Conflit entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan : Michel Petrossian dénonce le bal des tartuffes (17/12/2022)

Une "opinion" de Michel Petrossian publiée sur le site de la Libre (après avoir été publiée vendredi sur le site du Figaro) :

Conflit entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan : le bal des tartuffes

Depuis plusieurs jours, le haut-Karabakh est en mode étouffoir : pas de gaz, pas d’approvisionnement par voie terrestre ou aérienne. 120 000 Arméniens dont 30 000 enfants sont pris entre le marteau et l’enclume, comme des brebis que l’on mène à l’abattoir.

 
Une opinion de Michel Petrossian, compositeur français d’origine arménienne. Il a remporté le Grand prix au Concours international de composition Reine Élisabeth en 2012

Les couverts sont dressés, le minuteur est parti – tout est prêt pour que le funèbre festin d’un Noël inversé commence. Il célébrera la mort et non la vie, et pourra débuter par un dessert étrange – la bûche glacée. Certains l’aiment chaude, et l’Azerbaïdjan a tout pour vous servir – du gaz local (il en reste un peu), comme du gaz russe (on en revend beaucoup). Mais pour sa propre consommation, l’Azerbaïdjan préfère la bûche glacée, bien que saignante. La bûche à l’Arménien.

Depuis plusieurs jours, l’Artsakh (Haut-Karabakh) est en mode étouffoir – pas de gaz, pas d’approvisionnement par voie terrestre ou aérienne. 120 000 Arméniens dont 30 000 enfants pris entre le marteau et l’enclume, comme des brebis que l’on mène à l’abattoir. Les obus en moins (pour le moment), la Deuxième Guerre a laissé un souvenir semblable : le siège de Léningrad par la Wehrmacht qui a valu 1 800 000 morts – et la symphonie n°7 Léningrad de Chostakovitch.

Je songe à une œuvre symphonique qui serait l’équivalent contemporain, et j’ai déjà le titre – “Le bal des Tartuffes”.

J’essaie d’imaginer le son des yeux qui se ferment – par le terrible froid qui nous guette, et qui va jusqu’à pénétrer l’âme, cela ne devrait pas être difficile. Des centaines, des milliers, des millions d’yeux qui se ferment en rythme. Les yeux de certains chefs d’État. Des hauts et des bas responsables. Des dirigeants de grandes institutions. Des investisseurs. Cling-cling – mouvement des yeux coordonnés.

De nombreux Azéris venus en cars ont barré la route du couloir de Latchin, fragile cordon ombilical qui relie l’Artsakh à l’Arménie. Ils se présentent comme des “militants écologistes” et prétextent “l’écoterrorisme” des Arméniens pour justifier leur action. Mais c’est le salut néofasciste des Loups Gris qu’ils brandissent face aux militaires russes, force d’interposition qui doit assurer la “paix” signée au grand désavantage des Arméniens le 9 novembre 2020. Le compte à rebours est lancé, car ils donnent 24 heures aux Russes pour quitter le territoire. Et la mission d’observation de l’Union européenne se termine le 19 décembre. Josep Borrell, le vice-président de la Commission européenne, a précisé que ce délai ne sera pas prolongé. À vos montres, le festin va commencer bientôt !

Avant la bûche, un permis de chasse donc… Qui sera opulente, car il y a tous les moyens pour la mener comme il faut. L’Union européenne a d’ailleurs accordé, il y a quelques jours, 2 milliards d’euros à l’Azerbaïdjan. Curieusement, c’est le groupe “Socialistes et Démocrates” (S&D) du Parlement européen qui a eu quelques scrupules à octroyer ce montant sans conditions, introduisant une motion qui proposait de subordonner strictement ce très généreux package “à l’engagement international de l’Azerbaïdjan au respect des droits de l’homme, y compris la préservation et la protection de l’héritage culturel et historique sur les territoires sous son contrôle”. Proposition rejetée !

Quand on ferme les yeux à ce point, on laisse une liberté sans limites, on fait pousser des ailes.

Et la petite dictature aux grandes ambitions qu’est devenue l’Azerbaïdjan, ne se prive pas d’en faire bon usage. Il brade. On apprend par exemple, par un article du 13 décembre dernier sur la plateforme media CivilNet que le 5 juillet 2022 trois nouvelles mines de cuivre et de molybdène auraient été octroyées par l’Azerbaïdjan à une compagnie britannique, moyennant 3 milliards de dollars. Depuis la fin de la guerre du Haut-Karabakh en 2020, la même compagnie réexploite la mine d’or à Zangelan (présentée sous le nom azéri de Vejnali), petit village frontalier déjà “nettoyé” de la présence arménienne. Et l’une des nouvelles mines se trouve dans la ville arménienne artsakhiote de Kashen (Demirli en azéri). C’est cela, “l’écoterrorisme” des Arméniens dans cette ville que des pseudo-militants sont venus “contester”.

Les convives du festin funèbre s’impatientent, il serait de bon ton de leur offrir l’entrée en possession de leur bien en cadeau de Noël. Problème – il y a encore des gens sur cette terre. Qu’à cela ne tienne, et vive la tradition ! N’a-t-on pas “libéré” des terres aurifères en Californie ou ailleurs, pour exploiter les ressources sans être dérangés par le gémissement des agonisants ? La tête d’un Indien valait alors 5 dollars, le scalp – 50 cents. Une amie chercheuse a consulté les archives pour reconstituer le nombre effrayant des Indiens massacrés : 1,4 millions de dollars déboursés par le gouvernement fédéral rien qu’en 1854. Leur tort ? Être né sur des terres qui contiennent de l’or. L’histoire se répète, rien de nouveau sous le soleil. Mais les rôles changent.

Le Ponce Pilate d’hier par exemple, c’est le pape d’aujourd’hui. Alors que la France a unanimement reconnu, par la voix de son Sénat d’abord, puis par celle de l’Assemblée nationale – 238 pour, aucune contre – qu’il y avait dans la situation de l’Azerbaïdjan et de l’Arménie un agresseur et un agressé, l’écrivain Sylvain Tesson a eu une sacrée surprise le 24 octobre dernier en constatant qu’il n’en était pas de même au Vatican. Comme il accompagnait le président de la République, l’écrivain a voulu sensibiliser le Souverain Pontife à la cause des Arméniens. Voici ce qu’il relate de son bref échange avec le Pape François et Monseigneur Gallagher, le Secrétaire du Saint-Siège pour les Relations avec les États : “L’un m’a opposé un air tout à fait consterné et l’autre une fin de non-recevoir extrêmement brutale, au nom du fait que ce n’étaient pas les affaires du Vatican que de dénoncer les agresseurs” . Tiens, tiens, on l’aurait cru pourtant, en entendant le Pape parler de la Russie et de l’Ukraine…

Le Pape prie pour la paix comme Ponce Pilate se lavait les mains jadis. Presque pareil, mais je préfère encore Ponce Pilate, plus authentique. En attendant, quatre jours comme travaux préparatoires pour la fête en chambre froide, ce n’est pas trop mal. Mais ça va s’accélérer, j’en suis sûr. Le porte-parole de Borrell n’a-t-il pas estimé que l’Union européenne ne peut se prononcer sur ce blocage, car elle n’était pas sur place ? Pourtant, l’UE n’est pas sur place en Iran non plus, ce qui ne l’empêche nullement de critiquer le régime de Téhéran.

Enfin, on n’achète plus d’énergie fossile à la Russie, officiellement. Mais on en achète officieusement, grâce au “partenaire fiable” qu’est l’Azerbaïdjan. J’ai plusieurs thèmes pour mon “Bal des tartuffes”, décidément ! Beaux chapitres, galerie de portraits, grands mouvements – main sur le cœur, regard ailleurs…

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