin 2022, jour de la fête de la Saint Pierre Saint Paul, François confirme cette décision par une lettre apostolique « Desiderio, Desideravi » qui redit formellement l'exclusivité, dans l'Église latine, d'un unique rituel de la messe, celui du Concile Vatican II.

Cette restriction liturgique est très mal vécue par une part minoritaire mais très dynamique, jeune et significative du catholicisme français. Elle réjouit certains mais sème de profonds germes d'incompréhension dans l'Église.

SCANDALES. Le 5 octobre 2021 l'Église de France qui avait lancé et financé une étude sur la pédophilie en milieu clérical confiée à Jean-Marc Sauvé, ancien vice-président du Conseil d'État, voit ce rapport - dont elle espérait une sortie de crise - revenir comme un boomerang et… l’enfoncer encore plus. Elle est déstabilisée comme jamais depuis la crise postconciliaire des années 70 où les prêtres quittaient le sacerdoce par dizaines.

Beaucoup ont applaudi l'effort de vérité et de transparence de l'institution. Il est louable. Il était nécessaire. Mais l'onde de choc tétanise encore la structure parce que sa force a été médiatiquement démultipliée par l'usage d'un chiffre statistiquement « estimé » à « 330.000 » victimes en soixante-dix ans. Sa validité et sa méthodologie sont certes de plus en plus questionnées mais l'ampleur de l'impact émotionnel de ce chiffre a littéralement cassé l'image de l'Église. Et l'a décrédibilisé pour longtemps.

Quant aux plaintes réelles et non statistiques – c'est un point de vue important - les voici : 1200 victimes ont saisi l'Église de France entre 2016 et 2022. 2819 personnes se sont manifestées auprès de la commission Sauvé entre 2019 et 2021. Au 31 mai 2022 la commission chargée de compenser financièrement les victimes, l'Inirr (Instance nationale indépendante de reconnaissance et de réparation) a reçu 735 demandes de victimes.

DÉMISSION. Le 2 décembre 2021, le pape accepte la démission de Mgr Michel Aupetit, archevêque de Paris suite à une affaire impliquant une relation féminine, ce que l'intéressé dément formellement. En réalité c'est l'occasion pour le Saint-Siège de régler les problèmes de gouvernance à répétition reprochés à l'archevêque dont Rome avait une connaissance fournie.

Cette affaire tombe deux mois après la publication du rapport Sauvé. Elle atteint une grande figure de l'Église de France. Elle accentue encore le traumatisme. Elle nourrit la confusion. Elle intervient enfin un an et demi après le 6 mars 2020, jour où François accepta la démission du cardinal Barbarin, archevêque de Lyon, en suite à l'affaire Preynat.

L'Église, à l'intérieur comme à l'extérieur, offre ainsi le spectacle de la chute de ses élites. Pour mémoire et dans ce même dossier, il y eut, en février 2022, la mise en cause de l'ancien archevêque de Munich, Mgr Josef Ratzinger dans sa gestion de cas de prêtres pédophiles. Le pape émérite Benoît XVI a répondu point par point, de façon très précise. Dans l'opinion, son image a été écornée.

SYNODALITÉ. Le 11 octobre 2021, le pape François lance officiellement la réforme de la réforme de son pontificat, le synode sur la synodalité. À savoir une révolution dans la gouvernance de l'Église. Ce qui annonce deux années de réflexions tous azimuts et à tous les niveaux de décisions dans l'Église. Cette réforme veut inverser la pyramide de décision dans l'Église. Elle se conclura en octobre 2023 par la réunion de deux cents évêques – soigneusement choisis par François – pour voter des propositions de réforme. Ils les transmettront à François en fin de session. Le pape en retiendra ce qu'il veut. Il publiera un document officiel sur la synodalité dans l'Église catholique au plus tard début 2024.

Il faut s'attendre à beaucoup de débats et de polémiques. Ainsi la publication, par l'Église de France, le 15 juin à Lyon, des propositions françaises du Synode, portant notamment sur l'abolition du célibat sacerdotal et sur l'ordination des femmes en a donné une petite idée.

Par ailleurs l'annonce de la réforme de la Curie Romaine, le 19 mars, s'inscrit dans ce même élan. Elle rencontre pour l'heure, en interne, de sérieuses résistances. Elle déconstruit l'organe central du pouvoir au Vatican, la Curie romaine. Elle décentralise des décisions jusque-là romaines au niveau des conférences épiscopales.

SANCTIONS. Le 2 juin 2022, l'annonce par le diocèse de Fréjus-Toulon, de l'ordre reçu de Rome de suspendre les ordinations sacerdotales prévues fin juin, sonne comme un coup de tonnerre dans l'Église de France. Mgr Rey, cavalier seul, n'est pas spécialement apprécié par ses confrères évêques mais le laboratoire d'Église qu'il a installé dans son diocèse depuis vingt ans, suscite curiosité, admiration, rejet, et ne laisse personne indifférent. Ce qui choque c'est l'autoritarisme romain qui prend en otage des séminaristes pour atteindre l'évêque.

Nouveau coup de tonnerre, le 23 juin 2022, à Strasbourg, cette fois où la nonciature apostolique de Paris annonce – fait inédit – le lancement d'une enquête canonique sur la gouvernance de ce diocèse aux mains de Mgr Luc Ravel, un évêque au profil atypique. Il est notamment Polytechnicien. Sans doute est-il un peu cassant dans son management.

D'autres diocèses sont aussi dans la ligne de mire du Vatican. Plusieurs congrégations ou associations religieuses également. On apprend par exemple le 25 juin 2022 que la communauté charismatique du Verbe de Vie est dissoute par décision de l'archevêque de Bruxelles, le cardinal de Kesel, proche du pape François, qui supervisait cette communauté. Les raisons données portent sur des abus de pouvoir des fondateurs.

Mais là encore, on casse un ensemble quand il faudrait viser des responsables. Ces décisions romaines peu communes ces cinq dernières décennies, montrent une nouvelle méthode de gouvernement totalement paradoxale : d'un côté le pape prône la synodalité, la diversité, donc la participation de tous, la démocratie dans l'Église, la décentralisation, de l'autre il met l'Église et certains évêques en particulier, ou certains mouvements sous contrôle strict, ce qui ne s'était jamais vu.

Jusque-là c'était la confiance en la responsabilité confiée qui présidait dans les relations entre Rome et les évêques, et non une société du contrôle. D'autant que chaque évêque - ce point est théologiquement fondamental - est un « apôtre » au même titre que « l'évêque de Rome », titre revendiqué par le pape François. L'évêque n'est pas un pantin, ni un petit soldat. Il est pleinement responsable de l'Église qui lui est confiée, en communion avec ses confrères et le pape.

COMMUNION. Cette année 2021/2022 a été également fort occupée par le débat qui a agité Rome et l'Église catholique américaine au sujet de la communion eucharistique refusée à des hommes et femmes politiques catholiques qui, de près ou de loin, favorisent l'avortement et les mesures qui l'encouragent.

Tenons-nous à l'épilogue du débat qui illustre un bras de fer, entre le pape François qui est pour l'indulgence et la majorité des évêques américains qui milite pour la fermeté. Le 29 juin, Nancy Pelosi, présidente de la Chambre des représentants américaine, catholique et démocrate, a assisté à la messe pontificale dans la basilique Saint-Pierre de Rome en présence du pape François où elle a reçu la communion malgré l'interdiction de communier de son archevêque de San Francisco, Mgr Salvatore Cordileone, formulée le 20 mai 2022 en raison de l'engagement explicite de Nancy Pelosi en faveur de l'avortement. Elle a récemment critiqué la décision de la Cour suprême des États-Unis de revenir sur le droit à l'avortement en ces termes : « cruel, outrageant, déchirant ».

Le pape François est sans concession sur l'avortement mais refuse de mêler « politique » et « religion » comme il l'a dit, le 4 juillet, à ce sujet, à l'agence Reuter : « quand l'Église perd sa nature pastorale, quand un évêque perd sa nature pastorale, alors cela pose un problème politique ». Interrogé sur le même sujet, il avait expliqué la même chose aux journalistes le 16 septembre 2021 dans l'avion qui le ramenait de Slovaquie.

SANTÉ. Enfin, cette année a vu la santé du pape François, 85 ans, descendre d'un cran. Opération chirurgicale aux intestins le 4 juillet 2021, fracture au genou déjà endolori pas une gonalgie qui l'a contraint à utiliser un fauteuil roulant publiquement à partir du 5 mai 2022. Et pour cette raison officielle, report au dernier moment, d'un voyage au Soudan du Sud et en République Démocratique du Congo, du 2 au 7 juillet. Allégement, par conséquent, du programme de son voyage au Canada du 24 au 30 juillet.

Mais c'est son opération de juillet 2021 qui a nourri deux rumeurs tout au long de cette année : celle d'un « cancer bien avancé » et celle d'une « démission » en préparation. Ce qui a créé un climat de « fin de règne » au Vatican et dans l'Église particulièrement nourri. Les uns s'inquiétant que le pape ne puisse mener à bien ses réformes, les autres espérant que la fin de ce pontificat ne tarde plus.

Ces sentiments n'étant exprimés que sous le manteau à Rome car il n'est pas d'usage dans les milieux ecclésiastiques, de « critiquer publiquement » le pape régnant. Belle hypocrisie entre nous.

Mais l'ambiance est telle que le pape lui-même, sur la défensive, a dû accorder cette longue interview à l'agence Reuter le 4 juillet, pour s'expliquer sur plusieurs points, dont l'Ukraine, et démentir formellement le fait qu'il serait atteint d'un cancer et qu'il envisagerait de démissionner.

Que retenir donc de tout cela ? Ces troubles sont-ils passagers ? Que peuvent-ils signifier ? Annoncent-ils des moments plus difficiles ou des mutations fondamentales ?

Personne n'est devin. Il est certain que l'Église catholique, en France notamment mais partout, est entrée dans une zone de turbulence qui n'est pas près de se terminer. Ne pas s'étonner donc.

L'identité ecclésiale catholique est remise en question par le pape lui-même dans le souci de « réveiller » l'Église. Il veut la faire sortir hors d'elle-même en espérant qu'elle se retrouve mieux. Pour l'heure l'essai reste largement à transformer et c'est un peu la panique sur le terrain, il faut le dire.

Les vocations sacerdotales sont d'ailleurs quasiment partout en baisse, sauf en Afrique et aux Philippines, mais en Amérique Latine ce qui est grave pour l'avenir catholique.

Sans compter que les affaires de pédophilie encore sous le boisseau dans certains pays achèvent de nourrir cette crise de confiance.

Immanquablement le synode sur la synodalité va amplifier cette déstabilisation d'identité pour les trois années à venir au moins puisque son texte final sera connu en 2024.

L'inconfort sera d'autant plus ressenti que l'étrange climat disciplinaire, de contrôle – et donc de surveillance, c'est un fait avéré au Vatican – se diffuse.

Les méthodes d'exclusion visant particulièrement les traditionalistes et certains catholiques classiques, démontrent que la crise est réelle parce que le système et ceux qui le dirigent veulent tirer l'Église dans un seul sens, trop loin et trop vite.

Or l'Église a toujours été multiforme et maîtresse dans l'art de diversité, s'adaptant aux cultures. La précipitation que nous observons depuis un an démontre la peur de ne pouvoir réaliser un dessein réformiste comme une sorte de programme à réaliser. L'Église n'est pourtant par une entreprise, encore moins un parti. Mais dans ces conditions cette crise est profonde, durable et grave.

Mais il a aussi une autre dimension durable dans l'Église catholique, comparable à une rivière souterraine, invisible à l'œil, mais stable, constante, indifférente aux aléas pontificaux et ecclésiaux, aux échauffements, aux refroidissements, aux accélérations et aux ralentissements, aux scandales et aux réussites.

C'est un fait observable d'ailleurs dans les autres religions parce qu'il touche la foi simple des gens que le pape François admire et qu'il appelle « la foi du peuple ». Il s'en est beaucoup servi dans sa dimension collective pour combattre, en son temps, la dimension marxiste de la théologie de la Libération.

Cette foi est également palpable chez les évêques et cardinaux mais aussi chez de nombreux prêtres, ces grognards de l'Église, de droite, de gauche, qui tiennent fidèlement dans la tempête, chacun avec son style, et surtout au service de tous. Le mot « sacerdoce » est rarement tronqué dans le clergé si l'on met de côté la minorité de minorité de prédateurs sexuels.

Mais trop d'évêques, une fois nommés et consacrés, perdent malheureusement cette simplicité, écrasés qu'ils sont par une charge souvent trop lourde pour un seul homme, mal équilibrée, peu étayée. Ils doivent gérer des situations impossibles. Ils doivent souvent défendre l'indéfendable alors que les prêtres ont plus de liberté.

Les évêques ne sont pas pour autant des girouettes qui tourneraient au rythme de leur ambition même s'il y en a quelques-uns de ce style. Ces responsables d'Église ont avant tout le souci de la foi des gens simples et des prêtres. Même s'il y a des échecs terribles comme le suicide de ce prêtre de 50 ans, dans le diocèse de Versailles, début juillet.

Il y a donc cette grande foi simple qui « tient » l'Église en réalité plus que ses réformes et ses discours, non pas comme une charpente ou une fondation mais comme un feu tranquille qui réchauffe constamment la maison ou un flux qui irrigue un corps sans jamais faire d'histoire.

Je vous propose un fait pour terminer et éclairer, un peu, cet avenir sombre en apparence. Parfois, un témoignage, humble et puissant, peut faire la différence et donner de l'espérance à tant de personnes.

J'ai rencontré dans le cadre de l'émission littéraire que j'anime chaque mois sur KTO, « l'Esprit des Lettres » le Père François Potez. Cet ancien officier de la Marine Nationale est curé de l'Église Saint Philippe du Roule à Paris. Il vient d'essuyer un cancer redoutable. Il publie un petit livre chez Mame, intitulé « la grave allégresse ». Ce qui est un peu sa devise d'homme de Dieu expérimenté. Son livre s'adresse aux jeunes prêtres, sous forme de lettres, très spirituelles et très concrètes à la fois. Il traite, au fond, de la joie. De la joie grave, mais de la joie profonde et vraie. Ce mot « grave allégresse » pourrait être une réponse à ce « blues » ecclésial actuel.

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