"Un Père de l’Église pour notre temps" (01/01/2023)

Du cardinal Julián Herranz en 2007 (source) :

Un Père de l’Église pour notre temps

L’été dernier, un étudiant, après avoir entendu l’homélie de Benoît XVI sur l’Eucharistie pendant la Journée mondiale de la Jeunesse, à Cologne, m’a dit: «Éminence, l’histoire dira que, cette fois-ci, les cardinaux ont choisi pour pape un Père de l’Église…». Je ne sais pas ce que diront les historiens de ce pontificat mais une chose est certaine, et je suis heureux de le rappeler à la veille du quatre-vingtième anniversaire du Pape: les Pères de l’Église, en Orient comme en Occident, étaient liés, comme nous le sommes aujourd’hui, aux événements de leur temps, mais ils les vivaient, l’âme emplie d’une particulière clairvoyance doctrinale et sociale. L’homme Ratzinger a montré, de façon remarquable, avant et après son élection à la chaire de Pierre, qu’il était de la même nature que les Pères. Je laisse à d’autres le soin de le démontrer avec de plus amples arguments et une plus grande richesse de détails. Je me limiterai, quant à moi, dans cet écrit fait pour présenter mes vœux, à évoquer trois situations ecclésiales dans lesquelles je me suis senti particulièrement en accord avec lui.

La crise postconciliaire

Ce que l’on a appelé “la crise postconciliaire” des vingt années 1965-1985 a vraiment été un phénomène paradoxal. Alors que l’Esprit Saint, dépassant les limites humaines, venait de répandre sur l’Église la très puissante lumière de Vatican II, s’ouvrit, dans de nombreux secteurs de l’Église, une dramatique période d’obscurité et de confusion profondes où se mêlèrent: un désir de moderniser la théologie et la foi en mettant Dieu en marge et l’homme au centre; une réduction, dans une perspective “temporelle”, du message évangélique de salut et, en conséquence, de la mission de l’Église; une nouvelle conception de l’identité sacerdotale qui conduisit beaucoup de prêtres à laïciser leur style de vie et qui provoqua une hémorragie de défections sacerdotales et religieuses; des expérimentations liturgiques incontrôlées et désacralisantes, faites au nom de ce que l’on disait être la “réforme voulue par le Concile”, et ainsi de suite. Dans un tel contexte, le mot “tridentin”, synonyme de “conservateur, rétrograde” prit pour beaucoup de gens une coloration péjorative presque insultante; et pendant ce temps, d’autres s’agrippaient à un traditionalisme réducteur de la vraie tradition chrétienne, qui était parfois même en opposition avec le magistère du Concile.

«À l’égard des deux positions opposées», avertit alors le cardinal Ratzinger dans son fameux Rapport sur la foi, «il faut d’abord préciser que le Concile Vatican II est soutenu par la même autorité que le Concile Vatican I et que le Concile de Trente: c’est-à-dire par le Pape et le collège des évêques en communion avec lui. Il faut ensuite rappeler, du point de vue du contenu, que le Concile Vatican II se situe dans la stricte continuité des deux Conciles précédents et les reprend à la lettre sur des points décisifs». Je confesse qu’en lisant cette interview du préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi réalisée par Vittorio Messori, j’ai été profondément frappé par la courageuse clarté et par le réalisme lucide avec lesquels les déviations doctrinales et disciplinaires de la “crise postconciliaire” étaient exposées. Ce long entretien suscita de vives réactions sur les premières pages des journaux.

J’eus l’occasion de parler de tout cela avec le cardinal, notamment dans un long entretien que j’eus avec lui le 14 janvier 1985, dans son bureau de la Congrégation. J’eus aussi la possibilité ce jour-là de lui décrire en détail l’attitude du fondateur de l’Opus Dei, Mgr Escrivá – dont la cause de canonisation était déjà ouverte –, face à la situation de l’Église dans cette crise dramatique. Je luis dis qu’en lisant son Rapport, j’avais trouvé dans de nombreux passages, exprimées dans un langage académique, les mêmes considérations théologiques et pastorales – considérations douloureuses, mais pleines d’espérance –, que celles que j’avais entendues dans les années Soixante et Soixante-dix de la bouche de Mgr Escrivá, parfois même lorsqu’il faisait à voix haute sa méditation personnelle dans la chapelle, devant le tabernacle. «Cela a été la réaction d’un grand fondateur et d’un saint prêtre», commenta Ratzinger.

Le Rapport sur la foi fut justement appelé “déclaration prophétique” ou “document historique dans l’herméneutique conciliaire”, ou encore, «herméneutique de la continuité», comme le définit Benoît XVI dans cette juste et sereine interprétation du Concile, qu’il offrit, bien des années plus tard, dans son premier discours de pape à la Curie, lors de la rencontre traditionnelle de Noël. Le Pape l’opposait ainsi à l’«herméneutique de rupture» dénoncée dans le Rapport. La lecture de ces considérations – qui ne sont pas l’œuvre théorique d’un théologien mais la méditation d’un théologien-pasteur conscient de sa responsabilité face aux âmes qu’il a à guider – évoquait d’une certaine façon la figure lointaine mais toujours actuelle des Pères de l’Église. Ceux-ci, en effet, à travers leurs écrits (traités, bien sûr, mais surtout discours et homélies, fruits de leur méditation assidue de l’Écriture Sainte) transmettaient aux fidèles une vigoureuse nourriture spirituelle et intervenaient avec diligence quand les circonstances internes de l’Église ou celles, externes, de la culture païenne rendaient nécessaire de bien définir le contenu, les exigences et les propositions du texte évangélique et de la tradition apostolique. Sorte de confirmation de mon impression personnelle et certainement signe de la vénération particulière du futur Pape pour les Pères de l’Église, voici la dédicace que le cardinal Ratzinger écrivit gentiment pour moi sur un exemplaire de l’édition espagnole du Rapport sur la foi: «En communion fraternelle pour Mgr Herranz, Joseph cardinal Ratzinger, dans la fête de saint Athanase 1986».

La dictature du relativisme

L’esprit de l’homélie que le doyen du Collège cardinalice prononça à la messe pro eligendo Romano Pontifice, le matin du lundi 18 avril 2005, me semble non pas celui d’Athanase, le grand théologien de l’incarnation du Verbe, mais bien plutôt celui d’Augustin, qui avec sa Cité de Dieu détacha le destin du christianisme du destin politique et culturel de la société impériale décadente. Légèrement enrhumé, le cardinal Ratzinger parla cependant d’une voix sereine et paisible de la situation de l’Église et du monde et nous dit: «Combien de vents de doctrine avons-nous connus ces dernières décennies, combien de courants idéologiques, combien de façons de penser […]! Avoir une foi claire, selon le Credo, est souvent étiqueté comme fondamentalisme. Tandis que le relativisme, c’est-à-dire le fait de se laisser porter “ici et là par n’importe quel vent de doctrine” apparaît comme l’unique attitude à la hauteur des temps d’aujourd’hui. Est en train de se constituer une dictature du relativisme, qui ne reconnaît rien comme définitif et qui ne laisse comme mesure ultime que le moi et ses désirs». Et dans la conclusion de l’homélie historique qu’il nous adressa à nous, les 115 cardinaux électeurs qui étions sur le point d’entrer en conclave, il ajouta: «Notre ministère est un don du Christ aux hommes pour construire son corps, le monde nouveau». Un monde dans lequel le Christ soit la mesure du véritable humanisme et où une saine conception de la laïcité permette de surmonter la “dictature du relativisme” qui distille dans les institutions politiques nationales et internationales, surtout dans la vieille Europe, le fondamentalisme laïciste, radicalement opposé à ce que la religion ait la moindre importance sociale ou culturelle. Ce type de fondamentalisme n’est certainement pas respectueux du droit à la liberté religieuse proclamé, dans le cadre privé et social, par l’article 18 de la Déclaration de l’ONU sur les droits fondamentaux et universels de la personne humaine.

On a dit que la convergence de plusieurs facteurs explique l’élection rapide du cardinal Ratzinger: le prestige intellectuel du grand théologien, la légitimité institutionnelle du préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, la réputation de profonde spiritualité et d’expérience pastorale de l’homme, et puis aussi la légitimité de l’homme de confiance de Jean Paul II. Je pense que tout cela est vrai et que ces deux années de pontificat ont surtout mis en relief la continuité du magistère pontifical qui n’a jamais cessé de prêcher avec ténacité le Christ: principe de vie et de salut pour les âmes – que Ratzinger comme Wojtyla sait ancrer dans la réalité quotidienne des fidèles – mais aussi lumière nécessaire pour comprendre et protéger aussi bien la vérité et la dignité de la personne humaine – la juste anthropologie qui résume le concept de loi naturelle – que le véritable progrès de la société, face à la dégradation culturelle et morale du relativisme. Comme Jean Paul II, Benoît XVI attire les foules en rendant compréhensible à tous les concepts les plus profonds de la théologie catholique.

La rencontre raison et foi

Comme beaucoup d’autres le firent pour réagir à la campagne médiatique et fondamentaliste orchestrée dans les pays islamiques contre le Pape, à la suite du fameux discours à l’Université de Ratisbonne, moi aussi, dans une interview du 16 septembre publiée dans un journal italien connu, je recommandai la lecture complète de la leçon magistrale sur foi et raison. Ce n’est qu’ainsi – et non sur la base de résumés partiels parus dans la presse ou de superficielles informations télévisées – que les musulmans modérés et raisonnables pouvaient comprendre que les considérations de Benoît XVI, loin de dénigrer l’islam, ouvraient la meilleure voie possible pour le dialogue nécessaire entre les cultures et les religions.

En effet, l’affirmation que «ne pas agir selon la raison est contraire à la nature de Dieu» constitue le point de départ des affirmations suivantes du Pape que, tout en sachant qu’elles risquent de s’en trouver appauvries, je résumerais ainsi: «Au commencement était le Logos et le Logos est Dieu, nous dit l’Évangéliste [Jean]. La rencontre du message biblique et de la pensée grecque n’était pas le fait du hasard […]. Fondamentalement, il s’agit d’une rencontre entre la foi et la raison, entre l’authentique philosophie des Lumières et la religion […]». Et après avoir signalé les limites de la raison purement positive, sourde aux réalités spirituelles, Ratzinger ajoute: «Car, tout en nous réjouissant beaucoup des possibilités de l’homme, nous voyons aussi les menaces qui surgissent de ces possibilités et nous devons nous demander comment les maîtriser. Nous ne le pouvons que si foi et raison se retrouvent d’une manière nouvelle, si nous surmontons la limitation autodécrétée de la raison à ce qui est susceptible de vérification dans l’expérience et si nous ouvrons de nouveau à la raison tout son espace […]. C’est ainsi seulement que nous devenons capables d’un véritable dialogue des cultures et des religions, dont nous avons un besoin si urgent».

Certes, c’est un dialogue qui doit se dérouler dans le respect mutuel de la dignité de la personne humaine – valeur universelle qu’il faut protéger contre tout réductionnisme relativiste – et des droits fondamentaux qui naissent de cette dignité, parmi lesquels figure le droit à la liberté de culte et de conscience, comme Benoît XVI a pris soin lui-même de le dire à diverses reprises, notamment dans son voyage suivant en Turquie. Un voyage justement considéré dans un premier moment comme “dangereux” et même “téméraire”, puis jugé “triomphal” et “décisif pour le dialogue chrétien-musulman”.

On devrait en effet chercher le moyen d’établir dans la sérénité un dialogue intelligent qui aide à faire reculer progressivement le caractère non raisonnable du fondamentalisme islamique, racine du terrorisme du même nom, et qui unisse christianisme et religion islamique dans l’engagement commun à faire face, dans ce que l’on appelle Occident, à un type de raison qui exclut totalement Dieu de la vision et de la vie morale de l’homme. C’est ce que nous a expliqué Benoît XVI lui-même, le 22 décembre dernier, lorsqu’il a parlé à la Curie romaine de sa visite en Turquie: «Il s’agit», a-t-il dit, «de l’attitude que la communauté des fidèles doit adopter face aux convictions et aux exigences qui s’affirment dans la philosophie des Lumières. D’une part, nous devons nous opposer à la dictature de la raison positiviste, qui exclut Dieu de la vie de la communauté et de l’organisation publique, privant ainsi l’homme de ses critères spécifiques de mesure. D’autre part, il est nécessaire d’accueillir les véritables conquêtes de la philosophie des Lumières, les droits de l’homme et en particulier la liberté de la foi et de son exercice, en y reconnaissant les éléments essentiels également pour l’authenticité de la religion».

Ce discours me remit en mémoire ce qu’avait dit sur les Pères de l’Église le jeune de la Journée mondiale de Cologne… Je pense à Ambroise et à Augustin, aux efforts qu’ils ont déployés pour faire front à la décadence de l’Empire, aux invasions barbares et au début de la transmission à l’Europe naissante de l’héritage classique et chrétien. Et je pense à Jean Paul II et à Benoît XVI, à leur engagement pour affronter, avec les éternelles forces créatives de la raison humaine et de la foi dans l’amour divin, la décadence et, au fond, la “barbarie” du fondamentalisme laïciste (la dictature relativiste d’une société et d’une culture sans Dieu) ainsi que le fondamentalisme islamique (qui voudrait au contraire imposer la foi en Dieu à travers le terrorisme physique et moral).

Merci, Sainteté, parce que vous nous enseignez à vivre ainsi: avec une âme contemplative plongée dans la joyeuse amitié avec le Christ et un regard apostolique attentif aux passionnants événements de notre temps. Mes compliments pour ces quatre-vingts ans de jeunesse chrétienne et mes vœux les plus fervents pour de longues années encore de ministère. Nous en avons tous besoin, chrétiens et non-chrétiens.

12:02 | Lien permanent | Commentaires (0) |  Facebook | |  Imprimer |