Le crépuscule des mythes révolutionnaires (30/11/2022)
Dans cet article écrit pour Belgicatho, Paul Vaute explore quelques "illusions lyriques" d'hier et d'aujourd'hui, non sans souligner l'aveuglement de leurs chantres cléricaux.
Il y a quelques semaines, dans un discours diffusé à la radio et à la télévision, le président du Nicaragua Daniel Ortega qualifiait l'Eglise catholique de "tyrannie parfaite". Rosario Murillo, sa très influente épouse – et vice-présidente du pays – en remettait une couche en dénonçant des "actions sataniques", rien moins, commises par l'épiscopat à l'encontre du gouvernement. Le pape François venait pourtant d'assurer que le dialogue était maintenu entre autorités religieuses et politiques à Managua…
Quel dialogue, quand le nonce apostolique a été expulsé, quand un évêque est assigné à résidence, quand les religieuses prolongeant l'œuvre de mère Teresa en se consacrant aux soins des plus pauvres sont déclarées illégales, quand nombre de prêtres, de religieux, de chrétiens engagés sont harcelés par la police, emprisonnés, contraints à l'exil pour avoir dénoncé les exactions du pouvoir… ? En moins de quatre ans, les paroisses nicaraguayennes ont subi plus de 190 attaques et profanations[1]. Jusqu’à il y a peu, l'Eglise était seule à échapper encore partiellement au contrôle étroit exercé sur la société civile, lequel s'est resserré depuis les manifestations réprimées dans le sang en avril 2018 (plus de 350 morts). Cet espace est aujourd'hui réduit à la portion congrue.
Ample, bien sûr, est la réprobation qu'expriment nos médias et nos ténors politiques devant la situation faite au plus vaste pays de l'Amérique centrale. Mais comment expliquer que les yeux aient tant tardé à s'ouvrir ? Au temps de la première la junte sandiniste dirigée par Ortega (1981-1990), il ne faisait pas bon, dans les milieux de la bien-pensance progressiste, formuler la moindre réserve à son égard. Qu'importaient l'état d'urgence, les libertés fondamentales déjà suspendues, la désorganisation économique liée à la collectivisation, la mise au pas du clergé non rallié à la cause, la fanatisation politique des jeunes déguisée en alphabétisation, la répression menée contre les indiens Miskitos jugés trop indépendants… Et qu'importait si l'appauvrissement du pays avait neutralisé fissa les effets bénéfiques des quelques réformes sociales du début. "Il faudra des années pour que le pays récupère seulement le niveau de 1979", affirmait le New York Times en septembre 1988. Alors que le PIB global était de trois milliards de dollars, la dette s'élevait à sept milliards, essentiellement dus à l'Union soviétique.
Parmi les thuriféraires du premier pouvoir ortéguiste en Belgique, l'ONG catholique Entraide et Fraternité, dont les projets sont financés notamment par les campagnes du Carême de partage, occupait une place de choix. En 1983, le matériel d'animation édité par ses soins comprenait un calendrier fait de photos, de citations et de réflexions où était présenté, comme héros du combat pour le développement, le prêtre ministre nicaraguayen Ernesto Cardenal (on y trouvait aussi Gramsci!). Interrogé à ce propos, un responsable d'E&F estimait que personne "ne met en cause le choix qu'il a fait, j'en suis persuadé sans le connaître personnellement, de bonne foi, avec risque d'erreur, comme un témoignage de service rendu au peuple"[2].
[1] Amélie BERTHELIN, "Nicaragua: l'Eglise à l'épreuve du couple Ortega", 4 oct. 2022, Aide à l'Eglise en détresse, https://aed-france.org/nicaragua-leglise-a-lepreuve-du-co....
[2] La Libre Belgique, 5-6 nov. 1983.
Pendant ce temps, au Nicaragua même, on assistait à une sacralisation délirante du sandinisme. De grandes affiches dans les églises portaient le slogan "Sandino hier, aujourd'hui, demain", directement inspiré de l'acclamation de la vigile pascale, le chef guérillero précurseur tenant la place du Christ. Le père Jean-Pierre Van Schoote, à l'époque directeur spirituel du Collège pour l'Amérique latine, me raconta avoir assisté sur place au sermon d'un prêtre qui, parlant du retour du Christ, expliquait aux fidèles que cette seconde venue avait eu lieu… le 19 juillet 1979, date de la révolution sandiniste[3]! Des liturgies étaient en outre inventées, au cours desquelles des prêtres – et parmi eux, le ministre Cardenal – pratiquaient sur des enfants un baptême "adapté", suivant un rite imaginé dès 1972 par le théologien de la libération uruguayens Juan Luis Segundo. Il ne s'agissait plus d'ordonner à Satan de sortir de la créature au nom de Dieu, mais bien de prononcer ces nouvelles paroles rituelles: "Au nom de la Révolution, je t'ordonne, esprit du capitalisme, esprit de l'impérialisme, esprit du somozisme, sors de cette créature". Et la formule "Je te baptise au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit" était devenue "Je te nomme membre de la Révolution".
En 2007, Daniel Ortega revenait au pouvoir en présentant, il est vrai, un profil politique apparemment en nette rupture avec la vieille garde révolutionnaire de son parti. Mais depuis, le couple présidentiel, à la tête d'une véritable oligarchie familiale, a avancé ses pions et s'est arrogé tous les leviers de commande sans que le Front sandiniste de libération nationale (FSLN) n'y trouve à redire. L'espoir qu'avait fait naître la réconciliation entre Ortega et le cardinal archevêque de Managua Miguel Obando Bravo s'est transformé en illusion. L'interdiction de l'avortement, héritage de cette brève lune de miel opportuniste, ne corrige que bien peu, faute de mesures sérieuses d'accompagnement, le bilan négatif du régime. Il en alla de même dans la Roumanie de Ceauşescu.
Pèlerinages à La Havane
Le cas Nicaragua n'est nullement isolé. Après les désillusions des communismes asiatiques (Chine, Cambodge, Vietnam, Corée du Nord…) et du castrisme sont venues celles de la "vague rose" des soft-socialismes qui prétendaient conduire aux lendemains qui chantent sans passer par la coercition totalitaire. Je ne m'appesantirai pas ici sur les premiers, tant ils sont historiquement disqualifiés, ne devant leur survie qu'à la remise en cause de leurs fondements même, au moins au plan économique et à l'exception de l'immuable dynastie régnant à Pyongyang.
La référence à l'expérience de l'Unidad Popular au Chili sous Salvador Allende (1970-1973) s'est tout autant raréfiée dans le discours de la gauche, tant il est devenu difficile de cacher ou de minimiser les désastres amplement documentés qu'elle accumula. Un mois après le putsch militaire qui mit violemment fin à la désorganisation et à la quasi-guerre civile, le tollé des "progressistes" effarouchés n'a pratiquement pas permis d'entendre l'ex-président démocrate-chrétien Eduardo Frei qui, pourtant, avait alors tout dit: "Lorsqu'un gouvernement comme celui d'Allende refuse d'appliquer les lois, défie et insulte la Cour suprême, ne tient pas compte de la majorité du Congrès, provoque le chaos économique, méprise et piétine les libertés individuelles et politiques, pour livrer les produits aux monopolisateurs communo-gauchistes du marché noir. Lorsqu'un gouvernement commet tous ces abus et ces crimes, la rébellion devient un devoir.
"Si un peuple a été trop affaibli ou trop traqué pour pouvoir s'insurger contre un pouvoir bardé de janissaires, surtout importés de l'étranger, alors oui, que l'armée relaie son bras et fasse sa besogne. Les militaires ont sauvé le Chili"[4].
Avant de passer au présent, la mémoire ayant ses droits, il doit être permis de rappeler que la commission belge francophone de Justice et Paix – membre du réseau international né de la création d'une commission pontificale Justitia et Pax en 1967 – proposait aux fidèles, à la fin des années '70, les écrits d'ultras de la théologie de la libération tels que le Sri Lankais Tissa Balasuriya, sous la plume duquel on pouvait lire, entre autres perles, que les masses chinoises conduites par Mao et le Parti communiste, "ont fait l'expérience d'un processus de libération réelle durant les trois dernières décades"[5]. En revanche, un dom Hélder Câmara, trop réaliste sans doute, ne trouvait pas grâce aux yeux des pourfendeurs des "structures d'injustice". Dans ce cercle cléricalo-marxiste émergeait aussi un François Houtart, prêtre et une des figures de proue de la sociologie à l'Université catholique de Louvain, qui chantait les louanges de Cuba et du Vietnam communistes, entre autres.
Dans la sphère politique aussi, des affinités plus ou moins surprenantes ont fait leur chemin. Le Parti du travail de Belgique (PTB), qui a le vent en poupe ces temps-ci, fait bien oublier que le fondateur d'Amada-TPO dont il est issu, Ludo Martens, fut notamment l'auteur d'un livre à la gloire de Staline[6]. Rien d'étonnant si ses successeurs n'ont jamais renié leur solidarité avec La Havane et éprouvent les plus grandes difficultés à critiquer Pékin. Mais on aurait tort de ne s'offusquer que des positions des plus radicaux quand, de l'Europe au Mexique, le monde des affaires ne cessa de réclamer en chœur la levée de l'embargo contre Cuba, quand le Club Med s'installa à Varadero sans susciter la moindre levée de boucliers, ou quand Bill Clinton renvoya dans l'île des boat people repêchés au large des côtes américaines sans que son image présidentielle en soit le moins du monde ternie…
Bien avant les assouplissements très relatifs du régime des Castro ces dernières années, l'ancien président du Parti socialiste belge francophone Philippe Busquin fut envoyé en mission exploratoire à Cuba comme vice-président de l'Internationale, désireuse de se rapprocher des communistes locaux. Après avoir rencontré plusieurs responsables de haut rang, il ne cacha pas, selon l'agence Belga, "son attachement sentimental à Cuba, la révolution et son rêve passé d'une société sans argent"[7]. C'est aussi, sans doute, au nom d'un "attachement sentimental" que le libéral Louis Michel qui, quand il était ministre des Affaires étrangères, nous déconseillait d'aller skier en Autriche où l'extrême droite participait au pouvoir, ne dédaignait pas en revanche de faire de la moto sur le Malecón havanais.
D'étranges figures christiques
Fermons la parenthèse et venons-en aux versions "softs". En Amérique latine, elles ont repris un peu partout le pouvoir, comme ce fut déjà le cas au début des années 2000 et après un reflux autour de 2010, encore que leurs victoires soient souvent très étriquées. Les enseignements de l'histoire récente n'en mériteraient que plus d'être pris en compte.
Quel est le pays qui a connu le plus haut taux d'émigration ces dernières années ? Non, ne cherchez pas au sud de la Méditerranée: c'est le Venezuela. Selon l'Organisation des Etats américains (OEA), le nombre de ses habitants réfugiés à l'étranger atteindra les sept millions en 2022, soit quelque 25 % de la population totale. Cet exode n'a pas d'autres raisons que la mauvaise gouvernance, la violence, l'insécurité, la pénurie de biens essentiels. Le dauphin d'Hugo Chávez ne peut plus faire illusion en disséminant les revenus plantureux du pétrole. Cela n'empêche pas le régime vénézuélien de compter toujours le PTB parmi ses fidèles admirateurs[8].
Mise en œuvre à partir de 1998, la "révolution bolivarienne" n'a pas attendu le décès en 2013 de son fondateur, présenté comme une figure quasi christique, pour porter ses "fruits". Dès les années suivantes, la récession économique et la hausse du chômage frappaient à la porte. L'or noir aidant, des réformes sociales ont certes été mises en œuvre, comme l'aide aux coopératives de petits producteurs agricoles, mais l'absence de diversification dans les activités, la dépendance à l'égard des importations, la corruption endémique, le trafic de stupéfiants guère contrarié, l'administration inefficace… ont conduit à la gabegie. Le coup d'accélérateur donné à partir de 2007 à la "marche vers le socialisme", marqué par le contrôle gouvernemental de la Banque centrale, les expropriations sans procédures judiciaires ou encore la création d'une milice populaire directement commandée par le chef de l'Etat, n'a évidemment rien arrangé.
Avant le Venezuela, Haïti a aussi connu, mais à doses homéopathiques, les singularités de la théologie de la libération au pouvoir, avec pour héros le père Jean-Bertrand Aristide (défroqué depuis). J'entends encore le diacre de ma paroisse liégeoise d'alors évoquer ce personnage dans une "homélie", avec des trémolos dans la voix, comme un grand saint des temps modernes. Et tant pis si, ici comme au Nicaragua, la hiérarchie ecclésiale avait jugé bon de rappeler les dispositions du droit canon enjoignant aux prêtres, sauf circonstances particulières, de ne pas exercer de mandat politique.
Elu dans l'euphorie en 1990, renversé par un coup d'Etat militaire en 1991, rétabli dans ses fonctions avec l'aide des marines américains en 1994 (merci Bill!), relevé par le candidat de son parti en 1996, réélu en 2000 au terme d'un scrutin boycotté par l'opposition, contraint de démissionner et de s'exiler en 2004 sous la pression de la rue et de pays étrangers, Etats-Unis en tête, Aristide n'a pas bénéficié, c'est le moins qu'on puisse dire, d'une autorité stable, mais ce n'est pas faute de s'en être donné les moyens. Parmi ceux-ci ont figuré les "chimères", des bandes armées sur lesquelles il s'appuyait en leur garantissant l'impunité pour leur trafic de drogue. Elles firent presque regretter les sinistres "tontons macoutes" de la dynastie Duvalier. Pendant son second mandat surtout, le libre cours donné à la corruption, les assassinats commandités en haut lieu et le climat de terreur alimenté un peu partout par les groupes paramilitaires progouvernementaux ont éloigné tout espoir d'une solution pacifique aux crises haïtiennes. Il est vrai que les détenteurs antérieurs comme postérieurs du black power à Port-au-Prince n'ont guère fait mieux.
Scandales à la chaîne
On attendait plus de mesure et de pondération d'un Rafael Correa, président de l'Equateur (2007-2017), représentant d'une ligne sociale tenant compte des impératifs du marché, à l'opposé d'un Chávez ou d'un Ortega, plus proche d'un Lula au Brésil. Loué chez nous d'autant plus qu'il avait fait ses études à l'Université catholique de Louvain et y avait rencontré son épouse, Correa s'est reposé lui aussi, tant qu'il a pu, sur le secteur des industries extractives pour financer ses programmes sociaux. Mais depuis son départ du pouvoir suivi de son exil en Belgique, les placards ont libéré leurs cadavres. En avril 2020, l'ancien chef de l'Etat a été condamné pour corruption, par contumace, à huit ans de prison et 25 ans d'inéligibilité. Etaient encore mentionnés vingt-cinq autres chefs d'inculpation le ciblant.
En Bolivie, de l'avis général, la politique sociale d'Evo Morales (2006-2019), dirigeant du Mouvement pour le socialisme (Mas) situé à l'extrême gauche de l'échiquier, a déçu. Mais comme bien d'autres, il a su régaler les oreilles à défaut des ventres. Ses discours favorables aux Amérindiens ou au traitement du lithium dans le pays plutôt qu'à l'étranger ont enrichi le catalogue de citations de nos intellectuels en chaise longue. Ceux-ci aimeront moins se rappeler que le Chávez bolivien a favorisé avant tout les ethnies dont il était proche. Ou qu'il s'est comporté en vainqueur des élections de 2019, qu'il avait manipulées – et auxquelles il s'était présenté en s'asseyant sur la limitation constitutionnelle du nombre de mandats consécutifs –, avant d'être poussé dehors par l'armée. Ou que, comme ancien dirigeant syndical des cocaleros, il ne mit pas beaucoup d'empressement – c'est une litote – à combattre les narcotrafiquants. Sans parler de l'exploitation intensive des matières premières, sans beaucoup de souci des enjeux écologiques (s'il s'était appelé Bolsonaro, ce simple fait aurait suffi à le vouer aux gémonies).
Au Brésil, on reconnaîtra à Luiz Inácio Lula da Silva, dit Lula, d'avoir fait preuve, pendant ses premiers mandats présidentiels (2003-2011), d'un sens du compromis et d'un pragmatisme qui n'ont d'ailleurs pas manqué de jeter le trouble chez ses partisans. Mais même si les condamnations prononcées contre lui ont été annulées pour vice de forme en 2021, l'accumulation des affaires de corruption, de trafic d'influence, de blanchiment d'argent, d'enrichissement illicite, de détournement de fonds publics, de pots-de-vin… qui ont concerné ses ministres, les responsables du Parti du travail (PT), sa formation, et jusqu'à son chef de cabinet et successeur Dilma Rousseff, a de quoi confondre l'entendement.
Le déferlement a commencé dès 2005 avec la révélation des mensualités versées à des députés alliés au PT pour approuver des projets de loi. Début d'une série sans fin… L'enquête qui a peut-être le plus déstabilisé la classe politique au pouvoir est celle menée sur le vaste système de trucage des marchés publics impliquant la société pétrolière Petrobras et les entreprises du secteur des bâtiments et des travaux publics. Elle a même pris une dimension internationale avec l'implication du géant brésilien Odebrecht dans la corruption de plusieurs hauts dirigeants latino-américains. Et quand le Sénat a fini par voter la destitution de la présidente Rousseff, celle-ci ayant dissimulé des subventions et engagé des dépenses supplémentaires sans autorisation législative, le vice-président Michel Temer, appelé à assurer la jonction jusqu'aux élections de 2018, s'est trouvé à son tour mis en cause dans plusieurs scandales! C'est ainsi que la gauche a tiré les marrons du feu pour la droite radicale incarnée par Jair Bolsonaro. Et si Lula a été réélu à la présidence le 30 octobre dernier, c'est d'une courte tête et en devant compter avec un Congrès national dominé par ses adversaires.
De Nkrumah à Mugabe, le temps des Ubu rois
En Afrique, l'heure des illusions lyriques est passée depuis longtemps. On peut dater de la courte tyrannie et des frasques de Laurent-Désiré Kabila au Congo (1997-2001) la fin des utopies révolutionnaires. Mais celles-ci ont eu auparavant la vie dure et le même art consommé de jeter de la poudre aux yeux.
Les échecs des étatismes économiques et culturels, pourtant, furent précoces. En Egypte, le socialisme nassérien, soumettant les entreprises aux interventions brouillonnes d'une administration toute-puissante, s'est révélé à ce point contre-performant qu'on a fini par restituer une autonomie de gestion aux sociétés nationalisées. Le tournant pris avec l'infitah libérale de Sadate a néanmoins maintenu le secteur public en place.
Ailleurs, l'aimable dilettantisme d'un Senghor ou le rayonnement ambigu d'un Mandela ne peuvent faire oublier l'extraordinaire floraison de tant d'autocraties paranoïdes, de tant de Néron et de Caligula qu'on croyait populaires parce qu'ils provenaient du peuple. Qu'on ait pu considérer en Europe un Kwame Nkrumah comme l'apôtre du non-alignement et de la dignité conquise des Ghanéens demeurera un sujet d'étonnement pour les historiens. Il était pourtant aisé de prendre et faire prendre la mesure de la déraison sectaire imposée par celui qui alla jusqu'à se faire appeler l'Infaillible (Katamanko), voire le Rédempteur ou le Messie (Osagyefo), faisant emprisonner ou disparaître tous ses opposants, écrasant le pays sous de folles dettes contractées pour financer une politique de pur prestige, avant d'aller mourir à Bucarest. Plus médiatiques mais ni plus ni moins délirants, les cas d'Idi Amin Dada en Ouganda, de Jean Bédel Bokassa en République centrafricaine ou de Francisco Macías Nguema en Guinée équatoriale ont longtemps bénéficié des mêmes étonnantes indulgences. S'y ajoute, outre "l'expérience socialiste" tanzanienne sur laquelle je vais revenir, la pléthore de celles dont on n'a que trop tardé à dresser les imparables constats d'impéritie au Mozambique, à Madagascar, au Burkina, au Congo-Brazzaville...
Dans un pays tel que le Kenya, qui n'a pas été subjugué par les errances révolutionnaires, il demeure certes trop de poches de pauvreté et de pratiques vénales. Cependant, tous ceux qui ont eu, comme moi, l'occasion de débarquer un jour ou l'autre à Nairobi n'ont pu qu'être frappés par la modernité et le dynamisme de la ville, au point qu'il est aisé de s'y croire en Europe ou en Amérique du Nord. C'était déjà vrai à la fin du siècle dernier. Par contraste, le spectacle qu'offre la Tanzanie voisine désole, tant y est lente la sortie d'un sous-développement chronique, héritage du "socialisme aux pieds nus" mis en œuvre par Julius Nyerere (1960-1985). Le programme consistant à rassembler, souvent par la force, les paysans au sein de communautés villageoises dites ujamaa (« communauté solidaire » en swahili) a débouché après un peu plus d'une décennie sur un des plus grands effondrements agricoles que l'Afrique ait connus. L'aide publique et privée en provenance des pays du Nord a conduit à l'engloutissement de milliards de dollars, principalement des dons. "Dans le sillage de la Banque mondiale, pouvait-on lire dans l'hebdomadaire Jeune Afrique, les donneurs semblent fascinés par la "hauteur des principes" et la "stature politique" de Nyerere"[9]. Le verbe et l'image, une fois de plus, servaient de paravent séducteur de nos gauches, y compris cléricales, alors que l'échec était criant pour quiconque savait regarder derrière. En 1981, l'armée tanzanienne intervint en Ouganda et Amin Dada fut contraint de s'enfuir malgré l'appui militaire de la Libye. Une bonne action en soi, mais qui donna le coup de grâce aux finances de l'État et décida Nyerere à se retirer.
Moins glorieuse encore fut la sortie de scène de Robert Mugabe au Zimbabwe, à 93 ans et après 37 ans de pouvoir (1980-2017). Celui qui avait été encensé comme le champion de la lutte des peuples contre le néocolonialisme a laissé son pays littéralement en ruine. Après sa victoire, pendant dix ans, il commença par maintenir les lois d'exception en vigueur dans la Rhodésie blanche et organisa le massacre de 4000 à 30.000 Ndébélés, peuple bantou qu'il soupçonnait de comploter contre lui. 4500 fermiers blancs furent expulsés, massacrés parfois, par des bandes de militants ou simplement de voyous que le pouvoir téléguidait sans vergogne. Leurs propriétés furent redistribuées, non pas au petit peuple comme les naïfs aimaient à se le raconter sous nos cieux, mais le plus souvent à des membres de la nomenklatura, à des dirigeants du parti au pouvoir, la Zanu-PF d'obédience marxiste, ou à des proches de la famille Mugabe. Faute de moyens (notamment de semences), la plupart des exploitants laissèrent en friche les terres dont ils avaient hérité. Et pays sombra dans la pénurie alimentaire. Citons encore, parmi les réalisations remarquables du régime, la destruction de quartiers entiers de bidonvilles autour de Harare, la capitale, ainsi qu'en province. Décidée en 2005 sous le prétexte de mettre fin à l'insalubrité et aux trafics en tout genre, la mesure a conduit à jeter à la rue plus de 700.000 hommes, femmes et enfants.
Une confiance exclusive dans les lois de la pensée
Il ne sera pas nécessaire de m'objecter que les figures du panthéon (ex)révolutionnaire ici citées – la liste n'étant pas exhaustive, loin de là – n'ont pas ou n'ont pas eu le monopole des abus de pouvoir autocrate, de la mise en coupe réglée des populations et des pratiques d'enrichissement personnel ou clanique. Mais elles y ont ajouté l'inefficacité crasse inhérente à la mise en œuvre de toute utopie. Celle-ci, en effet, implique une confiance exclusive dans les lois de la pensée, la vérité étant à chercher dans leur accord entre elles et non avec la réalité des choses. Platon décrivit ainsi une Cité idéale qu'une élite, isolée et éduquée dans la contemplation du bien, devrait imposer aux hommes, au besoin par la force et la peur. Plus ou moins innocente tant qu'elle ne sera qu'un genre littéraire, l'utopie deviendra redoutable quand elle imprégnera une pensée politique moderne en quête de moyens de renforcer l'emprise de l'Etat.
En pratique, il y a idéalisme à plus ou moins forte dose dès que des orientations et des décisions sont élaborées sur des bases exclusivement théorétiques, sans examen sérieux des données du terrain. Qu'il soit marxiste ou technocrate, l'idéaliste est toujours l'ennemi implacable du concret, de l'incarné, du multiple, du particulier, du personnel, des nuances, des traditions, de l'enracinement… Si la planification se heurte à la complexité des faits, ce sont ces derniers et non celle-là qui doivent s'incliner, être remaniés, remodelés. De ce même esprit procèdent les Campanella et les Fourier d'hier et d'aujourd'hui, les systèmes totalitaires communistes ou fascistes, la Managerial Revolution prônée par James Burnham, la prolifération des constitutions et autres déclarations universelles, les projets de gouvernance mondiale ou, à tout le moins, de limitation des souverainetés nationales sous-jacents notamment dans les rapports climatiques du Giec…
Poussée jusqu'à ses ultimes et terrifiantes conséquences, que l'humanité n'a que trop appris à connaître, la subordination de l'existence à la pensée engendre les idéocraties qui prétendent réinventer la société à partir d'abstractions, opposant au besoin la terreur aux résistances insupportables des hommes et des choses. Répression, abolition de la vie privée, exterminations, camps de concentration, polices de la pensée, lavages de cerveaux… sont le prix à payer pour que le peuple se plie à "l'idée". Après avoir mutilé le réel en théorie, l'idéalisme ne peut qu'en venir à le mutiler en pratique[10].
Dans une lettre ouverte à Jean-Paul II, Armando Valladarès, ex-prisonnier politique cubain et ancien ambassadeur des Etats-Unis auprès de la commission des droits de l'homme de l'Onu, regretta que, dans les diverses demandes de pardon formulées par le Pape, il n'y eût pas la moindre référence "à la complicité, par action ou par omission, de nombreux ecclésiastiques avec le communisme" et pas davantage aux égarements aiguillés par les théologiens de la libération. Et d'évoquer l'appui public apporté à Fidel Castro, lors de sa visite au Chili en 1971, par le cardinal Silva Henriquez, archevêque de Santiago, et les Chrétiens pour le socialisme locaux, les déclarations faites à Cuba en 1974 par l'inénarrable Mgr Casaroli, artisan de l'Ostpolitik du Vatican, et en 1989 par le cardinal Etchegaray, alors président de la commission pontificale Justice et Paix, la lettre du cardinal brésilien Arns, en 1989 également, s'adressant à son "très cher Fidel" et dans laquelle il affirmait que les "conquêtes de la révolution" ne constituaient rien de moins que "les signes du Royaume de Dieu", les propos maintes fois réitérés du cardinal Ortega y Alamino, archevêque de La Havane, en faveur d'un dialogue et d'une collaboration avec le régime communiste… On en passe![11]
Et chez nous ? En ces temps où les repentances sont à la mode, ne faudrait-il pas suggérer aux évêques belges d'exprimer au moins leurs regrets pour l'absence de réaction publique de leurs prédécesseurs face aux dérives politiques d'organismes dont les responsables étaient mandatés par eux ?
PAUL VAUTE
Historien, journaliste honoraire
Auteur notamment de Plaidoyer pour le vrai (éd. L'Harmattan),
de La voie royale. Essai sur le modèle belge de la monarchie (éd. Mols)
et d'un blog historique, https://lepassebelge.blog (plus de 200 articles à ce jour)
[3] Interview publiée dans La Libre Belgique, 28 nov. 1983.
[4] Interview à ABC, Madrid, 10 oct. 1973.
[5] Tissa BALASURIYA, omi, Jésus-Christ et la libération humaine, trad. de l'anglais, Bruxelles, commission Justice et Paix francophone (coll. "Témoins de la justice", n° 3-4), 1977, p. 96. A l'époque où ces lignes furent écrites, nombre d'enquêtes dont celles de Simon Leys (Pierre Ryckmans) avaient déjà fait largement la lumière sur l'imposture et les crimes de masse du maoïsme.
[6] Un autre regard sur Staline, Bruxelles, EPO, 1994.
[7] La Libre Belgique, 15 avril 1998. – On trouvera de nombreux autres exemples de ces aveuglements dans le récent ouvrage de l'historien et homme politique libéral Hervé Hasquin, Œillères rouges. Complaisances intellectuelles avec les régimes totalitaires de gauche, Bruxelles, La Pensée et les Hommes, 2021.
[8] https://www.ptb.be/venezuela_l’élection_présidentielle_dé... (communiqué du 23 mai 2018 saluant la réélection de Nicolás Maduro).
[9] Jeune Afrique, Paris, 17 janv. 1979.
[10] Je me permets de renvoyer sur ce sujet à mon Plaidoyer pour le vrai. Un retour aux sources, Paris, L'Harmattan, 2018, pp. 217-225.
[11] Cité in Polémique info, 19 mai 2000, p. 3.
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