Les fins dernières, ces grandes oubliées de la prédication (10/01/2023)

De l'abbé Claude Barthe sur Res Novae (janvier 2023) :

Prêcher et catéchiser sur les fins dernières

En conclusion d’un chapitre sur la crise de la prédication des fins dernières (la mort, le jugement particulier et le jugement général, l’enfer, le paradis, et aussi le purgatoire, Guillaume Cuchet écrit : « Cette rupture au sein de la prédication catholique a créé une profonde discontinuité dans les contenus prêchés et vécus de la religion de part et d’autre des années 1960. Elle est si manifeste qu’un observateur extérieur pourrait légitimement se demander si, par-delà la continuité d’un nom et de l’appareil théorique des dogmes, il s’agit bien toujours de la même religion[1]. »

Érosion préconciliaire de cette prédication

En ce domaine comme en d’autres, le « grand déménagement » (Guillaume Cuchet) qu’a provoqué Vatican II, y compris dans les doctrines qu’il n’a pas lui-même revisitées, ce qui est le cas des fins dernières, a été précédé d’une longue et progressive dégradation interne. Celle-ci s’est accélérée, en tous domaines, à partir de la dernière guerre, avant l’affaissement brutal qui a suivi. Ainsi de la crise des vocations sacerdotales et religieuses, dont la courbe s’abaissait depuis longtemps, avant de s’effondrer à partir de 1965. Une image nous vient, trop forte sans doute, celle de la cité fantomatique du Sertão brésilien, décrite par Michel Bernanos dans L’envers de l’éperon, ville rongée par les termites dont murs et monuments vont s’effondrer à la moindre poussée.

À la fin des années cinquante, Julien Green, dans son Journal, faisait des allusions répétées au fait que l’on parlait déjà avec réticence des fins dernières. Un bon témoignage de cette gêne se trouve chez Jacques Maritain qui, dans un écrit de 1961, « Idées eschatologiques », qui sera publié de manière posthume dans Approches sans entraves[2], élabore un étonnant conte qui revient à évacuer le désespoir des damnés : finalement pardonnés après le jugement dernier, ils seraient transportés dans les limbes (auxquelles Maritain croyait donc encore) où ils jouiraient de la félicité naturelle que connaissent les enfants morts sans baptême. C’était une reprise, sur la pointe des pieds, de la théorie d’Origène, dite apocatastase, « rétablissement », qui soutenait que les peines de l’enfer n’étaient pas éternelles, et qui a été condamnée par le second concile de Constantinople.

Évanouissement postconciliaire

Cependant, ici comme ailleurs, le grand bouleversement dans la prédication est intervenu à partir du Concile. Au sein d’une bibliographie très important, on cite toujours la thèse d’histoire religieuse d’Yves Lambert, Dieu change en Bretagne : La religion à Limerzel de 1900 à nos jours[3]. Sur le point qui nous intéresse, il montre que, dans le bulletin paroissial de Limerzel, on a parlé du purgatoire et de l’enfer jusqu’en 1965, lorsque s’achève le Concile, puis qu’on avait cessé d’un coup et définitivement de le faire.

On ne saurait traiter Hans Urs von Balthasar de progressiste. Or, sa thèse sur l’enfer, à laquelle a répondu Mgr Christophe J. Kruijen, auteur de l’article qui suit, n’est pas marginale dans sa pensée mais elle tient au cœur de sa théologie. L’Écriture interdit de nier la possibilité de la damnation, concédait Balthasar, mais il s’interrogeait sur la possibilité de facto et même de jure de la damnation : « Nous ne savons pas si une liberté humaine est capable de se refuser jusqu’au bout à l’offre que lui fait l’Esprit de lui donner sa liberté propre et véritable[4]. » Autrement dit, selon lui, nous ne savons pas si l’homme est capable de pécher sans rémission. Le théologien de Bâle, qui n’hésitait pas en définitive à mettre au paradis les pires criminels non repentis, n’était pas suivi par des confrères bien plus progressistes, tel Edward Schillebeeckx, op, qui voyait pour les pires pécheurs la mort comme la fin de tout. Quant à Gustave Martelet il empruntait à Jean Elluin « l’enfer chirurgical », sorte de super-purgatoire qui détruirait dans l’âme des grand pécheurs toute la part mauvaise de leur volonté et laisserait, après une « division déchirante », le petit reste de bonne volonté dans la béatitude).

Le dérapage s’est d’ailleurs continué ou a d’ailleurs continué: « Que Dieu me pardonne, et la sainte Église, si je vais trop loin dans ces hypothèses », écrivait le très classique et très thomiste P. Marie-Joseph Nicolas op dans son Court traité de théologie (Desclée, 1990), qui en arrivait à pencher vers les théories de l’illumination post mortem, avec un « moment métaphysique » au-delà de la mort clinique où l’âme serait capable d’un dernier choix dans une lumière totale. Et même vers l’hypothèse d’un possible repentir pour les damnés, une « conversion de la haine à l’amour ».

Mais si l’enfer a disparu, le purgatoire n’est guère mieux traité : les prêtres qui en parlent encore dans les homélies d’enterrement sont considérés comme « rigides ». Au reste, les commentaires et homélies des messes de funérailles, quelle qu’ait été la vie du défunt, supposent son « entrée au ciel » immédiate. L’enterrement devient « enciellement »[5]. La vision surnaturelle du décès comme retour de l’âme du défunt auprès du Divin Juge disparaît au profit de la célébration de la vie terrestre du mort. Souvent, il est vrai, ce sont les familles qui sont responsables de cette apologie du mort, mais bien peu de prêtres les freinent dans cette approche erronée des funérailles et beaucoup les encouragent. Du coup, non seulement on ne prie plus pour le repos de l’âme de l’être disparu, on ne fait pas dire de messes pour lui, ni on ne s’avise de lui appliquer des indulgences pour abréger son purgatoire. Et pour peu que le défunt ait pratiqué et fait profession de catholicisme, c’est à peine si on ne lui demande pas ses prières du haut du ciel.

On est au cœur d’une théologie libérale où tout se tient, ou plutôt où tout se délite. L’appartenance à l’Église nécessaire au salut s’estompe ou, ce qui revient au même, est présumée exister chez tout un chacun : l’œcuménisme, avec sa « communion imparfaite » des séparés et le dialogue interreligieux, avec son « respect sincère » des autres religions, posent en principe que tout homme fait partie en quelque manière de l’Église et qu’il est engagé dans la voie du salut.

De même est gommée l’horreur de la rupture opérée par le péché empêchant l’union au Christ. Nous avons eu l’occasion de parler de cette hérésie ordinaire que constitue aujourd’hui la négation du péché originel[6]. De manière directe ou plus embarrassée, la très grande majorité des théologiens contemporains nient le caractère historique du péché originel, se refusant à dire qu’a été commis par le père de l’humanité un péché de désobéissance, qui lui a fait perdre la grâce de Dieu et les dons qui l’accompagnaient, de sorte qu’Adam a transmis une nature humaine blessée à toute sa descendance. Conforte cette relativisation de la foi au péché originel, l’abandon généralisé de la doctrine des limbes ou, pour être plus précis, le fait d’affirmer que des enfants morts sans baptême avant l’âge de raison peuvent cependant jouir de la vision béatifique[7].

C’est plus globalement le péché grave, le péché mortel, qui est, non pas nié, mais n’est plus ressenti comme jetant l’âme dans un état objectif de haine de Dieu. Et par le fait, la vie de grâce de l’âme et la vertu de charité sont généralisées et par le fait dévaluées : si le péché n’existe pas vraiment, la vie divine en l’âme n’est qu’un feu follet et l’amour que Dieu nous porte lui-même, peu jaloux et sans exigence, une caricature.

Le message moral se réduit à un discours vain, spécialement le message moral conjugal, d’Humanæ vitæ, que l’on considère comme « prophétique » c’est-à-dire en fait indiquant un idéal sans y obliger vraiment, à Amoris lætitia pour qui des personnes vivant dans l’adultère public peuvent parfois y demeurer sans commettre de péché grave (n. 301). Cette décadence est aggravée, dès l’immédiat après-Concile, par les « départs » nombreux de prêtres et religieux, qui furent et sont autant de scandales à proprement parler. Les abandons publics du célibat par des consacrés excusent les fidèles laïcs qui en prennent et en laissent avec la loi morale.

Ne pas craindre la peur de l’enfer

Jean de Viguerie avait vivement critiqué l’appellation de « pastorale de la peur » que Jean Delumeau appliquait à l’enseignement et à la prédication du Moyen Âge à la fin du XVIIIe siècle, et même jusqu’à Vatican II. Selon J. de Viguerie il s’agissait d’un thème en vogue chez les chrétiens des années 1970, qui plaquaient leurs aspirations sur une histoire religieuse reconstituée de manière très approximative[8]. Jean Delumeau et ses suiveurs « déshistorisent » (Sylvio Hermann De Franceschi) écrits, sermons, etc., du passé, autrement dit font une lecture selon leur propre morale contemporaine. En réalité, les débats historiques sérieux portent sur le développement du rigorisme janséniste et gallican contrebattu par une morale dite « jésuite », moliniste, alphonsienne.

Or, c’est saint Ignace lui-même qui, dans ses Exercices spirituels, propose une méditation sur la plus objectivement terrifiante des réalités, celle de l’enfer : « Je verrai des yeux de l’imagination ces feux immenses, et les âmes des réprouvés comme enfermées dans des corps de feu (n. 66). J’entendrai, à l’aide de l’imagination, les gémissements, les cris, les clameurs, les blasphèmes contre Jésus-Christ Notre-Seigneur et contre tous les Saints (n. 67). Je me figurerai que je respire la fumée, le soufre, l’odeur d’une sentine et de matières en putréfaction (n. 68). » Il donne préalablement la motivation toute simple et équilibrée de cet exercice qu’il propose : « Je demanderai le sentiment intérieur des peines que souffrent les damnés, afin que, si mes fautes me faisaient jamais oublier l’amour du Seigneur éternel, du moins la crainte des peines m’aidât à ne pas tomber dans le péché (n. 65). »

Les Exercices spirituels ignatiens ont pour objet de préparer à des choix importants, des élections, notamment la réponse à une vocation, après une purification de l’âme, et un embrasement de sa générosité au sein de l’indifférence, c’est-à-dire d’un plein abandon à la volonté de Dieu, qui devra être la plus justement sensible aux motions par lesquelles l’Esprit-Saint intervient sur cette âme. C’est dans ce processus général qu’une « première semaine », une première étape d’une retraite de 40 jours est consacrée à la purification, selon une structure très simple qui fait méditer le retraitant sur deux thèmes : celui des péchés (péché des anges, péché originel, péché mortel) et celui de l’enfer, méditations accompagnées de pénitences prudentes mais sérieuses. Après quoi, l’exercitant pourra franchir les étapes suivantes pour entendre l’appel du Seigneur Jésus, tout en méditant sa vie, sa Passion, sa Résurrection.

Ce schéma de prédication, souvent condensé en 8 jours, a été élaboré dans le cadre de la rénovation spirituelle de la chrétienté qui a suivi le Concile de Trente. Bien d’autres types d’exercices¸ soit inspirés par ceux de saint Ignace, soit d’une visée parallèle, ont alors abondamment fleuri. Par exemple les missions paroissiales, sortes de retraites destinées à toucher le plus grand nombre et à renouveler la ferveur des fidèles. Elles ont eu un immense développement aux XVIIe et XVIIIe siècle, mais aussi au XIXe et jusques aux rives des années soixante du XXe siècle. Ces missions commençaient par une invitation pressante à la purification, au moyen de prédications sur le sens de l’existence, la mort, le péché, l’enfer, le purgatoire, pour conduire à des journées de confessions, souvent confessions générales de toute la vie, ce qui disposait les participants à entendre ensuite dans les meilleures dispositions les sermons sur la vie bienheureuse, l’amour de Dieu et du prochain, la nécessité de la prière, de la pratique de la messe et des sacrements, des commandements de Dieu et de l’Église, l’exercice des vertus, le pardon des offenses, la réconciliation avec ses ennemis, etc.

La condition nécessaire d’une rénovation religieuse est la remise à l’honneur d’une prédication de purification et d’engagement à la pénitence – ascèse de la vie, confession –  par des exercices ou missions sous forme adaptée aux possibilités présentes, par l’aide spirituelle individuelle – la direction spirituelle sous toutes ses formes –, et surtout, plus généralement, dans la prédication ordinaire, l’enseignement du catéchisme, la formation doctrinale et spirituelle.

Les funérailles donnent une possibilité particulièrement favorable pour développer cette prédication, y compris à un public qui n’a plus qu’un lien ténu avec la religion et que la mort d’un proche peut placer dans des dispositions de plus grande réceptivité. Est-il besoin de souligner que cette invitation à la purification est par nature éminemment antimoderne.

Il nous paraît que l’intégration des fins dernières dans la prédication au sens plus large du terme – enseignement parlé, prêché, écrit – est aussi importante du point de vue de la pastorale concrète, du fait de la théologie qui la sous-tend, qu’est le retournement de l’autel en liturgie. À cette inflexion de la pastorale sont liés entre autres le sens du péché, le respect de la morale du mariage, la perception de la nécessité d’appartenir à l’Église, de la nécessité des « œuvres » (messes pour les défunts, indulgences), du baptême des petits enfants. Ce qui sera une réhabilitation de la pastorale, au sens authentique du terme, d’une pastorale catholique.

Abbé Claude Barthe

Lire également : Les fins dernières : considérations sur un sujet en souffrance


[1] Guillaume Cuchet, Comment notre monde a cessé d’être chrétien. Anatomie d’un effondrement, Seuil, 2018, p. 266.

[2] Fayard, 1973.

[3] Paris, Cerf, 1985.

[4] Épilogue, Culture et Vérité, 1997. Voir aussi : Espérer pour tous, Desclée de Brouwer, 1987 ; L’Enfer en question, Desclée de Brouwer, 1988.

[5] Voir Laurent Jestin, « Foi douteuse, espérance trop sûre d’elle-même. La dérive des funérailles chrétiennes », Catholica, automne 2007.

[6] Le magistère comme un édredon – Res Novae – Perspectives romaines.

[7] Commission théologique internationale, La speranza della salvezza per i bambini che muoiono senza battesimoLa Civiltà Cattolica, 4 mai 2007.

[8] Compte rendu d’Un chemin d’histoire. Chrétienté et christianisation (Fayard, 1981), dans Revue historique, avril-juin 1983, pp. 497-498.

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