La Mater admirabilis, raconte Tangi Cavalin, hante la correspondance entre les deux hommes dès ces années-là. Lorsque Thomas Philippe apprend qu’il est nommé́ par le Saint-Office comme régent provisoire du Saulchoir, afin de reprendre en main le lieu de formation des Dominicains de la province de France – en avril 1942, après qu’une publication de son directeur, le père Chenu, a été jugée trop progressiste –, il demande à son ami Paul de célébrer une messe de consécration du Saulchoir à la Mater. Alors que Paul Philippe le seconde aussi dans sa mission jusqu’en 1946, Mater admirabilis devient la figure tutélaire de la lutte pour le redressement de l’Église contre les errements de la modernité. Pour preuve, Tangi Cavalin cite une lettre de Paul à Thomas Philippe cette année-là : « Comme ce que le S. Off [ice] désire précisément avoir au Saul [choir] c’est quelqu’un de sûr, de ferme, qui enseigne des thèses précises et classiques avec leurs termes reçus, comme d’autre part on ne vous nommera pour de bon que selon le résultat de votre rapport, je crois bien de vous dire de le soigner particulièrement – pour la gloire et les desseins très certains et pleins d’amour de Mater. »
Découverte de l’envers du décor
Aussi, on imagine le vertige qui saisit Paul Philippe lorsque tombe le premier témoignage de femme, en 1952. Madeleine Guéroult raconte en effet l’initiation que lui a proposée Thomas Philippe deux ans plus tôt en ces termes : « Il a commencé à me révéler le secret de la T.S. Vierge : à Mater admirabilis la T.S. Vierge lui avait révélé autrefois que certaines femmes étaient des images vivantes de la T.S. Vierge et qu’il pouvait avoir des relations d’épousailles mystiques avec elles comme avec la T.S. Vierge. C’est à ce moment-là qu’il a fait des gestes osés et il a essayé de passer une jambe entre les cuisses et ensuite de passer les mains sur mon sein » (déposition devant le Saint-Office en 1952 citée dans le rapport). Arrive un deuxième témoignage de femme qui évoque un « Cénacle » d’initiées.
Peu à peu, Paul Philippe, alors visiteur religieux, découvre avec horreur l’envers de la dévotion inculquée par Thomas, qui est écarté de la direction de l’Eau vive, le centre spirituel qu’il a fondé. Il cherche à comprendre. Selon lui, Thomas aurait deux doctrines, une saine, celle prêchée en public et connue de tous, non dépourvue de fragilités toutefois, et une mauvaise, réservée à ses « initiées ».
« Mais personne, écrit-il dans un rapport que lui demande à l’époque le Maître de l’Ordre, ne se serait douté que le Père réservait une autre doctrine à certaines initiées, victimes de ses aberrations. Moi-même qui le connaissais si intimement et qui avais remarqué les déficiences regrettables de sa doctrine et de sa direction […], j’ose déclarer que, si le Père n’avait pas avoué avoir commis les faits qui ont été dénoncés et la doctrine par laquelle il les justifiait, j’aurais cru à une machination diabolique de ses ennemis. » Derrière les mots de Paul Philippe, on perçoit l’onde de choc personnelle suscitée par la révélation.
Paul Philippe continue de creuser. Il parle avec des psychiatres. Bientôt, il penche pour la folie. Dans une lettre adressée au Maître général en juin 1952 (citée dans le rapport), il écrit qu’il a vu Thomas et que celui-ci lui a « fait peur, pour la première fois ». Son vieil ami lui a confié que, « chaque jour, il se sentait devenir plus étrange, que le monde extérieur lui semblait comme une prison dont les murs se rapprochaient de plus en plus de sa tête, au point de l’enserrer, que la seule vue d’un habit de l’Ordre le jetait parfois dans une angoisse insurmontable ». Confidence sincère ou manipulation ? Thomas Philippe obtient d’être renvoyé en France pour se soigner. Paul est malgré tout préoccupé par un courrier que lui a envoyé Jean Vanier. Il se demande si Thomas n’aurait pas fait des émules. Alors, il demande la permission d’enquêter. La mort du Maître de l’Ordre de l’époque rendra sa requête lettre morte.
Première condamnation
Trois ans plus tard, Paul Philippe est nommé commissaire du Saint-Office. Et cette année-là, un nouveau témoignage fait basculer l’affaire dans une nouvelle dimension. Un homme frappe à la porte du Saint-Office, en la personne de Louis-Bertrand Guérard des Lauriers, professeur de métaphysique et de philosophie des sciences au Saulchoir. Ancien soutien de la reprise en main du Saulchoir, et donc peu soupçonnable de vouloir abattre un opposant idéologique, il atteste de faits gravissimes que lui a confiés une moniale, ancienne favorite de Thomas Philippe. Il déclare que d’autres jeunes femmes auraient été « initiées », parfois à plusieurs, vers 1945. Il évoque des attouchements, des baisers sur les parties sexuelles, que le dominicain qualifie de « secret pour les petits enfants de la T.S. Vierge ». Les « initiées » auraient juré le secret avec ordre de mentir « pour la T.S. Vierge » dans les visites canoniques. L’une d’elles aurait avorté d’un enfant conçu lors de ces séances et le mort-né aurait été vénéré par les « initiées ». On imagine l’angoisse de Paul Philippe en entendant ce déferlement d’horreurs…
Plongeant toujours plus profondément dans l’épouvante, le commissaire se rend en France pour mener l’enquête. Les témoignages sont édifiants. Au début de l’année 1956, il se retrouve face à son ancien professeur et ami, pour l’interroger au Saint-Office. La scène est digne d’un thriller psychologique. « Ce procès évoque presque une scène de film, confie Tangi Cavalin à La Vie. De l’extérieur, l’inquisiteur et l’accusé semblent presque étrangers l’un à l’autre, et plus vous avancez dans le scénario, plus vous vous apercevez que ce sur quoi joue l’accusé dans sa défense, c’est que l’inquisiteur fait lui-même partie de l’histoire et risque d’être accusé à son tour. Pour Paul Philippe, je crois que cela a été extrêmement compliqué, car il avait à juger une histoire dont il a pris conscience qu’il était partie prenante. Cela l’a amené à lutter à l’intérieur de sa propre tendance ecclésiale en quelque sorte. »
En effet, Paul Philippe se trouve dans une position délicate : si le scandale éclate, c’est toute la tendance doctrinale « orthodoxe » et l’entreprise de redressement menée depuis le Saulchoir qui risquent d’être éclaboussés. Donc il faut faire vite. Sanctionner Thomas Philippe le plus rapidement possible pour faire savoir aux membres de sa société secrète qu’il les a entraînés dans une fausse doctrine, et empêcher le cancer de métastaser davantage. « Pour lui, il était impensable que la déviation de Thomas Philippe puisse être liée à l’interprétation de l’orthodoxie doctrinale, donc il était nécessaire qu’il soit fou, ce que Thomas Philippe a compris et dont il a essayé de jouer », poursuit le chercheur. Lors de son procès, Thomas rappelle au commissaire que l’Église « sanctionne les malades mais qu’elle ne les condamne pas pour hérésie ».
Malgré tout, le verdict est sans appel : il perd tous les pouvoirs liés à son ministère. Dans les suppliques qu’il écrira aux papes plus tard pour obtenir sa pleine réhabilitation, il mettra en avant son handicap mental, tandis qu’il officie comme aumônier à l’Arche. Dans la foulée, Paul Philippe organise aussi le procès de Marie-Dominique Philippe, qui se voit sanctionné en 1957 pour sa conception erronée de la direction spirituelle « considérée comme trop mariale et affective dans plusieurs monastères », relève Tangi Cavalin.
Celui qui garde les yeux ouverts
Mais tandis qu’avec le temps Thomas Philippe se réinvente et recompose son image, passant de l’intellectuel parmi les élites au pauvre fou, humilié, mais saint, Paul Philippe, dans un mouvement inverse, devient prisonnier du secret qui plane sur les causes de la sanction qu’il a prise, et de son image d’inquisiteur. « Ce qui amène à la situation de la fin des années 1970, conclut Tangi Cavalin, où, dans un rapport circonstancié, il décrit ce qui se passe depuis des décennies entre Thomas Philippe, Jean Vanier et leurs disciples, mais plus personne ne l’écoute car il n’incarne plus que la répression d’avant le Concile. »
Paul Philippe parviendra, malgré tout, à bloquer les demandes d’ordination de Jean Vanier et ne perdra jamais sa lucidité sur la dangerosité de son frère perdu, en dépit des multiples tentatives de ce dernier pour l’infléchir. Et Dieu sait que Thomas Philippe excelle dans la ruse (il est qualifié de « vicieux subtil » dans un rapport du Saint-Office). Dans le rapport d’enquête établi pour l’Arche, figure une lettre où il suggère à Jean Vanier un stratagème épistolaire pour tenter de renouer la confiance avec Paul, qu’il désigne sous le nom de code « papi »…
« Un certain nombre de religieux et d’évêques ne voulaient pas voir, ou ne voyaient rien, constate l’historien Florian Michel, un des auteurs du rapport réalisé pour l’Arche. Mais il est de ceux qui ont gardé les yeux ouverts. »
Le choix de la vérité
Le cardinal Paul Philippe s’éteint en 1984 à Rome, dans une relative discrétion. À partir de ce moment, le « verrou » (le mot est employé par Tangi Cavalin dans l’Affaire) saute, et plus aucun garde-fou n’existera à l’influence de Thomas Philippe, qui, de toute façon, a déjà récupéré la plupart de ses pouvoirs, même s’il n’obtiendra jamais sa pleine réhabilitation jusqu’à sa mort en 1993.
À la même période, commencera réellement l’envol de la réputation de son disciple, Jean Vanier, qui sera de plus en plus regardé lui-même comme un saint vivant, tout en agressant sexuellement des femmes selon le même schéma érotico-mystique que son « maître ».
Personnage non sans ambiguïtés mais malgré tout lumineux, Paul Philippe apparaît aujourd’hui comme un des trop rares garde-fous dans l’itinéraire des deux frères Philippe, en particulier de Thomas. Quand tant d’autres ont choisi de s’aveugler ou de les protéger, il est celui qui a su, par-delà l’amitié et l’admiration, faire le choix de la vérité. Celui qui a su faire son travail. Une figure centrale, bien que dans l’ombre. Mais la lumière, parfois, jaillit des lieux les plus inattendus.
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